Arrivée de l'arrivage
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Donc si je comprends bien, vous êtes sortie victorieuse d’un affrontement avec un serviteur de cire…
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Oui)
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… et une harpie…
(
Oui)
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…et vous maintenez qu’il n’y avait personne d’autre sur les lieux que Sœur Hermance et vous ?
(
…)
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Oui.
Alors que les portes du couvent étaient à portée de bras, la Révérende Mère avait insisté pour la contre-examiner une dernière fois. Elle avait visiblement du mal à accepter la version des faits présentée par la ménestrelle et soutenue par une Hermance fidèle à sa promesse. Pour cause, comme cette dernière l’en avait informée lors du combat de la veille, une harpie ne s'attaquait normalement pas à une personne de sexe féminin…
Mais Haple n’avait pas dévié de sa version des faits, tentant maintes fois de faire bifurquer la Révérende-Mère sur le sujet du butin récolté et de son entrée au rang des Collecteuses, en vain. Alors finalement, la mère-religieuse accepta qu’elle ne tirerait pas plus des deux jeunes femmes :
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Très bien, soupira-t-elle en poussant la grande porte du couvent,
présentez-vous à la Sœur Rosemonde et remettez-lui votre collecte. Elle vous expliquera le privilèges et responsabilités des collecteuses.
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C’est donc officiel ; je suis une collecteuse ?
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Naturellement, conclu tristement la Révérende-Mère en la dépassant sans se retourner.
Haple n’en croyait pas ses oreilles. Pendant tout le chemin du retour, sa supérieure avait tourné autour du pot… mais c’était confirmé : elle avait réussi sa mission et rempli son objectif personnel ! Elle était libre de se joindre aux missions de collecte ou de partir seule à sa guise – les Sœurs Nétone et Nacota ne résisteraient pas longtemps à la tentation de profiter de cette nouvelle exposition de l’« élue » de leur cœur, s’amusa la ménestrelle, bravache.
Elle contourna le mur d’enceinte en direction de l’étable, Hermance à ses côtés et l’ânesse guidée par la bride.
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On est donc doublement consœur, Collecteuse Haple.
Haple détectait un soupçon de taquinerie dans la voix de l’humaine. C'était la première fois depuis deux jours qu’elle manifestait autre chose que de l’apathie ou du sérieux ; le retour dans le périmètre rassurant de leur communauté ravivait son ancien caractère… Haple n’était pas sûre que ce soit une bonne nouvelle mais accueillit néanmoins ce changement avec opportunisme :
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Il faudra alors que je me mette au niveau. Là-bas, au campement... amorça-t-elle avant de faire une pause à la vue du visage de l’humaine s’assombrissant et de rectifier le tir :
disons juste que je dois beaucoup ma survie à la chance et au concours de circonstances qui a vu mes adversaires s’affaiblirent mutuellement avant que je ne les affronte.
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Oui… concéda la Collecteuse expérimentée,
mais tu as vaincue le tas de cire par toi-même et, dans une certaine mesure, tu t’es positionnée intelligemment en attendant… le bon moment pour engager ton second combat.
Alors qu’elle faisait référence à la posture pacifiante que l’elfe avait adoptée tandis qu’elle-même s’était retrouvée seule en prise avec Pulchinel, l’humaine avait lancé un regard sombre devant elle : un regard de reproche qu’elle n’osait destiner à celle qui l’avait malgré tout sauvée après coup. Haple saisit l’ambiguïté de son sentiment. Elle commençait à entrevoir les nuances de la psychée adulte…
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Attendre que ton adversaire soit affaibli et que ta propre position soit fortifiée est toujours une bonne tactique. Tu t’es bien battue, confirma Hermance,
et… je n’aurais pas mieux fait.
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Peut-être est-ce qu’on pourrait s’entraîner ensemble alors ? proposa Haple qui avait cette idée en tête depuis que l’autre avait bâti l’ébauche d’un pont entre elles.
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Peut-être… mais d’ici-là…
L’humaine ne finit pas sa phrase mais fit un signe de tête en direction de l’étable devant laquelle elles étaient arrivées. Haple constata sans l'ombre d'un remord que le mur Ouest était toujours défoncé. Les rondins qui étaient tombés du toit par sa faute avaient été rangés sur le côté et les box avaient été évacués conduisant à ce que les plus petites montures partagent leur enclot à deux. C’est ainsi qu’elle dut conduire l’ânesse à un box qui abritait déjà un poulain pour l’y délester de son mord et de sa lourde charge.
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Laisse, je m’en occupe, lui offrit Hermance d’un ton neutre.
Haple ne se fit pas prier. D’autant plus qu’elle n’avait aucune idée de comment prendre soin d’une monture et, surtout, qu’elle avait hâte d’aller trouver la Sœur Rosemonde. Elle se contenta donc d’endosser les paniers contenant le fruit de sa mission de collecte (
humph…c’est lourd !) avant de se diriger d’un pas irrégulier mais conquérant vers l’étude de l’Ancienne.
Par chance, Haple connaissait bien les habitudes de sa maîtresse en runes et l’y découvrit en pleine séance de calligraphie méditative :
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Sœur Rosemonde, je vous dérange ?
L’Ancienne se retourna brusquement au son de sa voix et un sourire de soulagement fugace effaça l’inquiétude qui avait un peu plus creusé les traits de son visage parcheminé… avant que celui-ci ne retrouve rapidement sa sage et douce neutralité.
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Pas du tout. Ravie de vous voir de retour et… hasarda-t-elle avec son regard porté sur les paniers que Haple posa sur la table ronde en bois massif de l’étude,
je vois que vous ne nous revenez pas les mains vides.
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Mission accomplie ! claironna Haple, rayonnante.
Du charbon de la mine du Fleuve Blanc. Vous auriez pu me le dire que c’était là-bas d’ailleurs, poursuivit-elle sur un ton faussement accusateur,
cela m’aurait évité de nourrir de faux espoirs à chaque ruisseau !
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L’orientation est une compétence cardinale des collecteuses, Sœur Haple, se contenta de répondre la doyenne.
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La Révérende-Mère doit donc avoir jugé que j’ai fait mes preuves sur ce terrain : elle m’a confirmé mon nouveau statut de collecteuse.
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Naturellement. Tu as rempli ta part du marché : tu sembles à même d’affronter les rigueurs des missions de collecte.
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A ce propos, je rapporte d’autre matériaux dont je pense qu’ils seront utiles au Couvent, annonça la ménestrelle d’un ton enjoué qui s’apprêtait à déballer non seulement le contenu du deuxième panier mais aussi ses arguments de vente.
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Ah oui ? l’invita Rosemonde à poursuivre.
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Des plumes de harpie – durables et affutées en plus d’être majestueuses – qui sublimeront les œuvres de nos consœurs calligraphes, articula-t-elle avec une bonhommie et une flatterie entendue.
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Voyez-vous cela… ? ironisa l’intéressée.
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De la cire arrachée au corps d’un serviteur d’une Dame Chandelle, poursuivit Haple en enjolivant son argumentaire des connaissances que la Révérende-Mère lui avait fournies sur ces créatures cavernicoles lors du chemin de retour :
plus pure et calorique que la cire d’abeille, elle brule à merveille et surtout permettra la confection d’encaustiques sans imperfection pour une luminescence magnifiée !...
La ménestrelle se sentait emportée par un lyrisme de marchande de tapis… que tempéra d’une dose de réalisme la réponse mordante de l’Ancienne.
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La cire d’abeille que ne produisent plus les ruches que TU as détruites. Ce n’est que juste retour des choses que tu en fasses donc don à la communauté, n’est-ce pas ?
Haple marqua une pause. L’Ancienne avait anticipé où l’adolescente voulait en venir : une récompense. Son esprit réfléchit à toute vitesse et réagit au quart-de-tour.
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Qu’est-ce qui compte plus aux yeux du Maître du Temps, la justesse du présent envers le passé ou celle qui prépare le futur… ? proposa-t-elle, sibylline.
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Zewen seul le sait, rejeta Rosemonde en ces mots la direction qu’Haple avait tenté de donner à la conversation pour réduire l’importance de ses exactions passées.
Ou bien penses-tu détenir la réponse et résoudre cette question bassement séculière par un argument religieux ?
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J’ai quelque chose dont le couvent à besoin et je demande un juste prix en échange. Point barre, coupa court l’adolescente avec la brutalité et l’impatience caractéristique de son âge que sa nature elfique ne tempérait plus après les épreuves déroutantes qu’elle avait subies ces derniers jours.
L’Ancienne ne se crispa pas. Avec un regard empreint d’un mélange d’affection et de regret, elle tourna le dos à l’Hinïonne et, après un temps de silence, le regard porté au loin à travers la fenêtre qui donnait sur les contreforts des Pieds du Géant, relança formellement la négociation :
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Et que voudriez-vous, Sœur Haple, en échange de ces matériaux ?
Haple y avait bien réfléchi sur le chemin du retour et répondit avec une hâte derrière laquelle transparaissait son excitation :
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De la Douce Féérie.
L’annonce fit sursauter l’Ancienne qui se retourna choquée :
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Certainement pas. Jamais. C’est tout simplement hors de question !
Haple se renfrogna. Elle avait eu en tête de rendre la monnaie de leur pièce aux Sœurs Nétone et Nacota qui l’avaient empoisonnée avec cette herbe neurotoxique.
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Pas de Douce Féérie ; pas de cire.
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Haple…
Après deux nuits d'insomnie et les chocs émotionnels vécus, la fatigue nerveuse l'emportait sur son bon sens et son tact habituels. L’adolescente fixait résolument un point éminemment captivant sur le plancher en bois de la salle d’étude… refusant de lever le regard vers l’Ancienne qui lui refusait ce qui lui revenait de droit !
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Sœur Haple, reprit Rosemonde plus fermement,
vous prétendez appartenir au rang de Collecteuse, soyez-en digne et montrez vous raisonnable. Soyez adulte.
La dernière formule, dite à voix basse comme un gros mot dont on sait qu’il blessera, fit mouche comme aucune démonstration logique n’aurait pu. Haple cru qu’elle allait bondir … mais se dégonfla tout aussi rapidement. Elle leva les yeux vers la doyenne des collecteuses et s’y vit comme dans un miroir : l’image n’était pas flatteuse et finit de vaincre sa résistance.
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Quoi alors… une autre herbe peut-être ?
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Eventuellement, de quoi aurais tu besoin ?
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J’ai récemment eu des douleurs au bas ventre… des douleurs menstruelles, se força à expliciter l’adolescente.
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Ah, je vois, répondit simplement l’Ancienne,
je n’ai rien qui puisse les empêcher – il te faudrait de la Nays pour ça et c’est extrêmement rare et précieux – mais si tu en as le courage, je peux te proposer autre chose…
Haple ne répondit pas mais sentait déjà que la porte se refermait sur la négociation : elle ne laisserait pas son courage être remis en question. Pas après en avoir si péniblement fait preuve en mission.
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L’Ortie Vêlevite est une herbe relativement commune dans les environs bien que difficile à identifier. Elle induit des contractions musculaires. Si tu en emploie en local à petite dose sur une longue période, tu habitueras ton corps aux douleurs menstruelles si bien que tu ne les remarqueras même plus. Du moins, nuança-t-elle,
elles ne te dérangeront plus autant et ne te distrairont pas en mission.
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Bof…)
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Mais attention, l’avertit l’Ancienne dans sa lancée,
à ne pas l’utiliser trop concentrée ! Un distillat ingéré par voie orale ou une poudre séchée sur ta peau provoqueraient d’effroyables spasmes. Vraiment, c’est très dangereux et à ne pas traiter à la légère.
Voilà qui piqua l’intérêt de la ménestrelle ! Elle s’imaginait déjà détourner l’herbe spasmodique en poison et les Sœurs Nétone et Nacota agitées de tremblements incontrôlable.
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Marché conclu.
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Très bien. Alors tu peux descendre ta collecte à la Sœur Intendante. Et n’oublie pas de lui rendre le matériel que le Couvent t’a prêté pour la mission. Ensuite, je te retrouverai à l’infirmerie pour qu’on s’occupe de ces blessures que je voie sur ton bras et ta main.
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Et ma récompense ?
Rosemonde ne laissa pas transparaître sa déception.
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Je déposerai quelques mesures d’Ortie Vêlevite dans ta cellule. Je te laisserai la ranger à l’abri de la lumière et de l’humidité.
Haple opina du chef et remit son lourd fardeau sur les épaules avant de se rappeler que la doyenne des collecteuses était censée lui inculquer les « privilèges et responsabilités » associés à son nouveau statut de Collecteuse selon les dires de la Révérende-Mère.
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Plus tard, Sœur Haple, plus tard, répondit seulement Rosemonde qui commençait à montrer des signes de lassitude.
N’y tenant pas plus que ça, l’elfe se dit que si quelqu’un dans cette communauté avait bien le temps d'attendre c’était bien elle et l’adolescente Hinïonne qu’elle était se mit en marche vers la porte. Alors, une dernière phrase dans son dos l’arrêta, dite avec hésitation par une Rosemonde plus âgée que jamais :
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Tu sais Haple… on obtient parfois plus en se comportant avec altruisme qu’avec égoïsme. Car les liens qui nous unissent sont plus puissants que toutes les armes et toutes les magies.
Haple sortit, fière de ses victoires martiales, heureuse de l’issue de son troc et indifférente aux paroles de la vieille femme.