Le Vignoble

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Yuimen
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Le Vignoble

Message par Yuimen » ven. 29 déc. 2017 12:46

Le vignoble

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Situées au pied des montagnes est de Mertar, entre le territoire Kendran et l'Anorfain, là où de grandes collines dessinent le paysage, d'incroyables étendues de vignobles s'étendent sur le territoire vallonné. En toutes saisons, des viticulteurs y travaillent, pour préparer l'année suivante ou pour la récolte annuelle. C'est ici que sont produits les meilleurs vins des quatre continents de Yuimen d'après les connaisseurs.

De nombreux domaines se partagent les vignobles de Blanchefort, les plus petits ne sont constitués que de quelques arpents tandis que d'autres s'étendent sur de vastes surfaces. Si la plupart des exploitants habitent dans les villages environnants et se partagent le pressoir de l'agglomération, d'autres au contraire possèdent de luxueuses propriétés construites au coeur des vignes ainsi que leur propre installation de pressage. Bon nombre de ces propriétés possède des caves pour entreposer et faire vieillir leurs crus, les plus considérables peuvent emmagasiner plusieurs centaines de fûts et des milliers de flasques.

Une grande variété de cépages est cultivée dans la région, on trouve ainsi des blancs secs ou capiteux, des rouges corsés et puissants et d'autres fruités et légers, agréables à boire sous une tonnelle en été. Les crus les plus réputés vieillissent plusieurs années en fûts avant d'être proposées à la vente, le prix de telles bouteilles peuvent atteindre des sommets inaccessibles au commun des mortels et garniront presque uniquement les tables de la noblesse ou de riches marchands. Certains vignerons produisent en petites quantités des vins blancs extraordinairement subtils et souvent passablement sucrés à partir de raisin flétri sur souche et vous coûteront une vraie petite fortune. Ils sont commercialisés sous le nom de "Larmes de Yuimen", la légende locale voulant que Yuimen ait pleuré de bonheur en dégustant pour la première fois ce nectar. Plus rare encore, il arrive lors d'années particulières qu'une moisissure noble transforme ce raisin cueilli très tard dans la saison, lui donnant une saveur unique évoquant le coing. Les riches amateurs s'arrachent ces bouteilles à prix d'or lors de ventes aux enchères qui se déroulent pendant la fête des récoltes, à l'automne.

L'immense majorité des vignerons vous accueillera cordialement si vous manifestez de l'intérêt pour leur production, une simple dégustation peut aisément se prolonger durant des heures et amener les plus endurcis à rendre les armes. Pâtés, saucissons et fromages savoureux accompagneront bien souvent ces instants conviviaux, nul doute qu'il fasse bon vivre dans la région!

Notons encore que ce paysage viticole est fort apprécié des peintres et de poètes, ils sont particulièrement nombreux à venir y chercher l'inspiration lorsque les feuilles arborent leurs somptueuses couleurs d'automne.

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Haple Mitrium
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Re: Le Vignoble

Message par Haple Mitrium » sam. 24 août 2024 22:36

Les raisins de l'amour

Aussitôt arrivées, Haple voulut s’isoler pour mettre sa théorie à l’épreuve. C’était sans compter sur la cheffe de mission qui la rappela à l’ordre une nouvelle fois :

- Les chevaux d’abord ; les humains ensuite ! Ou les elfes en l’occurrence…

Haple s’arrêta dans son élan et se retourna. La grande brune était campée sur ses jambes, ses bras musculeux en losange autour de sa poitrine bombée, mains plantées sur ses hanches et bassin étiré en avant après ces longues heures de voyage.

- Et elle alors ? demanda Haple, revêche, en désignant la Sœur Nétone qui se faisait accompagner au frais par un viticulteur obséquieux.
- Elle … ? « Elle », ce n’est pas une collecteuse. Et surtout « Elle », ce n’est pas à qui je m’adressais et ça devrait te suffire. Il me semble que je ne discutais pas tes ordres quand c’est toi qui avais la charge de la dernière mission ?
- D’accord, répondit Haple en ignorant sciemment le caractère rhétorique de la question, je m’occupe des chevaux et après tu t’entraînes avec moi.

Hermance haussa les épaules comme si le marchandage n’avait pas lieu d’être et la laissa seule avec l’attelage. Après de longues heures en compagnie rapprochée avec les deux humaines, l’adolescente n’était pas malheureuse de se retrouver avec la présence calme des deux bêtes de somme. Elle se plaça devant elles et leur apposa une main amicale sur le front. (Mmmh…) Elles suintaient la transpiration. Haple s’essuya la main sur ses grôles de voyage et se dit que les braves bêtes avaient effectivement bien mérité leur moment de repos.

En regardant l’attelage, l’Hinionne réalisa qu’elle ne savait pas par où commencer. Elle n’avait jamais eu à s’en préoccuper : exploiter la force animale ainsi était plutôt mal vu en Anorfain et, de toute manière, peu adapté à ses denses forêts. Alors, elle réfléchit et analysa ce qu’elle avait devant elle. Un joug (gros machin en bois) encerclait la tête des deux chevaux et harnachait à la charrette via un timon (long machin en bois) ... Elle en déduisit qu’il fallait les désolidariser les deux éléments pour libérer les bêtes et s’y mit sans attendre.

Erreur.

- Hoooo, ho

Haple recula en sursaut alors qu’une série d’évènements imprévus se déroulèrent simultanément. Aussitôt le timon tombé à terre dans un bruit sec, les chevaux se croyèrent libérés et entreprirent de se délier les jambes… dans des directions opposées. (Mais ils sont encore attachés par le cou , les idiots !) En même temps, anticipant le désastre à venir, un individu avait bondi de derrière elle et avait saisi leurs rênes pour maintenir les chevaux fermement parallèle tout en les calmant d’une voix à la douceur d’une pèche par un soir d’été.

Il tourna le visage vers Haple. Il n’avait pas que la voix qui lui évoquait cette image de suavité : un duvet auburn surplombait comme un nuage d’ambre une lèvre supérieure gorgée du jus écarlat de la jeunesse. Une lèvre qui d’ailleurs s’agitait au milieu d’un visage inquiet :

- Tout va bien ? s’enquerra le troublant inconnu.

(Oui… oui…)

La vue de ce jeune humain à la fois si doux et si… rayonnant la priva un temps de sa voix. Pas un garçon tout à fait, apprécia-t-elle à la vue de ce torse nu délicieusement tanné par le soleil estival et de ces longs dorsaux naissants, finement musclés par le travail des champs et présentement bandé par l’effort. Mais pas un homme tout à fait non plus. Que de pensées insensées fusaient dans sa tête ; que de sensations étrangères traversaient son corps !

Ce fut la déception de trouver la moitié inférieure de ce délicieux spécimen d’humain recouverte d’un (inopportun) pantalon de travail qui lui fit reprendre ses esprits :

- Me… Merci ! s’exclama-t-elle un peu trop brusquement.
- Viens, approche, l’invita-t-il comme il l’aurait fait avec une jument effarouchée, prend les rênes de Noireau, là…

(Noireau ?)

Il avait baptisé l’animal comme s’ils avaient été amis de longue date. Cette aisance du corps et du verbe la mit immédiatement en confiance. D’un sourire désarmant, il la fit avancer et lui tendit les rênes du cheval au pelage charbonneux.

- Tiens-le fermement en place. Il ne bougera pas. Il ne demande que de savoir ce que tu veux de lui, tu sais.

Elle ne savait pas. Et elle voulait continuer de l’écouter parler de ça ou d’autre chose pourvu qu’elle n’ait pas à faire fonctionner sa langue engourdie. Cependant, il en resta là pour les explications et libéra de sa main libre les loquets métalliques qui retenaient ensemble les deux moitiés du joug. Lorsque le dernier sauta, il prit soin de rattraper le morceau de bois avant que celui-ci ne leur tombe sur les sabots. (Ça a l’air lourd…) Mais l’inconnu savait y faire et le retira adroitement, libérant enfin les chevaux.

- Normalement, tu commences par le joug et ensuite le timon.

(Le quoi et le quoi encore ? ...)

- Tu me suis ? On les conduit à l’étable ?

Haple hocha la tête en silence et lui emboita le pas. Au bout de quelques temps, il reprit la parole.

- Tu ne parles pas beaucoup… la relança-t-il un peu mal à l’aise.
- Non, c’est vrai, concéda l’elfe d’une voix quelque peu tendue, merci pour ton aide.

(M-merci… c’est tout ce que tu sais dire ?!)

- Moi, c’est Théo.
- Haple. C’est mon nom.
- Haaaa… apprécia-t-il avec un franc intérêt. C’est la première fois que je rencontre une « Haple ».

Il la gratifia d’un nouveau sourire solaire.

- Des Sœurs du Couvent, il en passe parfois ici. Papa leur voue un grand respect. De grandes Dames, il dit. Comme celle aux beaux vêtements qui est avec lui en ce moment.
- Tu veux dire, Sœur Nétone ?
- Peut-être… ?
- Petite, ronde et ennuyeuse comme un caillou poli ?

Théo fit les yeux ronds comme s’il voyait Haple pour la première fois. Puis il éclata de rire entraînant l’adolescente dans son sillage. Quel bien ça lui faisait de rire ! Elle sentait un peu se libérer le poids qui pesait sur sa poitrine et lorsqu’ils arrivèrent à l’étable elle avait retrouvé ses moyens.

Elle apprit qu’il travaillait avec son père quelques hectares de vigne. En ce moment, le vignoble comptait peu de main d’œuvre mais dans quelques jours une dizaine de saisonniers devait arriver pour récolter les vendanges. Il avait froid cette année ; un froid qui venait du Nord comme on n’en avait pas vu depuis longtemps … à ce que les anciens disaient. Du coup, la vendange était retardée. Quoi qu’il en soit c’était tant mieux sinon il aurait été aux champs et n’aurait pas eu le plaisir de faire sa connaissance. Un nouveau sourire… (Pour moi ?) L’idée lui plaisait.

Le charmant ingénu, ou bien l’ingénieux charmeur, avait défait les harnais, essuyé la sueur et brossé le poil des chevaux tout en parlant. Elle aimait l’observer se mouvoir ainsi dans son élément. Il ne faisait qu’un avec la terre et les murs qui l’avaient vu grandir. Quelle séduisante idée... Un mouvement de nostalgie la saisit soudainement. Elle était fort loin de sa terre natale. (Et je n’y retournerai jamais)

- Tu as soif peut-être ? Je parle, je parle…. Mais il n’y a pas que les bêtes qui ont voyagé toute la journée! Allez, viens.

Il dut avoir jugé que le mangeoire et l’abreuvoir était suffisamment approvisionné de foin et d’eau claire car il entraîna son invitée à l’autre bout de l’étable et ouvrit une porte qui donnait sur un vestibule sombre et frais.

Une légère odeur de poussière les y accueillit. Haple ne s’arrêta pas sur cette sensation qui lui chatouillait le nez et suivit son guide jusqu’à un baquet où tout deux purent se laver les mains et se rincer le visage. Haple se surprit à détourner le regard lorsque le jeune paysan fit courir une serviette sur son torse perlé de quelques éclaboussures… D’où lui donc venait cette pudeur, elle qui n’avait jamais intégré les règles de bienséances anorfines… ? (Non). Ce n’était pas de la pudeur : elle ne voulait tout simplement pas redonner à cet éphèbe le pouvoir sur elle qu’elle lui avait constaté à l’extérieur. Elle fût donc soulagée lorsqu’il enfila enfin une chemise abandonnée négligemment sur une commode avant de l’entraîner rejoindre les autres.

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Haple Mitrium
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Re: Le Vignoble

Message par Haple Mitrium » sam. 24 août 2024 22:42

Sodome et Gomorhe

La collation servie fut simple ; le maniérisme de leur hôte d’autant plus décalé. Théo n’avait pas exagéré : son père vouait un profond respect à la Sœur Nétone qui véhiculait naturellement l’image de supérieure du groupe par sa superbe indifférence aux flatteries de l’homme. Hermance, elle, semblait absorbée par le contenu de sa tasse, ne prêtant visiblement ni attention à ses voisins attablés dans le salon, ni aux deux jeunes gens qui venaient d’entrer.

Haple considéra la scène un instant et trancha aisément. Elle n’avait nulle envie de perdre son temps à regarder Nétone se faire aduler. Elle s’éclaircit la gorge à l’attention de Hermance.

- Hum hum… les chevaux sont au repos à l’étable.

Lorsque l’humaine leva les yeux pour lui signifier sa bonne réception du message, Haple appuya sa requête implicite d’un regard entendu vers la porte de sortie. Hermance jeta un bref regard en direction de la géomancienne et dut juger qu’elles avaient le temps car elle lui répondit en posant sa tasse :

- Ouvre la voie. Je te suis.

Haple la conduisit à une centaine de mètres plus loin dans le vignoble. Elle ne savait pas précisément où elle se dirigeait mais elle savait qu’elles auraient besoin de place et d’un terrain vague où elle puisse expérimenter sans endommager les cultures de leurs hôtes.

Finalement, elle s’arrêta au croisement de quatre parcelles de vigne. Ici, le sol était relativement plat hormis les ornières creusées par les manœuvres des outils agricoles et animaux de traits employés sur l’exploitation. Ici, seules quelques herbes brulées poussaient dans cette terre desséchée. Ici, elle pouvait donner libre court à sa magie.

- Qu’est ce que tu veux travailler, aujourd’hui ? s’enquit Hermance lorsque l’elfe lui indiqua de prendre position à une extrémité du lopin de terre.

Pour toute réponse, Haple prit son tambour de mendiant en main et s’éloigna de quelques mètres. Elle se représenta mentalement ce qu’elle voulait réaliser. Déchirer le sol comme une feuille de papier. Alors, elle pesa de tout son poids sur ses appuis et se connecta au tellurisme de Yuimen par l’intermédiaire de ses pieds.

Elle n’était qu’une goute fluidique à la surface de cette immensité minérale. Mais cette goutte, elle la projeta au son de son tambour battant à travers son corps : comme un réseau hydraulique sous-terrain, les courants fluidiques convergèrent de sa tête, ses bras, son torse vers son bassin, d’où ils divergèrent ensuite brusquement et dévalèrent violement les cascades de ses jambes avant de s’écraser au sol dans un grand bruit de fracas !

- Haaahaaaaaaaa ! s’exclama Haple alors que la terre se dérobait sous ses pieds et que le monde basculait devant ses yeux.

Une douleur cuisante monta de son pied à sa cheville alors qu’un choc douloureux sur la hanche lui confirma qu’elle s’était écroulée sous son poids après avoir ouvert un cratère sous ses pieds. Optimiste elle y vit une réussite en demi-teinte. Et lorsque Hermance vint lui tendre une main pour l’aider à se relever, elle lui rendit un sourire crispé par la douleur mais satisfait.

- Ça, c’était autre chose…

Hermance avait l’air d’osciller entre l’amusement et l’intérêt. Se rendait-elle compte de l’utilité que cette technique pourrait avoir en combat ? Probablement car elle retourna prendre position en l’invitant à réessayer.

Cette fois, Haple eut à gérer l’inconfort d’une cheville tordue en plus de l’appréhension de répéter son erreur. Elle se concentra donc doublement sur l’objet de son entreprise. Il lui fallait exporter la déformation sur la distance. L’étirer jusqu’à sa cible. Alors, elle ferma les yeux et visualisa mentalement la distance qui la séparait de l’humaine. Ou plutôt elle conjura à son esprit chaque grain de matière qui constituait l’espace reliant ses pieds aux siens : poussières quartziques, brindilles de bois minéralisé et lombrics engourdis par la chaleur lourde de cette fin d’après-midi…

Lorsqu’il lui sembla que le monde n’était plus constitué que de cette ligne minérale, la ménestrelle ouvrit enfin les vannes de son barrage fluidique et, au rythme syncopé de son tambour, elle imprima au sol le cisaillement recherché par un brusque déhanché qui entraîna ses jambes dans le mouvement antiparallèle recherché. Alors le sol s’ouvrit à ses pieds (Pousse !) et, par un effort mental éreintant, elle conduisit l’énergie entropique de proche en proche (Encore un peu !) jusqu’à ce que, droit devant, à mi-chemin de l’humaine, sa conscience de la matrice tellurique ne s’évanouisse…

Elle rouvrit les yeux sur une faille béante qui fissurait le sol devant elle mais diminuait en largeur avec la distance jusqu’à ne devenir guère plus qu’une rayure serpentant mollement sans atteindre les pieds de Hermance, les bras musculeux de celle-ci croisés sur sa poitrine et un sourire cette fois franchement amusé sur ses lèvres.

- Woooow…. C’est… c’est toi qui as fait ça, Haple ?

L’apprentie géomancienne fit volteface et découvrit le jeune paysan qui la dévisageait, ses yeux grands ouverts. Et sa bouche aussi, qu’il avait décidemment si invitante …

- Oui, marmonna l’adolescente en se retournant pour lui cacher le sang qui affluait dans ses joues.

Le soleil lui paraissait soudainement plus chaud. Trop chaud, songea-t-elle alors qu’une goutte de transpiration coulait lentement entre ses omoplates. Ou bien était-ce le regard de son charmant ami qu’elle sentait descendre le long de son dos qui la distrayait ainsi… Haple s’ébroua. Ce n’était pas le moment de faire défaut à son objectif d’entraînement. Une partie d’elle-même ajoutant : (pas devant lui).

Alors elle reprit position pour une nouvelle tentative. De toute évidence, elle avait le bon geste et la bonne mentalisation. Il lui fallait seulement plus de puissance pour porter l’énergie destructrice jusqu’à sa cible. Alors, une troisième fois, elle fit retentir son tambour… une troisième fois elle se déhancha … et une troisième fois elle échoua. Mais pas qu’un peu cette fois ! Tout ce qu’elle parvint à faire fut de tirer un grondement souterrain qui fit trembler quelques cailloux devant ses pieds. Elle était à court de jus.

Heureusement pour sa fierté, son admirateur ne semblait pas le moins du monde déçu du spectacle.

- Wooooow… Wow !!! Incroyable ! Qu’est-ce que j’aimerais pouvoir faire gronder la terre moi aussi ! s’exclama-t-il avec ce regard radieux qui flatta l’égo ronronnant de l’adolescente.

Tant et si bien, que le rictus moqueur que Hermance lâcha bruyamment ne l’attint pas plus qu’elle ne l’écouta déclarer venu le temps de reprendre la route puisqu’il n’y avait visiblement pas lieu de poursuivre l’entrainement.

- D’ailleurs, c’est pour ça que j’étais venu vous chercher. Dame Nétone vous attend et s’impatiente, expliqua-t-il avant d’ajouter avec humour à l’attention de Haple… Tu verras moi aussi j’ai un pouvoir : je sais me faire gronder par mon père.

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Re: Le Vignoble

Message par Haple Mitrium » sam. 24 août 2024 22:47

Le songe d'une nuit d'été

Les adieux furent brefs. Le père de Théo avait souhaité se faire bien voir et avait déjà réattelé les chevaux. Si bien que lorsque Haple arriva, les humaines l’attendaient à bord de la charrette et qu’elle s’empressa d’y prendre sa place au risque de devoir marcher à nouveau. D’un geste de la main auquel elle répondit, son nouvel ami lui souhaita bon voyage et éveilla en elle une sensation déroutante. Des camarades de son âge, elle en avait eu en Anorfain : elle avait fait les quatre cents coups avec les jeunes de sa bourgade natale au grand damne de ses notables de parents. Mais cette fois, c’était différent. Cette fois, elle avait conscience de leur altérité… de leur complémentarité. (Adieu, l’ami)

Haple profita des quelques heures de route restantes pour se reposer. Hermance avait pris les rênes et Nétone s’était installée à ses côtés laissant Haple seule à l’arrière en train de contempler pensivement le soleil de septembre décliner sur leurs traces. De temps à autre, elle entendait craquer le banc avant au milieu des grincements familiers de leur voiture et devinait le regard de la géomancienne se poser sur son dos. Guettait-elle le moment opportun pour réaliser le fameux test ? (Non) Haple se remémora encore la réponse qu’elle avait donnée à Nacota (« Pas d’interférence »). Elle ne ferait rien tant que ne serait pas résolue la question du frère de la vicomtesse. Elle pouvait dormir sur ses deux oreilles pour l’instant. Enfin, façon de parler… car elle avait les oreilles trop pointues pour cela et ne dormaient jamais. Néanmoins, l’elfe blanche ne fut pas mécontente lorsque le convoi fit halte pour la nuit.

Hermance avait jugé que la lumière du jour déclinait au point que la route se confondait dangereusement avec le fossé devant ses yeux fatigués. Elle leur avait donc proposé de s’arrêter sur le bas-côté, tout simplement, et de dormir à même le plancher de la charrette, les routes étant sûres dans le duché. A la surprise de la plus jeune, la Sœur Nétone, qui affectait d’ordinaire un goût prononcé pour le confort matériel, n’émit aucune réticence. Son caractère pragmatique, peut-être… Elles s’installèrent donc toutes trois tête-bêche après s’être dérouillées les jambes, avoir soupé avec des provisions fournies par le viticulteur et s’être préparées pour la nuit.

Haple, si elle ne dormait pas comme les humaines, sombra dans une profonde transe méditative. Le soleil couchant dont elle avait fixement admiré la chute céleste était encore imprimé dans sa rétine. L’astre rougeoyant lui réchauffait l’âme ; il lui souriait sans retenue avec la simplicité des choses naturelles. Son visage rond et radieux lui inspirait confiance. Il semblait lui dire entre ses lèvres pulpeuses aux iridescences vermeil et auburn : « Haple, est-ce que tu veux être mon amie ? ».

L’adolescente s’agita sur le plancher de la charrette. Quelque part, dans une écurie fantasmagorique, un cheval hennissait fougueusement et l’éperonnait. « Libère cette sauvage pulsion et qu’elle jaillisse du plus profond de tes entrailles ! » l’encourageait-il. Car elle le désirait ardemment… ce travailleur de la terre qui se tenait devant elle en esprit, jovial et joueur. Elle suivit du regard les longs et fins muscles de ses bras, apposés à son corps élancé, puis le faisceau de ses doigts sur ces mains calleuses ancrées solidement sur son bassin exposé et ouvrant sur des jambes fuselées que seule une brume onirique recouvrait désormais. Qu’il était tentant de la dissiper ! Qu’il serait facile aussi de faire sien ce corps à l’aube de l’âge d’homme… Elle s’abandonna à son inconscient.

Avec une facilité déconcertante qu’elle n’avait pas connu sur le terrain d’entrainement, elle ouvrit la terre devant elle et précipita l’objet de son désir dans ses bras. Sa chaleur les enveloppait tous les deux dans un voile cotonneux. Elle s’y lovait comme entre les pattes d’un ours qui attend le retour du printemps, que la sève remonte des entrailles de la terre, chaude et humide matrice de vie. Luxuriance ! Un monde naissait sous ses yeux en transe : un monde de sarments de vigne qui les unissaient, retenant les poignets du laboureur et se frayant un chemin entre ses cuisses, de raisins gorgés de jus et prêt à éclater… d’astres solaires l’éblouissant, la submergeant, la… La sensation était indicible. Elle s’y perdait. Elle prenait peur. La splendeur du rayonnement solaire devenue soudain lumière crue… et cruelle. Son sourire malicieux se tordait en un rictus avide. L’adolescent se faisait homme. Sa peau brulée, ses traits tirés, ses lèvres desséchées. Pulchinel l’emprisonnait entre ses ailes monstrueuses et remontait implacablement ses cuisses d’albâtre avec ses serres acérées ! (HHHHAAAAAA !!!)

Haple se redressa brusquement au son d’un glapissement conquérant. Instinctivement, elle repoussa avec violence la couverture qui reposait sur elle, froissée et tordue en tous sens, et se frotta vigoureusement les jambes comme pour se libérer de l’emprise cauchemardesque du mercenaire. Le sang battait violemment contre ses tempes et son cœur bondissait sous sa poitrine comme s’il s’évertuait à fuir la scène horrifique qui avait eu lieu en elle. Elle haletait. Elle n’osait plus fermer les yeux de peur de conjurer le lubrique hybride mi-homme, mi-oiseau. Elle resterait éveillée.

Oui, elle resterait éveillée jusqu’à ce que le soleil levant ne bannisse ce démon de son inconscient. Jusqu’à ce que les moqueries de Hermance et les sermons de Nétone n’effacent les trépidations libidineuses du satyre. Celles-là dormaient profondément… Comment était-ce possible ? Le rêve avait été si vivide ; les sensations si charnelles qu’elle ne pouvait croire que ça n’avait été que dans le théâtre de son inconscient.

Elle s’extirpa silencieusement de la charrette. Une légère brise s’était levée et avait chassé les nuages de fin de journée. Haple leva la tête et inspira l’air apaisant de la nuit. La lune était apparue dans le ciel nocturne et se reflétait froidement sur les pavés polis de la route. Elle décida de marcher un peu en la suivant pour se changer les idées… et mettre de la distance avec ce qui devenait progressivement un mauvais souvenir.

Finalement, l’elfe retrouva la paix de l’esprit et s’assit sur une grosse pierre qui dépassait des fourrés avoisinants. De là, elle pouvait contempler le paysage livide avec ses rangées de vignes qui striaient les collines du Nord de leurs reflets argentés et la mer de blé fantomatique qui ondulait dans le vent de plaine. (Gris) Le camaïeux de couleurs effacées et la fraîcheur de la nuit l’avait apaisée.

Elle se demandait maintenant, en sécurité sur son perchoir minéral, si Hermance avait connu pareille hantise. Après tout, l’adolescente n’avait été que témoin de la violence sexuelle qui avait été déchainée dans la bouche de la mine. Des deux religieuses, c’était l’humaine qui en avait été la principale victime… Aurait-elle dû chercher à la réconforter ? Une autre l’aurait sûrement fait. Haple, elle, trancha qu’elle devait avant tout prendre soin d’elle-même. Il lui faudrait conjurer l’emprise que ces souvenirs avaient de toute évidence sur elle si elle voulait jamais… un jour… (). Haple s’ébroua. (Non ! Pense à autre chose) Elle ne voulait pas réveiller de nouveaux démons nocturnes.

Alors l’elfe retourna auprès des deux autres femmes. Pour la première fois, elles lui évoquèrent une image de sécurité. A tort ou à raison…

>>>Suite : 6/14
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Re: Le Vignoble

Message par Haple Mitrium » sam. 24 août 2024 22:52

It's a bumpy road.

Les deux humaines se levèrent avec le soleil et l’odeur familière d’un gruau qui mijote. Haple s’était occupée d’allumer un feu et de préparer le petit-déjeuner pendant que ses compagnes de voyage finissaient leur nuit. Ni l’une, ni l’autre n’exprima sa reconnaissance lorsque l’elfe leur tendit une tasse de thé fumant pour laver leurs papilles engourdies mais, après la nuit qu’elle avait passée, elle n’avait pas l’énergie de s’en offusquer.

Les trois voyageuses reprirent la route en profitant de la fraicheur matinale. Assise seule à l’arrière, Haple redécouvrait le paysage qu’elle avait contemplé sous le clair de lune. Seulement cette fois, les couleurs du jour lui donnaient vie. A sa droite, la chaîne de montagne étincelait d’un blanc lumineux qui contrastait avec les sombres collines boisées puis striées du vert et brun des vignobles. A sa gauche, l’or des chaumes parsemait l’ocre de la plaine brûlée comme la barbe fleurie des travailleurs de la terre qui faisaient la richesse de ce duché.

Un peu avant midi, elle l’aperçut, le Fleuve Blanc, reliant entre elles ces terres emblématiques de Blanchefort et les hommes qui y vivaient. Elle s’aperçut cependant lorsqu’elles arrivèrent à ses abords qu’il prenait ici une tout autre forme que lorsqu’elle l’avait longé en haute montagne. Exit le torrent furieux qui se creusait un chemin dans le Karathren lui-même ! Ici, l’eau coulait puissamment certes, mais séparait paisiblement les terres cultivées de part et d’autre et les abreuvait de ses bienfaits minéraux.

En plaine, le fleuve était si large qu’aucun pont n’avait pu être construit en travers. La traversée à bord du bac prévu à cet effet s’imposait donc et Hermance s’acquitta auprès de la jeune femme qui l’opérait de la redevance de rigueur. Haple était partagée entre un profond respect devant la force physique de celle-ci, qui certes aidée d’un système de poulies décuplant sa puissance les propulsait le long d’un filin reliant les deux bords, et une certaine appréhension devant la stabilité précaire de leur embarcation – une nervosité que partageaient d’ailleurs les chevaux malgré la main rassurante de Hermance qui tentait de les rassurer.

Finalement, lorsqu’elles purent remonter à bord sur l’autre rive, Haple demanda à prendre les rênes. Elle eut beau insister, Hermance lui opposa une fin de non-recevoir. Soi-disant elle n’avait aucune expérience et risquait de les envoyer dans le décor (soi-disant…). Alors, l’adolescente contrariée s’assit de nouveau à l’arrière, laissant les deux humaines sur le banc avant de la charrette et chercha un moyen de tuer le temps.

Au grand damne de la conductrice du véhicule, elle trouva comment s’occuper. Son expérience de la veille avec le sortilège de faille terrestre l’avait fait réfléchir. Il lui avait manqué de la puissance, certes mais, avait-elle raisonné, ce ne serait pas un problème si elle parvenait à ne déclencher l’ouverture de la faille que plus loin, sous les pieds de sa cible par exemple. De cette manière, son énergie limitée ne parviendrait pas si diluée à destination qu’elle n’y aurait aucun effet.

Souhaitant mettre en application cette nouvelle approche, Haple s’agenouilla pour assurer son assise et posa ses deux mains devant elle. De la même manière que la veille, elle visualisa le chemin à parcourir : les planches grinçantes de la charrette, les roues qui cognaient contre le sol, les pavés lisses martelés par leur véhicule, par les sabots des chevaux lancés aux trots puis devant, la route … si bien entretenue. Haple y remédia : elle écarta brusquement les mains contre le bois dans un mouvement antiparallèle qui déclencha une onde de cisaillement.

Mais cette fois, elle la contint. La tâche était ardue car l’énergie contenue dans l’onde ne demandait qu’à se forcer un passage vers la surface et à la crever dans une explosion libératoire. D’abord sous les roues. Puis sous les sabots de fers. Puis … (). A une dizaine de mètre devant elles, Haple relâcha l’énergie et se redressa précipitamment pour s’agripper à la rambarde.

- HOOOOOOO !... Hoooo…

Hasard ou pas, la charrette avait sauté sur un nid de poule et Hermance tentait tant bien que mal de rassurer les chevaux. Lorsqu’elle se demanda si elle ne devrait pas les faire ralentir au pas au cas où une nouvelle fissure les attendrait au coin du prochain tournant, sa voisine de banc répondit d’une voix qui portait sciemment derrière elle :

- Ce ne sera pas nécessaire, Sœur Hermance. Pas si la petite se retient d’en créer en chemin…
- Haple !!!

L’intéressée mit rageusement les mains dans les poches de sa veste, s’avachit dans un coin et ferma les yeux pour mieux les imaginer tomber dans un abîme sans fond. (Direction Phaitos !)

>>>Suite : 7/14

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Haple Mitrium
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Re: Le Vignoble

Message par Haple Mitrium » ven. 6 juin 2025 22:06

02. Transe à travers champs

En cette sixième matinée de voyage, Haple traversait un paysage inchangé. La plaine de Blanchefort s’étendait toujours devant elle, traversée par de longues routes qui séparaient, du Nord au Sud, de grandes parcelles cultivées. Seules différences : à mesure de son avancée vers la capitale ducale, le temps se rafraîchissait, et les blés des étendues méridionales laissaient place aux avoines, plus adaptées aux pluies printanières retenues dans la région par les collines viticoles. Quant à celles-ci, à sa droite, elles rompaient la monotonie de la plaine et la maintenaient dans l’obscurité pendant les premières heures du jour.

Tant que les températures étaient basses, la cavalière avait laissé libre court aux ardeurs de Vent-Debout. Mais, l’aube ayant laissé place au jour nouveau, une écume luisante parsemait désormais le pelage blanc de sa monture, et Haple jugea qu’il était temps de calmer le jeu. Une fois le fougueux animal ramené au pas, elle expira profondément et accueilli, yeux fermés, la caresse du soleil triomphant sur les sommets érodés du Vignoble. La moitié de la matinée avait dû s’écouler dans cette folle cavalcade qui ne lui avait guère laissé le loisir de penser à autre chose que de se maintenir en selle. Du moins, pouvait-elle être fière d’avoir retrouvé sa prestance à cheval. (Après tant de temps.) Tant de temps loin de son Anorfain natal…

Elle rouvrit les yeux sur la route devant elle, mais ses pensées restèrent ancrées dans le passé. Son enfance Hinïonne était encore proche d’elle – ou plutôt, elle l’avait tout juste quittée – et les souvenirs abondaient, vifs et divers. Il y avait les escapades dans la forêt qu’elle chérissait, les cours du magister qu’elle fuyait, les camarades qu’elle embrigadait dans ses mauvais coups, et… Haple soupira nerveusement. Il lui fallait confronter le vide. L’abîme béant qui crevait les tréfonds obscurs de son âme. Haple se força à évoquer le souvenir de ses parents.

L’adolescente prononça leurs noms, timidement, comme on s’aventure dans l’espace privé des adultes en espérant ne pas les déranger. Ses lèvres tremblaient d’une émotion qu’elle ne comprenait pas. Ils l’avaient tant exaspérée ces géniteurs qui avaient prétendu lui dicter son avenir. Pourquoi alors ressentait-elle cette pénible tendresse à leur endroit ? Ce n’était pas comme si, meurtrie dans sa chair après un coup de poing, un hématome s’était formé entre ses côtes. Et pourtant… c’était la même sensation : il valait mieux éviter d’y toucher, ou même de regarder la couleur violacée que prenait la peau de ses souvenirs d’enfant. Ne pas déranger un passé traumatique…

(Reprend-toi !)

Elle avait survécu au blizzard des sommets du Karathren, échappé à des religieuses fanatiques, vaincu des aberrations ailées et survécu à des golems de cire et de métal. Elle s’était refaite une vie en Haenian et écrivait aujourd’hui les premières pages de sa propre odyssée. Elle…

(Concentre-toi, bon sang !... Le plus dur reste encore à accomplir.)

La ménestrelle se focalisa sur le claquement étouffé des sabots de Vent-Debout sur le chemin terreux. La rythmique syncopée lui tranquillisait l’esprit et chassait les pensées parasites. Ne restait que la tâche à accomplir : déterminer par quelle manière se connecter délibérément à l’esprit de ses géniteurs pour y puiser l’énergie nécessaire à poursuivre le combat perpétuel qu’était devenu sa vie. Si tant était-il que chose pareille fût possible…

Elle prononça à nouveau le nom de son père, puis de sa mère. Cette fois, sa voix était ferme, résolue… mais inefficace. Nulle émotion ne transparaissait dans ces mots vides de sens. Elle tenta de peindre une image mentale de leurs visages… sans plus de succès. Le sentiment vertigineux éprouvé lors de son rêve de la veille était à mille lieux de ces vaines tentatives de contrôler la puissance de son inconscient refoulé.

Ne baissant pas les bras – qu’elle avait d’ailleurs déjà le long du corps, rênes lâchement tenues en mains – Haple tenta l’approche inverse. Ressentir, plutôt qu’exprimer. La chose était ardue pour qui s’était endurcie pour survivre. Mais, le claquement hypnotique des sabots de son destrier aidant, elle sombrait, à chaque pas, un peu plus proche de ce lieu et de ce temps dans lequel elle avait fait Sa rencontre. La rencontre de l’Autre.

Le temps s’écoulait lentement. Puis, le « temps s’écoulant » ne devînt plus qu’un concept. Le seul écoulement était celui du souffle de Vent-Debout qu’elle ressentait entre ses cuisses, plus qu’elle ne l’entendait. Son propre souffle finit par se caler dessus, en canon. Puis, un troisième souffle étoffa la sinistre mélopée, avant qu’un quatrième ne le prolongea et emmena celle-ci lécher la désolation onirique de la plaine en noir et blanc qui avait subrepticement remplacé les champs moissonnés et les vignobles vendangés.

Enfin, le silence se fit et les souffles se tarirent, soudainement, comme l’appel des corbeaux sur un cadavre à l’arrivée d’un prédateur menaçant. Les poils de ses bras se dressèrent sur sa peau. Oserait-elle faire face aux créatures de ce domaine inexploré ? (Père…) Pourrait-elle dompter les fantômes de sa conscience coupable ? (Mère…) Tremblante d’émotions contradictoires, l’enfant exilée se retourna pour connaître cette entité aussi fascinante que terrifiante.

C’est alors qu’un spectacle dépassant l’entendement s’offrit à elle. Une foule de visages décharnés l’attendait, leurs bouches sans lèvres comme autant de lunes noires dans l’abîme cosmique de son esprit hébété. L’Autre était multiple. Infini ! Et ce ne furent pas seulement son père ou sa mère qui s’élancèrent dans sa direction, aspirant l’air qui les séparait d’elle comme des saumons remontent le cours de la rivière qui les a vu naître pour y conclure le cycle d’une vie éphémère, mais une véritable nuée de silhouettes aussi familières qu’inhumaines.

Plus fort encore que l’horreur qui la traversa, fut son instinct de survie. Car rien de moins ne lui semblait en jeu, tandis qu’approchaient inexorablement ces goules revenues habiter l’esprit de leur descendante aux veines palpitantes et à la peau frémissante. Alors, elle mobilisa toute sa volonté pour (Repousser !) ces vampires infâmes et les (Renvoyer !) dans leurs temps révolus. Mais, il n’y avait rien à faire. Son énergie se dissipait en autant de minces filets que de bouches avides, ancrées en elle lorsqu’elle avait établi le contact. Bientôt, elle leur appartiendrait… Bientôt, elle serait des leurs : une âme oubliée à l’affut d’un rejeton à travers qui puiser subsistance et prolonger sa non-existence.

Ce devait être la fin : une douleur sans nom fendit son crâne, et le monde disparut devant ses yeux dans un gouffre de lumière aveuglante.

***


- Petite ?

Devait-elle vraiment supporter ce qualificatif jusque dans l’au-delà ?!

- Comment tu te sens, petite ? lui demanda doucement une voix soucieuse.

L’intéressée ne répondit pas mais ouvrit les yeux. Se dessinant progressivement en traits de lumière trop crue, le visage tanné d’une humaine aux traits anguleux émergea du ciel bleu à l’arrière-plan. Pas de bouche sans lèvres, ni de paupières émiettées… il y avait du progrès.

- Qu’est-ce que… ? Qui… ? tenta-t-elle d’articuler péniblement avant que l’autre ne lui épargne cet effort prématuré.
- Je m’appelle Catherine. Je suis dresseuse de chevaux, et j’étais au pré lorsque j’ai vu au loin le tien qui filait. Enfin… je dis le tien mais…
- …à un ami, marmonna Haple entre ses dents endolories.

Mais pourquoi, bon sang, chaque centimètre de sa mâchoire et de son crâne lui infligeait une telle douleur ?!

- C’est ce qui me semblait. Il n’avait pas l’air empressé de me conduire à toi. Enfin, lorsque je lui ai mis la main dessus et que j’ai compris que son cavalier devait être en difficulté – ou bien sa cavalière en l’occurrence – eh bien, je l’ai convaincu de me conduire à lui – à toi.

(Moins fort…) Ou même (Juste « moins » …) Ne pouvait-elle parler… juste moins. La réponse ne se fit pas attendre.

- Et quelle frayeur tu m’as faite, lorsque je t’ai vue étalée de tout ton long dans le fossé comme un pantin désarticulé ! Tu te convulsais comme une enragée et lâchait d’étranges glapissements. Des noms peut-être… ? Tu es Hinïonne, n’est-ce pas ? Oui, on aurait dit du langage elfique…

Pour arrêter le moulin à paroles plus qu’autre chose, Haple confirma qu’elle était en effet originaire d’Anorfain. Mais, sa courageuse sortie n’eut pas l’effet escompté :

- Je m’en doutais. Intéressant. J’ai déjà vu des chevaux faire ce genre de crises, et des humains aussi bien sûr, mais je ne savais pas que vous autres y étaient aussi sujets. Très intéressant…

Haple referma les yeux, préférant presque la tourmente de ses horrifiques ancêtres au monologue de sa sauveuse.

- Non, lui interdit-celle-ci de sa voix douce mais implacable. Ne te rendors pas. Ta crise est passée mais je veux vérifier que tu ne te sois rien cassé dans la caboche en tombant de selle. C’est un bel animal que ton ami t’a prêté, mais haut sur patte. Dangereux pour une elfe blanche…

Vent-Debout hennit. Pour approuver ou protester ? Haple n’en avait cure... N’ayant pas la force de manifester sa volonté, elle se laissa rouler sur le côté, puis délicatement redresser sur son séant par la dresseuse. Un filet de bave ensanglanté en profita pour s’échapper du coin de ses lèvres… Elle l’essuya sur sa manche d’un geste maladroit et haussa les sourcils à la vue du sang. Elle s’était blessée ? Tandis que sa langue détectait avec déplaisir quelques coupures sur l’intérieur des joues, l’humaine compléta l’examen :

- Tu t’es cogné l’arrière du crâne, mais rien de cassé. Les hautes herbes du fossé ont dû amortir ta chute parce que tes congénères sont d’ordinaire plutôt fragiles. Par contre, ton arcade… Mais ce n’est pas une blessure fraîche, ça … Il faut te ménager, ma petite ! C’est des gens de chez toi qui t’ont fait ça ? C’est pour ça que t’es sur la route ? Je croyais que vous étiez des doux, vous autres…

Haple avait beau être redevable à l’humaine de lui avoir ramené Vent-Debout, et de son assistance de manière plus générale, mais elle commençait à soupçonner que son mal de crâne venait plus de l’incessante litanie de bonnes paroles et d’observations tendanciellement racistes que de sa chute. Alors, elle se dégagea des mains calleuses de la dresseuse, et pivota sur ses genoux, lentement, avant de mettre un pied à plat et de se redresser, plus lentement encore.

- Attends un peu, l’arrêta l’humaine alors que Haple reprenait les rennes de sa monture en main. Prend ça pour ton arcade. Et bois un coup avant de te remettre en route.

Haple tourna la tête… et grimaça sous le coup de la gêne que sa nuque ankylosée lui occasionna.

- Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle suspicieusement en regardant un minuscule pot en terre et l’outre que l’autre lui tendit.
- Ça, lui expliqua la dresseuse en désignant le petit contenant, c’est une pommade cicatrisante. Et dans l’outre, il y a de l’eau sucrée dans laquelle je fais macérer une graine épicée que je fais venir d’Imitfil. Du « poivre », ils appellent ça … ça requinque un cheval qui fatigue, alors ça devrait te remettre sur pied le temps que t’arrives là où tu te rendais.

Haple la regarda vraiment pour la première fois. Elle avait tressé ses cheveux en une longue natte auburn qui disparaissait derrière sa nuque, à la mode des Duchés. Ses yeux noisette se plissèrent avec curiosité, révélant les rides d’expression d’une femme pleine de vie dans la quarantaine. Elle laissait patiemment l’adolescente l’examiner comme elle l’aurait fait avec un cheval effarouché. Sa respiration était lente et profonde derrière une poitrine rebondie : elle avait sûrement eu des enfants, et Haple imputa à cette expérience maternelle la raison de son intervention. Elle n’avait rien à craindre de l’humaine.

L’adolescente accepta avec reconnaissance l’onguent ainsi que le stimulant généreusement offert. La sensation de l’eau sucrée et poivrée sur sa langue ne manqua pas de lui donner un coup de fouet, et ses yeux bleu acier de pétiller d’une vivacité retrouvée. Emportée par l’énergie du moment, elle décida de pousser sa chance un peu plus loin :

- Merci, ça m’a fait le plus grand bien. Je vais reprendre la route maintenant. Dites-moi, savez-vous à quelle distance de Beauclair nous sommes ?
- Beauclair ? l’interrogea l’humaine avec surprise avant de reprendre d’un ton réprobateur. Tu te rends à la fête du vin ? A ton âge ?

Haple se tut. Elle avait depuis longtemps compris que le meilleur moyen de faire parler les gens était de leur opposer un silence à combler.

- Eh bien, soit. J’imagine que ça ne me regarde pas… En tout cas, tu arriveras dans la campagne de Beauclair d’ici une heure. Au pas, précisa-t-elle d’un air entendu qui lui déconseillait de trop forcer. Et la ville quelques heures plus tard.

Elle hésita à en dire plus… puis :

- Prends soin de toi, petite.

Et sur ce dernier conseil, la dresseuse monta en selle sur son propre cheval, un hongre au pelage assorti à sa chevelure, et reparti d’où elle était venue au rythme du balancement synchrone de leur tresse et queue. Avant même que sa silhouette n’ait disparu au loin, Haple se remit en mouvement elle aussi. Cependant, préférant garder les pieds au sol, elle marcha aux côtés de son infidèle compagnon de route plutôt que de remonter en selle.

Et puis, marcher l’aidait à réfléchir. Elle repensa à ses deux tentatives infructueuses de puiser dans l’énergie de ses ancêtres. Car elle avait au moins compris cela de sa mésaventure : ce n’était visiblement pas que sa mère ou son père avec qui elle pouvait établir un lien à travers lequel se resourcer, mais bien tout ceux qui la précédaient. Une foule anonyme et inconnue qui, si elle n’y prenait garde, pouvait la submerger et supplanter son identité individuelle.

Il s’agissait donc, raisonna-t-elle, de trouver le bon équilibre entre abaisser ses barrières mentales –ou plutôt affectives – et s'exposer à cette multitude ancestrale. Ce juste milieu serait l’espace intérieur où s’établirait le contact nourricier qu’elle recherchait, sans que son intégrité psychique ne soit menacée. Restait encore à le trouver, et à le trouver avec fiabilité. Car elle ne voulait plus jamais vivre pareille expérience.

Si la marche dérouillait petit à petit ses articulations, mises à rude épreuve par les convulsions qui l’avaient saisie, ses muscles endoloris ne lui rappelaient encore que trop la violence des spasmes qui l’avait secouée. Ainsi, la transe dans laquelle elle avait plongé s’accompagnait de tremblements et de « glapissements », à en croire la dresseuse. Voilà qui aurait un effet pour le moins inattendu en combat… Avec un peu de chance, la surprise frapperait ses adversaires, et ceux-ci ne sauraient tirer parti de son inattention temporaire. (Avec beaucoup de chance… et d’entraînement)

Sur cette pensée optimiste, Haple se fit violence et remonta en selle. Avec prudence, tout de même. (Et ce soir, je me repose à l’auberge !)

***

La faim et la fatigue n’aidant pas, la fin du trajet fut pénible. La cavalière ne profita guère du paysage qui évoluait au fur et mesure qu’elle approchait de sa destination. Les yeux rivés sur le chemin de terre, puis sur la route pavée qui le prolongea, elle ignorait complètement le réseau toujours plus dense et désordonné d’axes routiers. Certains reliaient les hameaux parsemés à travers la campagne environnante ; d’autres menaient à des parcelles délimitées par des haies toujours plus nombreuses et des murets toujours mieux entretenus, fragmentant ces terres dédiées à un maraîchage vivrier.

Elle marqua cependant une pause, lorsque la sombre silhouette du château de Blanchefort à l’horizon rompit la ligne rebondie des rondes collines viticoles. Profitant de ce temps d’arrêt, elle descendit de selle et sortit de son paquetage quelques lamelles de viandes séchées et de ce pain de voyage qui l’avait nourrie depuis son départ de Haenian. La séparation d’avec Grégoire avait eu cela de bon qu’elle avait deux fois plus de vivres pour subvenir à ses besoins, au cours de cette quête dont elle ignorait combien de temps elle durerait.

En croquant une pomme encore juteuse, elle détailla du regard la bâtisse imposante. Ses tours émergeaient d’une forêt qui devait être le domaine de chasse seigneurial. Et à courte distance de ce haut-lieu du pouvoir ducal devait se trouver la ville de Beauclair, avec ses toits en tuiles et ses maisons en colombage dont Haple se souvenait bien. La perspective de rejoindre le confort que cette petite ville familière lui offrirait la motiva, et Haple remonta hâtivement en selle avant de lancer sa monture dans un trot pressé.

Lorsque, enfin, la bourgade marchande apparut au cœur d’un vallon plus large que ceux qu’elle traversait depuis deux heures, Haple connut un mélange de soulagement et d’excitation. Elle était arrivée à temps, et l’objet de sa convoitise devait encore s’y trouver entre les mains du voleur, à l’affut de nouvelles victimes venues se divertir ou commercer à l’occasion de la fête des vendanges beauclairoise.

Sans attendre, elle commanda à Vent-Debout de redoubler d’effort, et, aussi motivés d’arriver l’un que l’autre, ils avalèrent la distance qui les séparait d’un repos bien mérité. C’est ainsi qu’ils arrivèrent finalement, couverts de poussière et de transpiration, devant la porte de l’unique auberge de la ville, remettant à plus tard l’examen de la ville et de ses festivaliers.

>>>Suite : 03/12
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Re: Le Vignoble

Message par Haple Mitrium » mer. 11 juin 2025 20:30

10. La pêche à la rune

Les rues étaient encombrées de festivaliers, leurs rires et leurs chants résonnant entre les maisons à colombages aux toits de tuiles rouges. Haple se faufilait parmi la foule, son cœur battant à l'unisson avec l'énergie festive qui régnait dans la ville. Les étals des marchands regorgeaient de marchandises colorées, et l'air était imprégné d'une multitude d'odeurs alléchantes : des épices, des fruits mûrs, des pâtisseries fraîchement cuites. Marchant d’un pas pressé, l’adolescente en mission détecta bientôt une odeur… toute autre.

L'odeur âcre du crottin annonça la présence de l'écurie avant même que celle-ci ne soit visible. Haple retrouva au flair les bâtiments en bois, où le hennissement des chevaux se mêlait aux conversations des palefreniers. Prince parmi les gueux, Vent-Debout la regarda approcher avec une indifférence manifeste. Le hongre blanc ne lui reconnaissait pas d’autorité particulière, mais Haple n'en avait cure. Elle sella rapidement l'animal et monta en selle, prête à quitter l'agitation de la ville.

Une fois hors de Beauclair, Haple choisit d’éviter les grands axes comme la route de Pont d’Orian, et opta pour le Sud, direction Haenian par les champs. Le paysage changea rapidement, laissant place à des vignobles et des parcelles maraîchères qui s'étendaient à perte de vue. Le soleil montait dans le ciel, et la chaleur se faisait de plus en plus sentir. Haple était soulagée d'avoir relevé ses cheveux, les kanzashi de Suki scintillant à la lumière du jour comme des étoiles dans le ciel de sa chevelure d’ébène. Elle se sentait libre, enthousiaste, prête à affronter tout ce qui se présenterait à elle.

Elle fit une pause en milieu de journée pour se rafraîchir et se nourrir. Assise à l'ombre d'un platane, elle grignota des fruits secs qui lui restait des vivres de Grégoire et but de l'eau fraîche, tout en observant Vent-Debout brouter paisiblement. La chaleur de midi était intense, mais Haple savait qu'elle devait reprendre la route. Alors, elle monta à nouveau en selle et continua son chemin, entrant progressivement dans un paysage de grandes cultures. Les blés y avaient déjà été moissonnés, mais les maïs étaient encore hauts, leurs souples tiges ployant sous le poids des lourds épis dorés.

Alors que le soleil commençait à descendre, Haple décida de s'arrêter pour monter le camp en bordure d'un champ de maïs. L’endroit se prêtait bien à un guet-apens, avec ses hautes herbes pour la dissimuler à l’arrivée éventuelle du voleur. L'air était lourd, chargé d'une humidité qui annonçait l'arrivée d'un orage d'été. A mesure que les nuages s'amoncelaient à l'horizon, noirs et menaçants, Haple sentit son enthousiasme initial laisser place au souci. Il était impératif qu’elle se concentrât.
Une fois Vent-Debout attaché à un arbre, Haple commença à préparer le campement. Tout devait donner l’impression qu’elle s’installait simplement pour une simple nuit d’escale. Défaire les sacoches de selles, dresser la tente, allumer un feu : sa routine habituelle, en somme. A quelques détails près…

Après avoir vérifié que personne ne l’observait, Haple s’agenouilla devant la tente et glissa ses doigts entre les feuilles mortes jusqu’à toucher la terre sèche en dessous. Alors, elle entreprit de convaincre cette matrice dure et figée de se souvenir des pluies printanières, d’anticiper l’averse à venir, et de s’ameublir. De se mettre en mouvement. Pour y inciter la terre sous ses mains, Haple l’irrigua de ses fluides telluriques, les invitant à investir ce sol assoiffé et à le remodeler. Mais pas n’importe comment : les yeux fermés, sa conscience pleinement plongée dans ses mains vibrante d’une énergie sourde, la géomancienne creusa un fossé en arc-de-cercle devant l’entrée de la tente.

La construction défensive n’était pas aussi profonde qu’elle l’aurait souhaitée, mais, songea Haple en se penchant au-dessus du fossé, elle suffirait pour causer une mauvaise chute et à ralentir quiconque tenterait de la surprendre dans la nuit. Pour cela l’obscurité serait son alliée, et la lune son ennemie. Haple sonda le ciel qui s’obscurcissait : l’astre des morts n’éclairerait le campement de sa lumière traitresse que dans plusieurs heures, et rien ne lui permettait de prédire quand le voleur ferait son approche. (Si seulement, il se pointe).

Mais, l’adolescente se concentra sur ce qu’elle pouvait contrôler : dissimuler le fossé. Vent-Debout se décala avec nonchalance, lorsque sa cavalière s’approcha pour récolter sous l’arbre auquel il était attaché, branches et brindilles sur lesquelles déposer un tapis de feuilles mortes qui viendraient couvrir le trou hémicirculaire. Rudimentaire, mais suffisant par visibilité réduite, espérait-t-elle.

Une fois son piège en place, Haple se glissa finalement à quatre pattes par l’ouverture. En temps normal, ç’aurait été le moment où elle aurait agencé un lit de feuille et de vêtements pliés, mais pas cette fois… Cette fois, elle dégaina son poignard et déchira le fond de la tente de manière à créer une fente horizontale au ras du sol, juste assez large pour laisser passer une adolescente de sa taille.

Elle était prête : un piège, une issue de secours… et une envie d’en découdre.

Si ces préparatifs l’avaient distraite de l’inquiétude qui l’avaient gagnée en fin d’après-midi, celle-ci revint à la faveur de l’attente. Les ombres s'allongeaient, et le vent commençait à souffler, faisant bruisser les feuilles des maïs et menaçant de dévoiler son piège. Haple sentait une tension monter en elle, une appréhension face à l'inconnu. Le voleur de runes pouvait apparaître à tout moment, et elle devait être sur le qui-vive.

Alors que les premiers éclairs zébraient le ciel nocturne, Haple s’allongea sur le ventre, face à l’ouverture de la tente, son regard scrutant l'obscurité. L'ambiance festive de Beauclair semblait maintenant lointaine, remplacée par une atmosphère angoissante et chargée d'incertitude. Haple serra les runes de Suki dans sa main, se préparant à affronter celui qui chercherait à s’en emparer, en même temps que de sa vie.

>>>Suite : 11/12
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Re: Le Vignoble

Message par Haple Mitrium » mer. 11 juin 2025 20:36

11. Sol glissant par temps d'orage

En l’espace d’une heure, la nuit tomba, et avec, sa conviction d’avoir bien fait de s’aventurer seule. La pluie tambourinait sur la toile de la tente ; les éclairs déchiraient celle du ciel nocturne comme autant de lames acérées. Devant son abri de fortune, le sol était peuplé des ombres des hauts maïs et des branches tortueuses, projetées à chaque nouveau coup de semonce céleste… On aurait dit des griffes prédatrices qui sondaient aveuglément le campement à la recherche de leur proie : Haple, allongée sur le ventre, scrutait l'obscurité, son poignard serré dans sa main, prête à bondir.

Soudain, un éclair plus proche que les autres éclata, frappant la tente avec une violence cataclysmique. Miraculeusement épargnée, Haple leva un regard reconnaissant aux arcs de la tente qui avaient dû canaliser la foudre et la disperser dans le sol. Mais elle ne s’attarda pas sur sa bonne étoile, car elle soupçonnât aussitôt l’implication d’un mage derrière ce dernier coup de foudre. Le fourbe n’avait pas même crié gare !

Comme pour confirmer sa crainte, Vent-Debout se mit à hennir furieusement à mesure que des bruits de pas approchaient, inexorablement. Le cœur de la ménestrelle battait la chamade, tel un tambour de guerre. Allait-il tomber dans le piège ? La guetteuse retint sa respiration… au moment où les pas s'arrêtèrent net, et une vive lumière blanche jaillit au son d'un grésillement électrique. L’intrus, avec un rictus amusé, détecta le piège et s'apprêtait à l'enjamber !

Alors, Haple, réagit dans l'urgence. À l'aide de son poignard, elle déchira aussi silencieusement que possible la toile de la tente sous son corps allongé, puis recula à plat ventre vers l'arrière, telle une anguille glissant dans l'obscurité. Une fraction de seconde avant que le nouveau venu n'atteigne l'entrée, elle canalisa sa magie tellurique dans son tambour de mendiant, invoquant, par le plus silencieux des tapotements sur la membrane de peau tendue, les forces profondes de la terre pour en faire émerger un leurre explosif à son image à l’endroit précis où elle s’était trouvée un instant plus tôt.

L’intrus, soupçonnant peut-être une entourloupe, ou bien cédant au plaisir sadique de se faire une grillade Hinïonne, ne mit pas la main dans la tente mais attaqua le leurre avec un triple éclair dans lequel il insuffla toute sa barbarie. Frapper avec tant de force une jeune fille au sol, neutralisée… Du moins, le croyait-il. Au contact de la foudre, le leurre explosa violemment en une gerbe de gravas, le blessant grièvement au bras, et le faisant trébucher.

Sous l'effet de la surprise, il recula d'un pas et manqua de justesse de tomber dans le fossé. C'est à ce moment que Haple bondit furieusement de sa cachette, aiguillée autant par la peur que par les violentes embardées de Vent-Debout qui se déchainait contre ses attaches à deux d’elle. Lorsqu’elle mit pied à terre, c’est chargée d’un maximum de fluides telluriques qu’elle frappa le sol, provoquant une onde de cisaillement qu’elle conduisit mentalement à travers le sol jusqu’aux parois du fossé. Là, elle déchaina la force disruptive de l’onde, l’invitant à en déstabiliser les murs de glaise ruisselante et à en agrandir la béance jusqu’à avaler le mécréant dans ses entrailles.

Gagnée par une joie sauvage, elle s'approcha néanmoins du fossé avec prudence, gardant ses distances avec son bord instable. La pluie continuait de tomber, s'y accumulait en flaques qui se débordaient en ruisselant sur les parois du fossé. Alors qu’elle se penchait au-dessus du trou obscur, elle distingua la silhouette de son adversaire qui se redressait. C’était bien l’Ynorien, mais il était empêtré dans un grand ciré à capuche qui le protégeait de la pluie battante ; ses fluides telluriques ne seraient aucunement limités par l’intempérie.

Au même moment, qu’un éclair détonna dans le ciel, la main de l’Ynorien surgit ! Haple trébucha en arrière et tomba sur les fesses dans une flaque de boue. Du moins l’avait-elle évité… Mais attraper l’Hinïonne avait-il seulement été son but, se demanda Haple en observant la main prendre prise sur le bord du fossé.

(Non ! Tu ne t’en sortiras pas comme ça !)

Avec rage, la ménestrelle affermit sa prise sur son poignard et l’abattit dans un sifflement sinistre pour lui couper les doigts. Mais ralentie par la boue glissante, et imprécise dans l’obscurité, son coup manqua et le voleur retira sa main avec un hoquet de surprise.

- Attend que je remonte, tu vas voir, petite teigne ! la menaça-t-il des profondeurs de sa tombe.

Comme pour affirmer son courage, l’adolescente brava son adversaire d’un pas en avant… dans une flaque d'eau. Au son d’éclaboussure qui en résulta, le voleur émit un cri de victoire et posa sa main sur le bord ruisselant du fossé :

- Je te tiens !

Alors, un courant électrique remonta de proche en proche la paroi du fossé par le biais de l’eau ruisselante jusqu’à ses bottes trempées et… la paralysa. Elle ne ressentit aucune douleur, mais, à vrai dire, elle ne ressentait plus rien ! Ses membres, sa peau, son esprit même lui semblait insensible… choqués. Elle reconnaissait les effets de ce sort : c’était en l’électrocutant de cette manière qu’il lui avait dérobé ses runes la veille.

Profitant de ce moment de répit, l’Ynorien remonta à la surface à la force d'un seul bras et au prix d'un effort colossal qui ne fit qu’aviver son envie de meurtre. Son orbe magique pulsant furieusement des éclairs qu’il invoquait, le visage incapable de se détourner de sa victime comme un bourreau qui prend plaisir à la tâche, il était bien décidé à mettre fin à ses jours une bonne fois pour toute. Alors, la foudre dans ses yeux annonçant celle qu’il allait libérer, il se fit enfin justice.

Haple, incapable d’agir ou de contre-attaquer, se laissa tomber à terre et esquiva le sort du voleur, une succession de trois terribles éclairs. Celle-là même qui l’avait atteinte au visage et au bras la veille. Il allait recommencer ! Cette fois, elle ne pourrait pas esquiver ! Avec l’énergie du désespoir, l’adolescente se tortillait au sol en direction du fossé. Peut-être que si elle pouvait y rouler… ?

Mais le ricanement sinistre de son bourreau la figea sur place. Il ne lui en laisserait pas le temps. Avec un dernier éclat de courage, elle pivota sur le dos et leva le menton, fière et digne. L’autre ne devait pas partager cet avis, la voyant couverte de boue, comme un vers à ses pieds.

- Pitoyable… Tu ne mérites pas que je dépense mon énergie sur ton cas, commenta-t-il avec un mélange de satisfaction et de mépris, avant de conclure en ramassant la bourse qu’elle avait laissé tomber, celle de Dame Suki. Voyons voir… oui, c’est à propos.

Suite à ce verdict cryptique qui n’augurait rien de bon, le maître des runes sortit une pierre de la besace et la serra dans son poing en marmonnant un mot inconnu avec une méchante lueur dans les yeux.

Alors le sol vibra dans l’obscurité, et apparut un ver aussi long que son bras et aussi large que sa tête, comme une émanation de la nuit et de la terre. C’en était trop pour Vent-Debout : déjà encensé par l’ambiance… électrique, le hongre vint à bout du nœud approximatif qui le retenait à son attache et détala dans la nuit. La créature, elle, remua, ses anneaux roulant comme pour se réveiller, sa tête couronnée de crocs acérés pivotant de droite et de gauche comme s’il reniflait l’air à la recherche d’une proie. Puis, son effroyable gueule s’arrêta sur l’elfe au sol ; le sang de Haple se figea.

Au son du rire démoniaque de son invocateur, le ver des sables serpenta vers son petit-déjeuner. Alors qu’il accélérait, Haple réalisa soudain que ce n’était plus le courant électrique dans ses muscles qui la paralysait, mais la peur. (Et la peur, on lui fait face !) Aussitôt, cette pensée formulée, Haple reprit possession de ses moyens, et, au moment où la créature fondait sur elle, la ménestrelle convoqua ses fluides terrestres en renfort.

La boue qui la couvrait des pieds à la tête était son meilleur allié : l’infusant de ses fluides, elle la durcit afin d’en faire un véritable bouclier. Lorsque les mâchoires annulaires du ver se refermèrent sur son bras érigé en rempart terreux, sa protection magique encaissa le plus gros du choc et seule la pointe des crocs lui éraflèrent la peau en dessous.

De son autre main, la ménestrelle contre-attaqua dans la foulée : coup de poignard dans le corps serpentin de la créature infernale. Si proche était sa cible – et si grande la voracité de cette sangsue sablonneuse, grignotant sa proie au prix de sa mobilité – que Haple ne pouvait manquer sa cible. En revanche, les écailles du monstre rampant dévièrent la pointe de son arme, ne leur occasionnant qu’une égratignure.

Décidant d’aider un peu le destin, et de précipiter sa sentence, le voleur décida de s’en mêler et envoya une décharge électrique sur l’adolescente, immobilisée sous le poids du ver des sables. Frappée de génie, Haple parvint juste à temps à pivoter sur le côté pour dresser son bras déjà blessé en protection, de manière à préserver son bras d’arme, oui, mais surtout, dans l’espoir que le ver serait électrocuté par la même occasion.

Et de fait, le courant lui occasionna certes, à elle, de douloureux spasmes musculaires, mais il se propaga ensuite dans la gueule dentée du maudit lombric, le forçant à lâcher prise. Piqué au vif par ce choc électrique, la bête se tourna vers sa source et changea de cible. C’était le moment de répit inespéré dont Haple avait besoin pour se reprendre.

Aussitôt, sans même prendre la peine de se redresser, l’adolescente entra en transe . Yeux fermés, prenant le risque d’ignorer son adversaire, elle descendit en esprit sous les frondaisons de la Forêt Mémorielle. Elle pouvait compter sur ses ancêtres pour la protéger ; elle le savait désormais : malgré leurs failles et leurs excès, ils avaient cherché à la protéger, la guider, pour son bien, ou ce qu’ils avaient perçu comme tel. Grâce à cette certitude récemment acquise, elle accueillit à coeur ouvert leur énergie spirituelle, agitant son enveloppe charnelle de spasmes jubilatoires tandis que ses fluides affluaient de nouveau en elle par l’intermédiaire de ses ancêtres devenus poussière.

Lorsqu’elle émergea de sa transe, le souffle court, elle ouvrit les yeux sur le voleur qui lui, semblait nettement moins frais, son bras inutilisable pendant le long de son flanc et la lueur des éclairs dans son orbe magique faiblissante. Il était néanmoins parvenu à se débarrasser du ver des sables et la regardait avec un sourire mauvais qui signifiait sans équivoque qu’elle avait maintenant toute son attention.

Souhaitant éviter une nouvelle blessure cuisante tout en maintenant la pression sur son rival, la ménestrelle se releva précipitamment et fit émerger de terre un nouveau double à ses côtés. Elle y chargea sa rage de vivre, et en son sein pulsait la puissance de sa noble lignée. Côte à côte, les deux Haple défiait l’Ynorien de faire son choix dans cette nuit qui verrait l’un des deux rejoindre ses ancêtres.

Plissant les yeux sous l’effet de la fatigue et de l’obscurité, le voleur opta pour la prudence. Et la ruse. Avec un sourire hargneux, il saisit une pierre runique accrochée à sa ceinture et la brandit en avant. Cette fois, Haple reconnut le mot qui commandait au vent :

- Aol ! lança-t-il avec férocité.

Alors, Haple et son double furent projetées l'une sur l'autre par un souffle sorti de nulle part. Alors, le leurre explosa, laissant Haple sans voix. Littéralement… Haple porta la main à sa gorge, là où déjà se mêlait la boue et la pluie, réalisant avec horreur que du sang chaud s’y mêlait en grande quantité. Sa jugulaire avait été tranchée !

Incapable de poursuivre le combat, elle n’avait plus qu’une option, un seul espoir de s’en sortir. De se jouer du destin. Alors, que la nuit de l’esprit se superposait à l’obscurité nocturne, Haple s’abandonna dans le seul sens qui pouvait encore la sauver. Toute son attention se porta sur le bout de ses doigts. Sur la douceur de la boue, la pureté de l’eau de pluie et la vitalité de cette veine qui giclait par saccades généreuses comme pour s’offrir au monde : un sentiment de folie douce monta en elle, alors que, avec un sourire béat d’où toute douleur était absente, elle opéra sa magie curative.

Par l’opération de ses fluides terrestres, la mourante sépara la fraction minérale de la fraction organique de cette onction tricolore, et appliqua le cataplasme de boue qui en résulta sur la coupure béante. Aussitôt, le monde qui l’entourait revint à ses sens : le sol sous pieds, le ciel nocturne comme chappe d’étoile et celui qui devait payer pour ses crimes entre les deux.

Mais le temps lui était compté. Dans quelques minutes, son cataplasme se dissoudrait sous la pluie, et sa vie la fuirait de nouveau. Haple le savait, et son adversaire aussi. Comprenant que le temps jouait en sa faveur, l’Ynorien recula avec une ironie malsaine sur le visage. Il comptait disparaître au milieu des plants de maïs et la laisser se vider de son sang.

Sans hésiter, Haple le suivit dans la mer obscure de tiges feuillées et d’épis barbus. En y pénétrant, Haple connut une seconde de doute : c’était l’environnement parfait pour un piège. La visibilité était encore plus réduite que dans le campement. Tout autour d’elle était en mouvement sous l’effet du vent et de la pluie battante. Si bien qu’il serait facile à l’agile voleur de la prendre à revers s’il perdait patience et décidait de précipiter sa mort.

Alors, Haple se résolut à prendre les évènements en main. Elle ne ferait pas guider à sa fin par le bout du nez : si elle devait y rester ce serait en combattant, son adversaire en vue et la peur dans ses yeux. Conquise par cette vision guerrière, Haple canalisa suffisamment de fluide pour provoquer une petite secousse qui faucherait les plants de maïs et, avec un peu de chance, les jambes du voleur si celui-ci avait eu la bonne idée de s’approcher à moins de deux mètres de la ménestrelle.

Sans attendre, elle mit son plan à exécution. Son énergie concentrée dans sa tête et ses épaules, elle sauta à pieds joints et l’expulsa dans un brutal flot vertical lorsqu’elle toucha le sol, l’entrainant dans une onde concentrique qui déracina les cultures et les coucha comme un tas de mikado. Le corps de l’Ynorien n’était pas parmi eux… mais …(Là !)

Haple avait repéré un mouvement suspect à la lisière de la petite clairière qu’elle avait créée. Une ombre trop grande, trop massive et trop rigide pour être celle d’un plant de maïs ondulant dans le vent. Alors, avec ferveur à défaut de certitude, Haple saisit la masse informe dans son étau de boue , étouffa un cri de surprise qui confirma ses suspicions.

Sentant le cataplasme qui commençait à se défaire et le sang qui commençait à poindre sous la surface de boue, la ménestrelle parcourut en hâte les quelques mètres qui la séparait de sa cible emprisonnée et enfonça sa dague aussi profondément que possible là où l’impitoyable maitre des runes cachait son cœur.
C’était sans compter sur la résistance que la camisole terreuse exerçait contre la pointe de sa lame. Comment avait-elle pu oublier ce détail ?! Une erreur qui allait lui couter la vie, car, au moment où l’étau de boue se dissipa, son cataplasme rompit lui aussi sous la pression de sa fluide vital jaillissant.

Alors, les évènements s’enchainèrent. Entraînée par le poids de l’elfe qui s’effondrait, la lame s’enfonça dans le torse du voleur et l’entraîna dans sa chute. Il n’avait évité que de justesse une blessure fatale grâce à une torsion désespérée du bassin, mais le coup avait tout de même perforé son poumon droit. Il ne se relèverait pas d’une telle blessure – c’était la fin du combat, tout deux hors d’état de nuire, leurs corps se faisaient face, agonisant, allongés au sol comme s’ils attendaient le fossoyeur.

Haple aurait au moins la satisfaction de savoir que son rival ne lui survivrait pas, songea-t-elle avec un sourire tremblant et une larme à l’œil. Pour cela, elle devait durer encore un peu, refaire un cataplasme de fortune … (Juste pour quelques secondes…) Sans même avoir besoin du contact de sa main, elle laissa simplement s’échapper un mince filet de fluide par l’ouverture dans sa gorge et le laissa s’y lier à la boue sanguinolente afin de resouder le cataplasme décrépi. Il ne durerait pas aussi longtemps, mais cela suffirait pour voir les paupières du bel Ynorien se clore sur le reflet de la lune montante.

Du moins, c’était si l’Ynorien voulait bien s’abandonner docilement à la mort ! Mais non, il fallait qu’il s’accroche à sa misérable vie. La panique dans les yeux et du sang sur les lèvres, l’increvable malfrat porta une main à sa ceinture pour se saisir d'une gourde.

Haple comprit qu'il allait se soigner et arrêta son geste en projetant sur lui le reste de fluide terrestre qu’elle possédait – elle n’en aurait plus besoin là où elle se rendait. Lorsque l’étau informe se referma , sans force, sur le bras tremblant du voleur, il n’occasionna pas de dégâts supplémentaire – mais était-ce nécessaire ? Il suffisait de l’empêcher de se soigner.

()

(… se soigner…)

La perspective d’un salut possible éclipsa toute idée morbide de mort au combat. Fébrilement, Haple lui arracha de la main la gourde magique avec cette sentence :

- C'est toi ou moi...

Puis elle porta la gourde à ses lèvres, invoquant mentalement la plus grande potion de soin qui s'y trouvait. Elle sentit la chair sous son cataplasme s'activer, se reconnecter et rejeter la couche de boue devenue inutile. Alors qu’elle, l’adolescente orpheline aspirait à grandes goulées cette nuit d’exception, lui, rendit son dernier souffle : un râle pitoyable que le clapotis irrégulier de la pluie suffit à couvrir. Il était mort : aphone, anonyme, anéanti.

Alors, les tremblements de son corps répondirent au tonnerre qui zébrait le ciel comme pour la couronner de lauriers foudroyants. Alors, des larmes de soulagement se mêlèrent aux rivières d’eau céleste qui lavaient son visage d’albâtre.

Le contre-coup était terrible ! D'avoir survécu, d’avoir tué un homme !...

>>>Suite : 12/12
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Re: Le Vignoble

Message par Haple Mitrium » mer. 11 juin 2025 20:59

12. Le salaire du courage

Elle laissa libre cours à ses émotions durant un temps incertain. La pluie s’arrêta, puis reprit. La lune atteint son point culminant, puis redescendit. Une chouette se permit de hululer dans le silence retrouvé. Mais finalement, ce furent des bruits de sabots qui forcèrent l’adolescente éprouvée à revenir dans le moment présent et à reprendre le contrôle de ses nerfs.

Ses poumons semblaient avoir oublié comment s’ouvrir à l’air, mais Haple leva la tête malgré tout pour guetter qui approchait. (Ennemi ou allié ?) Deux pointes grises apparurent en réponse par-dessus la cime des plants de maïs en bordure du champ. Soudain, elles frémirent au son d’un ébrouement familier… (Vent-Debout). Le hongre blanc était revenu sur ses pas ; la tête de sa cavalière retomba au sol.

Au prix d’un effort surhumain, Haple se força à tourner la tête et poser le regard sur l’Ynorien. Heureusement que ses paupières étaient fermées : ça lui faciliterait la tâche encore à accomplir. Lâchant la gourde magique qu’elle tenait toujours dans sa main, elle roula sur le côté, puis sur le ventre, avant de finalement prendre appui sur ses genoux. Là, elle avait retrouvé la station droite, et ses idées se remettaient en place progressivement.

Sans ordre ni méthode, elle entreprit de dépouiller le cadavre. Ses bottes, d’abord, cousues dans un cuir souple mais robuste, vinrent sans résistance. L’orbe magique dont les parois de verres n’abritaient plus aucun éclair roula au sol, inerte ; elle le rangea sans précaution dans l’une des bottes. Elle désangla ensuite un brassard, puis l’autre, avant de se raviser : la seconde pièce d’armure légère avait été si endommagée par l’explosion de son double tellurique que la paire était inutilisable. Ou plutôt … (Invendable). Car, elle ne se faisait pas d’illusion : aucune pièce d’armure n’était à sa taille.

Lorsqu’elle parvint au torse du vaincu, elle réprima un haut-le-cœur. Le sang avait progressivement imprégné le tissu cousu de pièces en cuir, si bien que le pourpoint perforé était irrécupérable, de même que le manteau de cuir imperméable qui avait protégé le fulguromancien de la pluie. Et puis, mieux valait ne pas attirer l’attention sur elle avec des vêtements ensanglantés…

Mais Haple prit tout de fois sur elle : le plus important restait encore à faire. Elle espérait ne pas s’être tromper, ne pas avoir risquer sa vie pour rien. Refoulant son dégout, et la peur instinctive de voir le cadavre soudainement s’animer pour défendre son bien le plus précieux, l’adolescente glissa une main par le col du pourpoint, tâtant la gorge froide du macchabé à la recherche de… Mais elle ne trouva pas de trace de pendentif.

Haple retira sa main d’un geste sec, autant par irritation que par soulagement, et l’essuya encore et encore sur son pantalon trempé. Une nouvelle peur montait en elle : et si elle ne savait pas reconnaître la boussole d’Iglesios – l’« arcane d’Yram », comme l’avait appelée l’Ynorien. Elle n’avait aucune idée de ce à quoi elle ressemblait, ni d’où chercher. Tout ce qu’elle savait, c’est que l’artefact était censé être indiquer la présence de runes.

(Les runes !...)

Haple se serait frappé le front, si elle n’était pas engourdie par la fatigue et le froid. Elle écarta le pan de manteau ciré qui couvrait la hanche du voleur et dévoila sa ceinture. A tâtons, elle suivit des doigts la bande de cuir ceignant son tour de taille – un geste qui en d’autres circonstances l’aurait plongée dans le plus grand embarras.

Une première loge creusée dans le cuir passa sous son doigt, puis une deuxième, et encore une… (Vides) Ce devaient être les emplacements qui avaient contenus les runes qu’il avait utilisées en combat. Poursuivant son inspection, Haple détecta un crochet qui avait peut-être accueilli la gourde magique, puis un anneau dont elle ignorait la fonction. Peut-être n’était-il que décoratif…

Mais ni runes, ni artefact mythique… Haple déboucla la ceinture et la retira sèchement de sous le macchabée, comme pour lui faire payer son manque de coopération, avant de la fourrer en vrac avec l’orbe magique au fond de la botte. Elle l’examinerait à la lumière du jour : peut-être pourrait-elle lui être utile en combat, elle qui voulait faire des runes un atout contre les Sœurs du Saint-Livre.

Haple scruta la sombre silhouette de pied en cape… Rien en vue, quand bien même le faible clair de lune n’aidait guère à discerner l’attirail du voleur. Mis à part une bosse dans son pantalon… sur le côté de la cuisse. Elle ne lui avait pas encore fait les poches, débutante qu’elle était ! Avec empressement, la ménestrelle en sortie deux bourses : l’une émit un tintement métallique étouffé – de vulgaire yus qu’elle vida négligemment dans sa botte-hotte, tandis que le contenu de l’autre, plus lourde, roulait sous ses doigts à travers le cuir.

Elle avait enfin trouvé sa besace de runes. Nul doute qu’elle y découvrirait celles qu’il lui avait volées, et peut-être aussi celles du marchand de minerai et du capitaine Kendran… auquel cas, elle le leur rapporterait, comme promis. Mais en cet instant, peu lui importait d’avoir recouvré ses possessions – c’était tout dire l’ardeur avec laquelle elle espérait toucher au but !

Passant la bourse de runes au-dessus du corps du défunt comme elle l’aurait fait avec un appât à la pèche à la mouche, l’ingénue s’attendait à ce que l’objet convoité se manifeste à tout instant. Emettrait-il un son, un signal lumineux ? Se mettrait-il à vibrer dans l’obscurité ?

()

Elle attendit. Elle réessaya, plus proche, plus lentement, plus attentive… Rien. Aucune réaction ne vint récompenser ses efforts. Elle avait enquêté méthodiquement, traqué sans relâche, combattu avec acharnement. Elle s’était dépassée, aussi bien physiquement qu’émotionnellement. Elle avait même fait la paix avec son histoire familiale !

(Tout ça pour rien…)

Dépitée, apathique au-delà de tout entendement, Haple se releva. Il n’y avait plus qu’une chose à faire. Nettoyer la scène du crime, se débarrasser du corps et tourner la page. Elle ne pouvait pas dissimuler le cercle de maïs aplanis, mais elle pouvait déjà ramener au campement ses prises de guerre. Accompagnée du bruit spongieux de ses bottes dans la boue, elle dépassa Vent-Debout et déposa son chargement avec ses autres affaires.

(Le corps, maintenant...)

Au moins, l’Ynorien avait-il été svelte, s’encouragea l’optimiste. Le trainer par les pieds ne s’avéra malgré tout pas chose facile, car la boue augmentait les frottements, et surtout… la fit glisser à trois reprises. Elle n’était plus à cela près et se releva à chaque fois, sans broncher, l’esprit hagard, tout juste consciente de la mécanique de sa macabre besogne.

C’est alors qu’elle arrivait à destination, s’apprêtant à larguer le corps dans le fossé entourant de la tente, qu’un doute la saisit. Il lui semblait avoir vu bouger le bras du voleur. L’espace d’un instant, l’idée saugrenue d’un retour du fulguromancien lui traversa l’esprit, avant qu’elle ne se rassure avec l’hypothèse la plus probable : il avait dû heurter une pierre ou un quelconque obstacle sur le sol qui l’avait dévié de sa trajectoire.

Un détail retint néanmoins son attention – les ressorts incroyables d’un esprit bien entraîné à l’observation… Cet incident avait eu lieu précisément où le poignet du voleur avait approché les affaires abandonnées au sol, y compris…

(La besace à runes !)

Haple lâcha irrévérencieusement les chevilles de son fardeau inanimé et inspecta les choses de plus près. En retroussant la manche du voleur, elle découvrit un bandeau de tissu autour de son poignet. Un pentagone métallique y avait été fixé. Curieuse, Haple en essuya d’un revers de main la couche de boue qui le recouvrait. Mais, elle ne distinguait pas grand-chose à la seule lumière de la lune déclinante. Peut-être… ?

(Peut-être que... peut-être que…)

L’adolescente s’énerva contre son propre acharnement. Des théories capillotractées, elle pourrait toujours en trouver : la dernière en date, selon laquelle la boussole ne s’activerait que lorsqu’une rune « devenait » proche, par contraste avec celles qui l’étaient déjà, aurait pu expliquer l'absence de réaction tout à l'heure et le supposé mouvement de poignet qu'elle pensait avoir détecté à l'instant. Sans cela, l'artefact serait constamment déboussolé par la présence de rune dans la besace de son propriétaire, non...?

(Non, non, non... assez...)

Elle n’avait pas le courage de tester sa nouvelle théorie... et d’essuyer une nouvelle déception.

(Demain…)

Il serait bien assez tôt demain pour réaliser, encore une fois, qu’elle avait fait fausse route. Alors, avec une résolution dépassionnée, elle finit sa besogne : le corps disparu dans l’obscurité du fossé avec un bruit étouffé au contact du fond boueux. Elle n'avait même plus la force mentale d'implorer son ouvrage de terrassement de se refermer sur la preuve accablante de son crime ; tous ses fluides avaient été consommés dans sa lutte à mort contre l'anonyme voleur. Et refermer le trou a main nue aurait été une tâche herculéenne dont la seule pensée l'assomait de fatigue. Alors, elle repositiona grossièrement les branches et feuilles pour dissimuler la bouche du fossé. Puis, sans même se donne la peine de rattacher Vent-Debout ou de rafistoler ce qui restait de la tente, Haple s’allongea sous les débris de toile dégoulinants et tenta de trouver le repos.

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