Je suis surprise de découvrir que le seigneur Enulcard est un homme charmant. Moi qui avait peur d’être traité comme une simple pondeuse d’enfants il se trouve qu’il n’en est rien. Il me traite avec respect et notre mariage fut bien plus beau que ce à quoi je m’attendais. En plus d’un anneau d’or il m’offrit un collier dont il m’assura qu’il me protégerait. Il en sembla si certain que depuis je ne le quitte plus, autant pour sa protection que pour sa beauté. Ainsi, j’emporte partout mon collier comme lui ne quitte jamais sa rapière.
Je dresse ma lanterne pour éclairer la remise dans laquelle je venais d’entrer. Ici s’entassent des étagères rongées par le temps. Quelques caisses de bois et de vieux sac en tulle traînent ci et là, degueulant de literies rongés par les mites. Ma première crainte est de m’être enfermé dans une pièce sans issue et je redoute le moment où la porte derrière moi laissera passer les processions de vermines qui précèdent le monstre. Heureusement je distingue une porte et m’en approche d’une démarche pressée mais encore maladroite, toujours sonné par les attaques que j’ai subi. Je quitte la remise et pénètre dans un couloir à l’odeur fétide. Pas de tableaux au mur, ni de tapis au sol. Tout y est brut, de la pierre des murs aux planches de bois qui font le sol et les cloisons qui forment de minuscules chambres. Je comprends que je me trouve dans le dortoir des domestiques. Inutile de m’y attarder. Ce n’est pas ici que je trouverais des informations sur la rapière. Je m’éloigne au plus vite de là où se trouve le monstre, jetant régulièrement des regards craintifs par dessus mon épaule. J’atteins finalement le bout du couloir pour découvrir un escalier en colimaçon suffisamment large pour que deux personnes puissent s’y croiser.
Je prends enfin un instant pour m’asseoir sur les marches de bois afin de reprendre mon souffle en tenant mon ventre douloureux. Surtout, je dois chasser cette peur qui m’empoisonne l’esprit. L’obscurité est censée être mon alliée, pas mon ennemie ! La peur laisse alors place à la colère, à la haine, au désir de revanche sur cette créature qui m’a fait percevoir cette émotion de lâches, de faibles, de pathétiques ! Je saisis ma lanterne et en éteint la flamme pour me plonger dans le noir. Il faut affronter sa peur pour la vaincre.
Privé de la vue, mes autres sens semblent prendre plus d’ampleur. Mon ouïe me paraît plus fine, captant entre ma respiration encore lourde le bruit des courants d’air qui parcourent le couloir et le craquement du bois. Je peux sentir l’odeur de poussière, de renfermé et de vieille demeure alors qu’avant je ne discernais que la puanteur de la peur. Je calme ma respiration, je recherche la sérénité dans ma Foi. Je clos mes paupières, cherchant une obscurité plus profonde encore avant d’ouvrir les yeux, sentant une présence à mes côtés.
J’observe là où se trouve le fond du couloir, pourtant incapable de voir ne serait-ce que les contours des murs. Je ne vois rien, je n’entends rien, ne sens rien mais je la ressens. Je me redresse pour faire quelques pas en avant. Cette présence … c’est tellement évident. Je pose les deux genoux à terre.
« Vous avez raison Ô Phaïtos. C’est encore trop lumineux ici. »
L’obscurité doit être plus que visuelle, elle doit être totale. Un voile dans lequel il est impossible de bouger, de sentir, d’entendre. Il ne doit y avoir que les ténèbres et rien d’autre que les ténèbres. Je plonge ma main dans mon sac saisissant une fiole de fluide d’obscurité pour en verser le contenu dans ma bouche. Ces ténèbres, elles viendront de moi ! Alors je m’adresse à voix haute à la bête sombre au fond de moi, celle qui se goinfre de la magie que je viens d’ingurgiter et qui cherche à en prendre plus, toujours plus ! Qui ne s’arrêterait pas si moi je ne l’arrêtais pas !
« L’obscurité est là ! Tu n’as qu’à te servir ! »
Je lève ma main squelettique au dessus de ma tête, paume ouverte. Je me concentre pour absorber l’ombre autour de moi, dans les coins et recoins du couloir. Je sens son souffle glaciale s’infiltrer dans mon armure pour mordre ma peau. Un instant d’abord, puis de manière plus insistante à force de recommencer. Je lutte pour être le seul à répandre la nuit dans le couloir, pour devenir l’ombre de ce manoir, pour que ce soit moi qui terrifie les bêtes qui rôdent. J’inspire profondément puis je tousse quand je sens les ombres glacer mes poumons avant de crier ma rage et de recommencer à nouveau. Je ne renoncerai pas. Je ne m’arrêterais pas tant que je ne serais pas capable de me servir des ténèbres comme d’une armure et d’un manteau rassurant.
Puis finalement vient le moment où la morsure glaciale ne m’est plus désagréable. Où sentir les ombres entrer dans mon nez et ma bouche ne m’étouffe plus. Je suis alors allongé sur le dos, les yeux ouverts mais incapable de discerner quoi que ce soit. Je n’entends plus rien non plus, si ce n’est le glissement des ténèbres sur ma peau. Même le rire que je devine aux mouvements de ma poitrine n’émet aucun son mais je ressens en revanche la fraicheur de la nuit qui s’échappe entre mes lèvres.
Je me redresse et me dirige d’un pas sûr vers l’escalier, mettant la main sur ma lanterne pour la rallumer et la dresser vers les marches qui grimpent vers l’étage. Je constate que la lumière ne parvient pas à se frayer un chemin dans le brouillard noir et épais. J’ai réussi à répandre ma magie, il ne me reste plus qu’à comprendre comment j’ai fait.
Sans une once de peur, je démarre mon ascension vers l’étage supérieur.
(( Absorption de ma fiole de fluide. Début d’apprentissage. Tentative d’absorption naturelle de fluide.))