11. Sol glissant par temps d'orage
En l’espace d’une heure, la nuit tomba, et avec, sa conviction d’avoir bien fait de s’aventurer seule. La pluie tambourinait sur la toile de la tente ; les éclairs déchiraient celle du ciel nocturne comme autant de lames acérées. Devant son abri de fortune, le sol était peuplé des ombres des hauts maïs et des branches tortueuses, projetées à chaque nouveau coup de semonce céleste… On aurait dit des griffes prédatrices qui sondaient aveuglément le campement à la recherche de leur proie : Haple, allongée sur le ventre, scrutait l'obscurité, son poignard serré dans sa main, prête à bondir.
Soudain, un éclair plus proche que les autres éclata, frappant la tente avec une violence cataclysmique. Miraculeusement épargnée, Haple leva un regard reconnaissant aux arcs de la tente qui avaient dû canaliser la foudre et la disperser dans le sol. Mais elle ne s’attarda pas sur sa bonne étoile, car elle soupçonnât aussitôt l’implication d’un mage derrière ce dernier coup de foudre. Le fourbe n’avait pas même crié gare !
Comme pour confirmer sa crainte, Vent-Debout se mit à hennir furieusement à mesure que des bruits de pas approchaient, inexorablement. Le cœur de la ménestrelle battait la chamade, tel un tambour de guerre. Allait-il tomber dans le piège ? La guetteuse retint sa respiration… au moment où les pas s'arrêtèrent net, et une vive lumière blanche jaillit au son d'un grésillement électrique. L’intrus, avec un rictus amusé, détecta le piège et s'apprêtait à l'enjamber !
Alors, Haple, réagit dans l'urgence. À l'aide de son poignard, elle déchira aussi silencieusement que possible la toile de la tente sous son corps allongé, puis recula à plat ventre vers l'arrière, telle une anguille glissant dans l'obscurité. Une fraction de seconde avant que le nouveau venu n'atteigne l'entrée, elle canalisa sa magie tellurique dans son tambour de mendiant, invoquant, par le plus silencieux des tapotements sur la membrane de peau tendue, les forces profondes de la terre pour en faire émerger un leurre explosif à son image à l’endroit précis où elle s’était trouvée un instant plus tôt.
L’intrus, soupçonnant peut-être une entourloupe, ou bien cédant au plaisir sadique de se faire une grillade Hinïonne, ne mit pas la main dans la tente mais attaqua le leurre avec un triple éclair dans lequel il insuffla toute sa barbarie. Frapper avec tant de force une jeune fille au sol, neutralisée… Du moins, le croyait-il. Au contact de la foudre, le leurre explosa violemment en une gerbe de gravas, le blessant grièvement au bras, et le faisant trébucher.
Sous l'effet de la surprise, il recula d'un pas et manqua de justesse de tomber dans le fossé. C'est à ce moment que Haple bondit furieusement de sa cachette, aiguillée autant par la peur que par les violentes embardées de Vent-Debout qui se déchainait contre ses attaches à deux d’elle. Lorsqu’elle mit pied à terre, c’est chargée d’un maximum de fluides telluriques qu’elle frappa le sol, provoquant une onde de cisaillement qu’elle conduisit mentalement à travers le sol jusqu’aux parois du fossé. Là, elle déchaina la force disruptive de l’onde, l’invitant à en déstabiliser les murs de glaise ruisselante et à en agrandir la béance jusqu’à avaler le mécréant dans ses entrailles.
Gagnée par une joie sauvage, elle s'approcha néanmoins du fossé avec prudence, gardant ses distances avec son bord instable. La pluie continuait de tomber, s'y accumulait en flaques qui se débordaient en ruisselant sur les parois du fossé. Alors qu’elle se penchait au-dessus du trou obscur, elle distingua la silhouette de son adversaire qui se redressait. C’était bien l’Ynorien, mais il était empêtré dans un grand ciré à capuche qui le protégeait de la pluie battante ; ses fluides telluriques ne seraient aucunement limités par l’intempérie.
Au même moment, qu’un éclair détonna dans le ciel, la main de l’Ynorien surgit ! Haple trébucha en arrière et tomba sur les fesses dans une flaque de boue. Du moins l’avait-elle évité… Mais attraper l’Hinïonne avait-il seulement été son but, se demanda Haple en observant la main prendre prise sur le bord du fossé.
(
Non ! Tu ne t’en sortiras pas comme ça !)
Avec rage, la ménestrelle affermit sa prise sur son poignard et l’abattit dans un sifflement sinistre pour lui couper les doigts. Mais ralentie par la boue glissante, et imprécise dans l’obscurité, son coup manqua et le voleur retira sa main avec un hoquet de surprise.
-
Attend que je remonte, tu vas voir, petite teigne ! la menaça-t-il des profondeurs de sa tombe.
Comme pour affirmer son courage, l’adolescente brava son adversaire d’un pas en avant… dans une flaque d'eau. Au son d’éclaboussure qui en résulta, le voleur émit un cri de victoire et posa sa main sur le bord ruisselant du fossé :
-
Je te tiens !
Alors, un courant électrique remonta de proche en proche la paroi du fossé par le biais de l’eau ruisselante jusqu’à ses bottes trempées et… la paralysa. Elle ne ressentit aucune douleur, mais, à vrai dire, elle ne ressentait plus rien ! Ses membres, sa peau, son esprit même lui semblait insensible… choqués. Elle reconnaissait les effets de ce sort : c’était en l’électrocutant de cette manière qu’il lui avait dérobé ses runes la veille.
Profitant de ce moment de répit, l’Ynorien remonta à la surface à la force d'un seul bras et au prix d'un effort colossal qui ne fit qu’aviver son envie de meurtre. Son orbe magique pulsant furieusement des éclairs qu’il invoquait, le visage incapable de se détourner de sa victime comme un bourreau qui prend plaisir à la tâche, il était bien décidé à mettre fin à ses jours une bonne fois pour toute. Alors, la foudre dans ses yeux annonçant celle qu’il allait libérer, il se fit enfin justice.
Haple, incapable d’agir ou de contre-attaquer, se laissa tomber à terre et esquiva le sort du voleur, une succession de trois terribles éclairs. Celle-là même qui l’avait atteinte au visage et au bras la veille. Il allait recommencer ! Cette fois, elle ne pourrait pas esquiver ! Avec l’énergie du désespoir, l’adolescente se tortillait au sol en direction du fossé. Peut-être que si elle pouvait y rouler… ?
Mais le ricanement sinistre de son bourreau la figea sur place. Il ne lui en laisserait pas le temps. Avec un dernier éclat de courage, elle pivota sur le dos et leva le menton, fière et digne. L’autre ne devait pas partager cet avis, la voyant couverte de boue, comme un vers à ses pieds.
-
Pitoyable… Tu ne mérites pas que je dépense mon énergie sur ton cas, commenta-t-il avec un mélange de satisfaction et de mépris, avant de conclure en ramassant la bourse qu’elle avait laissé tomber, celle de Dame Suki.
Voyons voir… oui, c’est à propos.
Suite à ce verdict cryptique qui n’augurait rien de bon, le maître des runes sortit une pierre de la besace et la serra dans son poing en marmonnant un mot inconnu avec une méchante lueur dans les yeux.
Alors le sol vibra dans l’obscurité, et apparut un ver aussi long que son bras et aussi large que sa tête, comme une émanation de la nuit et de la terre. C’en était trop pour Vent-Debout : déjà encensé par l’ambiance… électrique, le hongre vint à bout du nœud approximatif qui le retenait à son attache et détala dans la nuit. La créature, elle, remua, ses anneaux roulant comme pour se réveiller, sa tête couronnée de crocs acérés pivotant de droite et de gauche comme s’il reniflait l’air à la recherche d’une proie. Puis, son effroyable gueule s’arrêta sur l’elfe au sol ; le sang de Haple se figea.
Au son du rire démoniaque de son invocateur, le ver des sables serpenta vers son petit-déjeuner. Alors qu’il accélérait, Haple réalisa soudain que ce n’était plus le courant électrique dans ses muscles qui la paralysait, mais la peur. (
Et la peur, on lui fait face !) Aussitôt, cette pensée formulée, Haple reprit possession de ses moyens, et, au moment où la créature fondait sur elle, la ménestrelle convoqua ses fluides terrestres en renfort.
La boue qui la couvrait des pieds à la tête était son meilleur allié : l’infusant de ses fluides, elle la durcit afin d’en faire un véritable bouclier. Lorsque les mâchoires annulaires du ver se refermèrent sur son bras érigé en rempart terreux, sa protection magique encaissa le plus gros du choc et seule la pointe des crocs lui éraflèrent la peau en dessous.
De son autre main, la ménestrelle contre-attaqua dans la foulée : coup de poignard dans le corps serpentin de la créature infernale. Si proche était sa cible – et si grande la voracité de cette sangsue sablonneuse, grignotant sa proie au prix de sa mobilité – que Haple ne pouvait manquer sa cible. En revanche, les écailles du monstre rampant dévièrent la pointe de son arme, ne leur occasionnant qu’une égratignure.
Décidant d’aider un peu le destin, et de précipiter sa sentence, le voleur décida de s’en mêler et envoya une décharge électrique sur l’adolescente, immobilisée sous le poids du ver des sables. Frappée de génie, Haple parvint juste à temps à pivoter sur le côté pour dresser son bras déjà blessé en protection, de manière à préserver son bras d’arme, oui, mais surtout, dans l’espoir que le ver serait électrocuté par la même occasion.
Et de fait, le courant lui occasionna certes, à elle, de douloureux spasmes musculaires, mais il se propaga ensuite dans la gueule dentée du maudit lombric, le forçant à lâcher prise. Piqué au vif par ce choc électrique, la bête se tourna vers sa source et changea de cible. C’était le moment de répit inespéré dont Haple avait besoin pour se reprendre.
Aussitôt, sans même prendre la peine de se redresser, l’adolescente entra en transe . Yeux fermés, prenant le risque d’ignorer son adversaire, elle descendit en esprit sous les frondaisons de la Forêt Mémorielle. Elle pouvait compter sur ses ancêtres pour la protéger ; elle le savait désormais : malgré leurs failles et leurs excès, ils avaient cherché à la protéger, la guider, pour son bien, ou ce qu’ils avaient perçu comme tel. Grâce à cette certitude récemment acquise, elle accueillit à coeur ouvert leur énergie spirituelle, agitant son enveloppe charnelle de spasmes jubilatoires tandis que ses fluides affluaient de nouveau en elle par l’intermédiaire de ses ancêtres devenus poussière.
Lorsqu’elle émergea de sa transe, le souffle court, elle ouvrit les yeux sur le voleur qui lui, semblait nettement moins frais, son bras inutilisable pendant le long de son flanc et la lueur des éclairs dans son orbe magique faiblissante. Il était néanmoins parvenu à se débarrasser du ver des sables et la regardait avec un sourire mauvais qui signifiait sans équivoque qu’elle avait maintenant toute son attention.
Souhaitant éviter une nouvelle blessure cuisante tout en maintenant la pression sur son rival, la ménestrelle se releva précipitamment et fit émerger de terre un nouveau double à ses côtés. Elle y chargea sa rage de vivre, et en son sein pulsait la puissance de sa noble lignée. Côte à côte, les deux Haple défiait l’Ynorien de faire son choix dans cette nuit qui verrait l’un des deux rejoindre ses ancêtres.
Plissant les yeux sous l’effet de la fatigue et de l’obscurité, le voleur opta pour la prudence. Et la ruse. Avec un sourire hargneux, il saisit une pierre runique accrochée à sa ceinture et la brandit en avant. Cette fois, Haple reconnut le mot qui commandait au vent :
-
Aol ! lança-t-il avec férocité.
Alors, Haple et son double furent projetées l'une sur l'autre par un souffle sorti de nulle part. Alors, le leurre explosa, laissant Haple sans voix. Littéralement… Haple porta la main à sa gorge, là où déjà se mêlait la boue et la pluie, réalisant avec horreur que du sang chaud s’y mêlait en grande quantité. Sa jugulaire avait été tranchée !
Incapable de poursuivre le combat, elle n’avait plus qu’une option, un seul espoir de s’en sortir. De se jouer du destin. Alors, que la nuit de l’esprit se superposait à l’obscurité nocturne, Haple s’abandonna dans le seul sens qui pouvait encore la sauver. Toute son attention se porta sur le bout de ses doigts. Sur la douceur de la boue, la pureté de l’eau de pluie et la vitalité de cette veine qui giclait par saccades généreuses comme pour s’offrir au monde : un sentiment de folie douce monta en elle, alors que, avec un sourire béat d’où toute douleur était absente, elle opéra sa magie curative.
Par l’opération de ses fluides terrestres, la mourante sépara la fraction minérale de la fraction organique de cette onction tricolore, et appliqua le cataplasme de boue qui en résulta sur la coupure béante. Aussitôt, le monde qui l’entourait revint à ses sens : le sol sous pieds, le ciel nocturne comme chappe d’étoile et celui qui devait payer pour ses crimes entre les deux.
Mais le temps lui était compté. Dans quelques minutes, son cataplasme se dissoudrait sous la pluie, et sa vie la fuirait de nouveau. Haple le savait, et son adversaire aussi. Comprenant que le temps jouait en sa faveur, l’Ynorien recula avec une ironie malsaine sur le visage. Il comptait disparaître au milieu des plants de maïs et la laisser se vider de son sang.
Sans hésiter, Haple le suivit dans la mer obscure de tiges feuillées et d’épis barbus. En y pénétrant, Haple connut une seconde de doute : c’était l’environnement parfait pour un piège. La visibilité était encore plus réduite que dans le campement. Tout autour d’elle était en mouvement sous l’effet du vent et de la pluie battante. Si bien qu’il serait facile à l’agile voleur de la prendre à revers s’il perdait patience et décidait de précipiter sa mort.
Alors, Haple se résolut à prendre les évènements en main. Elle ne ferait pas guider à sa fin par le bout du nez : si elle devait y rester ce serait en combattant, son adversaire en vue et la peur dans ses yeux. Conquise par cette vision guerrière, Haple canalisa suffisamment de fluide pour provoquer une petite secousse qui faucherait les plants de maïs et, avec un peu de chance, les jambes du voleur si celui-ci avait eu la bonne idée de s’approcher à moins de deux mètres de la ménestrelle.
Sans attendre, elle mit son plan à exécution. Son énergie concentrée dans sa tête et ses épaules, elle sauta à pieds joints et l’expulsa dans un brutal flot vertical lorsqu’elle toucha le sol, l’entrainant dans une onde concentrique qui déracina les cultures et les coucha comme un tas de mikado. Le corps de l’Ynorien n’était pas parmi eux… mais …(
Là !)
Haple avait repéré un mouvement suspect à la lisière de la petite clairière qu’elle avait créée. Une ombre trop grande, trop massive et trop rigide pour être celle d’un plant de maïs ondulant dans le vent. Alors, avec ferveur à défaut de certitude, Haple saisit la masse informe dans son étau de boue , étouffa un cri de surprise qui confirma ses suspicions.
Sentant le cataplasme qui commençait à se défaire et le sang qui commençait à poindre sous la surface de boue, la ménestrelle parcourut en hâte les quelques mètres qui la séparait de sa cible emprisonnée et enfonça sa dague aussi profondément que possible là où l’impitoyable maitre des runes cachait son cœur.
C’était sans compter sur la résistance que la camisole terreuse exerçait contre la pointe de sa lame. Comment avait-elle pu oublier ce détail ?! Une erreur qui allait lui couter la vie, car, au moment où l’étau de boue se dissipa, son cataplasme rompit lui aussi sous la pression de sa fluide vital jaillissant.
Alors, les évènements s’enchainèrent. Entraînée par le poids de l’elfe qui s’effondrait, la lame s’enfonça dans le torse du voleur et l’entraîna dans sa chute. Il n’avait évité que de justesse une blessure fatale grâce à une torsion désespérée du bassin, mais le coup avait tout de même perforé son poumon droit. Il ne se relèverait pas d’une telle blessure – c’était la fin du combat, tout deux hors d’état de nuire, leurs corps se faisaient face, agonisant, allongés au sol comme s’ils attendaient le fossoyeur.
Haple aurait au moins la satisfaction de savoir que son rival ne lui survivrait pas, songea-t-elle avec un sourire tremblant et une larme à l’œil. Pour cela, elle devait durer encore un peu, refaire un cataplasme de fortune … (
Juste pour quelques secondes…) Sans même avoir besoin du contact de sa main, elle laissa simplement s’échapper un mince filet de fluide par l’ouverture dans sa gorge et le laissa s’y lier à la boue sanguinolente afin de resouder le cataplasme décrépi. Il ne durerait pas aussi longtemps, mais cela suffirait pour voir les paupières du bel Ynorien se clore sur le reflet de la lune montante.
Du moins, c’était si l’Ynorien voulait bien s’abandonner docilement à la mort ! Mais non, il fallait qu’il s’accroche à sa misérable vie. La panique dans les yeux et du sang sur les lèvres, l’increvable malfrat porta une main à sa ceinture pour se saisir d'une gourde.
Haple comprit qu'il allait se soigner et arrêta son geste en projetant sur lui le reste de fluide terrestre qu’elle possédait – elle n’en aurait plus besoin là où elle se rendait. Lorsque l’étau informe se referma , sans force, sur le bras tremblant du voleur, il n’occasionna pas de dégâts supplémentaire – mais était-ce nécessaire ? Il suffisait de l’empêcher de se soigner.
(
…)
(
… se soigner…)
La perspective d’un salut possible éclipsa toute idée morbide de mort au combat. Fébrilement, Haple lui arracha de la main la gourde magique avec cette sentence :
-
C'est toi ou moi...
Puis elle porta la gourde à ses lèvres, invoquant mentalement la plus grande potion de soin qui s'y trouvait. Elle sentit la chair sous son cataplasme s'activer, se reconnecter et rejeter la couche de boue devenue inutile. Alors qu’elle, l’adolescente orpheline aspirait à grandes goulées cette nuit d’exception, lui, rendit son dernier souffle : un râle pitoyable que le clapotis irrégulier de la pluie suffit à couvrir. Il était mort : aphone, anonyme, anéanti.
Alors, les tremblements de son corps répondirent au tonnerre qui zébrait le ciel comme pour la couronner de lauriers foudroyants. Alors, des larmes de soulagement se mêlèrent aux rivières d’eau céleste qui lavaient son visage d’albâtre.
Le contre-coup était terrible ! D'avoir survécu, d’avoir tué un homme !...
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