Le Sanctuaire Perché

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Yuimen
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Le Sanctuaire Perché

Message par Yuimen » ven. 29 déc. 2017 12:39

Le Sanctuaire Perché

Au sommet des montagnes se trouve un lieu bien singulier. Un long chemin tortueux passe dans des gorges étroites. Si la neige et le froid règnent en maîtres incontestables à l’entrée du sentier, le climat au bout de cette voie est tout autre. Dans une enclave, encerclée par les parois rocheuses, vous découvrirez un autre monde. Le long des falaises, des arbres feuillus ont poussé, nul ne sait comment. La terre, généreuse, n’est pas glacée par l’hiver perpétuel qui sévit ici. Il y pousse même des fleurs… Oui, des fleurs, pourtant si sensibles et délicates…

Une source chaude et bénéfique réchauffe le sol de toute son âme. Elle jaillit au centre de ce paradis. Ses bulles sont des plus relaxantes. Elle est la mère de cet Eden. Mais quelque chose entache cet univers enchanteur: à quelques pas du point d’eau se dressent deux tertres de pierres, impérieux. Celui de gauche est dominé par un buisson. L’arbuste a poussé. Il a pris racine dans les cendres du premier défunt. C’est en y puisant les forces nécessaires qu’il a réussi à percer pour atteindre les cieux. Aujourd’hui, il se dresse et un jour, il ira caresser les nuages avant de rejoindre le soleil pour l’éternité.

Le tertre de droite est sous la protection du premier. Et, chose étonnante, il est recouvert d’une multitude d’orchidées aux couleurs flamboyantes. Pas une fleur n’est semblable à sa voisine. Et pas une ne nuit à l’autre. Toutes poussent à l’unisson en puisant leurs forces dans l’eau salvatrice. Dans cette tombe aux mille pétales repose une créature partie trop tôt… Une Elfe Blanche du nom de Lïnoä Erihana Maërnilh, feu compagne de Salmon El, le rôdeur qui parcourt le monde, et Sœur de Lornis, qui repose à ses côtés, veillant sur elle et la protégeant de toutes ses feuilles.

Au dessus de la source se dresse un abri, bâti lorsque sépulture fut donnée aux deux Âmes Gardiennes de ces lieux. La beauté de cet endroit soutirerait un sourire à la plus vile des créatures. Et, si personne ne contrôle le passage dans ce sanctuaire si reculé, sachez que le sang ne doit en aucun cas le souiller…
Et prudence, celui qui a fait de ce lieu un sanctuaire est possessif… car les siens logent ici à jamais…
Il y a désormais trois tombes.

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Sinaëthin
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Re: Le Sanctuaire Perché

Message par Sinaëthin » lun. 18 janv. 2021 09:57

Le vent hurlait au sommet de la montagne. Nous nous étions éloignées de notre périmètre habituel pour fuir la grêle mouillée qui s’était abattue un peu plus tôt sur les flancs du massif. La logique aurait voulut que nous redescendions vers la vallée pour profiter de conditions plus clémentes mais nous craignions que les lourds nuages qui encombraient le ciel n’annoncent une tempête qui secouerait bientôt trop la forêt pour nous laisser chasser ou nous reposer. Nous avions donc préféré continuer notre ascension pour dépasser ces nuages relativement bas dans l’espoir de retrouver le soleil et le calme un peu plus haut. Le gris sale du ciel et le gel qui empêtrait nos mouvements laissèrent place à un blanc aveuglant. Passées les intempéries qui nous avaient poussées jusqu’ici, nous eûmes un instant de répit, flottant comme entre deux eaux dans une sérénité relative. Tout était du blanc le plus pur, de la neige qui tapissait les monts au flou lumineux qui nimbait tout le reste.

Une bourrasque se leva brusquement. Soudain, nous nous retrouvions aux prises avec des courants aériens d’une violence inattendue. Ils nous firent faire quelques cabrioles, le temps de nous remettre d’aplomb. Ce col, d’ordinaire parfaitement praticable, s’était momentanément transformé en une tourmente dans laquelle nous eûmes tôt fait de perdre le Nord. On y voyait à guère plus que quelques pouces. La neige s’était mise à tomber drue. Nous alourdissant et nous forçant à puiser dans nos réserves pour trouver l’énergie de continuer. Mais continuer où ? Comme en réponse à ma question silencieux, Nildë fit mine de changer de direction et m’invita à la suivre. Elle connaissait un endroit. Un refuge où nous pourrions nous abriter. Elle aurait préféré l’éviter car elle n’avait aucune envie de tomber sur ce qui y avait élu domicile mais avec un peu de chance le lieu serait encore vide. Malgré ce temps agité, nous touchions seulement au début du printemps. Le massif était encore suffisamment inaccessible pour être globalement impraticable.

D’un cri perçant ma compagne m’indiqua que nous approchions. Dès que j’aperçu l’entrée, mon coeur fit un bond dans ma poitrine. Enfin. Nous allions pouvoir nous poser. Dans un ultime effort je me propulsai un peu plus haut puis fondit sur l’ouverture béante dans la montagne, repliant mes ailes pour fendre les courants sans leur offrir aucune. Nildë disparut la première et je m’engouffrai après elle dans une relative obscurité.



Quelques battements d’ailes pour ralentir notre arrivée et nous pûmes enfin atterrir, choisissant un rocher relativement proche de l’entrée comme perchoir pour étudier la situation avant de s’enfoncer davantage. J’échangeai un regard interrogateur avec Nildë. Elle s’ébroua, étira ses immenses ailes blanches, secoua la glace qui empesait le duvet de ses pattes puis entrepris de lisser consciencieusement ses rémiges. Dans la faible lueur de l’entrée de la grotte, elle luisait d’une aura opalescente qui me rappela la lune. Quelle apparition ! Avec son plumage quasi immaculé, ses grands yeux dorés et son petit bec noir qui perçait à peine les barbules de sa machoire. Un harfang dans toute sa splendeur, comme en voit dans les livres.

Des cristaux de glace s’écrasaient sur le rocher au rythme de ses mouvements précis et fondaient mollement sur la pierre. Toute affairée qu’elle était à remettre ses plumes en ordre je le savais heureuse de se retrouver enfin au sec. Je m’ébrouai brièvement à mon tour, étirai mes membres courbaturés et redécollai dans le plus grand silence pour explorer la grotte où ma compagne nous avait amenées.



Passé le tunnel par lequel nous étions arrivées je débouchai à ma grande surprise dans une vaste cavité à la voûte à demi effondrée et au sol partiellement recouvert de végétation. Le lieu était immense. Il me faudrait plusieurs minutes pour en faire le tour. Là où le jour perçait, la lumière tombait à flot, accompagnée d’une neige timide qui en fondant sur le sol faisait des marres et des ruisseaux. La voûte partielle et les parois qui semblaient ceindre le refuge protégeaient l’endroit des assauts du vents. Il y faisait toutefois une température inexplicablement douce. Je virai sur la droite. De hautes colonnes de pierre étaient semées ici et là, en rangs désordonnés, vestiges d’un ancien temple peut-être. La végétation prenait en certains endroits les allures d’une jungle exotique tandis qu’en d’autres elle se tenait respectueusement à distance. Des chemins de dalles dans la mousse et quelques ustensiles m’apprirent que le lieu était fréquenté des bipèdes.

Un peu plus loin je découvris une petite bâtisse en pierre, en bois et en roseaux. Elle avait l’air abandonnée. D’étranges bibelots pendaient à ses fenêtres et aux extrémités des poutres qui dépassaient du toit. En retrait, plusieurs tertres avaient été érigés. La verdure les évitait soigneusement, si ce n’est pour de fantastiques orchidées blanches qui jaillissaient à leurs sommets, comme par magie. Je notai que plusieurs autres ouvertures, plus ou moins larges, perçaient les murs du sanctuaire. De désagréables courants d’air en venaient. Alors que j’atteignais l’autre extrémité de l’espace, un courant chaud me caressa le ventre. Là, sous mes yeux ébahis, une vaste source d’eau chaude étirait son lit des tréfonds de la montagne jusqu’à former un petit étang. Il y avait de quoi y plonger plusieurs ours.

Comme il fallait s’y attendre, ce point d’eau était relativement fréquenté. Un lynx lapait prudemment l’eau de la source, aux aguets. Non loin, un renard blanc se faufilait sous le couvert des buissons pour aller étancher sa propre soif, prenant grand soin de garder une distance respectueuse avec le félin. Au beau milieu de la source, un singe se prélassait et me lança un regard noir lorsque je le survolai. Il fit mine de rouspéter et ceci alerta une poignée de corbeaux jusqu’alors occupés à prélever des insectes de la mousse qui tapissait les berges. Ils se mirent à caqueter d’un croassement raillard et à battre des ailes en guise d’avertissement. J’avais intérêt à bien me tenir ou ils n’hésiteraient pas à s’en prendre à moi. Ils ignoraient que je n’étais pas seule mais peu importait. Je n’avais pas l’intention de leur chercher des noises. Il devait certainement y avoir suffisamment d’insectes et peut-être même des rongeurs pour nous rassasier toutes deux sans avoir à s’en prendre au plus gros gibier. Je poussai un hululement courtois en réponse et continuai ma ronde.



Je n’étais pas encore revenue à mon point de départ lorsque Nildë me rejoignit. Elle glissait silencieusement dans le demi-jour du sanctuaire et frôlait délicatement du bout de ses rémiges les plantes grimpantes qui partaient à l’assaut des parois. Elle en tirait un plaisir certain. Elle retrouvait un lieu connu et chargé d’agréables souvenirs. Je remarquai alors le parfum des orchidées, de l’humidité, de la pierre froide et de la pierre chaude, des vapeurs chargées de minéraux, de la couche d’hummus qui s’épaississait avec les années, de la sueur des animaux, de l’urine, du bois qui moisit, du métal qui rouille, et une dernière odeur, tout à coup très familière et pour autant incompréhensible.

Il y avait bien des effluves de jasmin mais il s’agissait d’une fragrance à la fois plus puissante et moins vivante, comme l’écorce tombée des eucalyptus, les feuilles de sauge brûlées par le soleil d’été et les fougères englouties par les rivières sorties de leur lit après l’orage. Une sensation de chaleur me détendit à cette pensée et je me sentis presque somnolente. Le souvenir lié à cette odeur m’échappait mais je ne cherchai pas à m’en saisir. Il m’arrivait souvent d’avoir l’impression de reconnaitre certaines choses sans pour autant pourvoir m’en rappeler et j’avais tout bonnement accepté ce fait sans trop m’en soucier. Ce sixième sens nous avait plusieurs fois évité des ennuis et permis de trouver de quoi nous nourrir en des lieux improbables.

Tout comme Nildë, qui avait eu la malchance d’être capturée par des Humains et arrachée à sa terre natale plusieurs années auparavant, j’avais des notions de leur fonctionnement et savais en tirer partie. Peut-être avais-je été moi-même un jour leur captive. Si c’était le cas, je ne m’en souvenais pas. Les lointaines mémoires de Nildë d’un vaste continent gelé évoquaient bien quelque chose en moi, mais comme n’importe quelle impression elle restait fugace et somme toute de peu d’intérêt. Pour nous le passé n’était pas vraiment un objet de contemplation ou de réflexion. Simplement une source de leçons qui venaient inconsciemment compléter nos réflexes, nos intuitions et nos savoir-faires.

La grande chouette poussa un bref hululement et me dépassa. Je fis demi-tour à sa suite. Elle me ramenait vers la petite bâtisse qui avait tout l’air d’une habitation et entra maladroitement par l’une des ouvertures exigües pour se poser directement sur une table où je ne tardai pas à la rejoindre. Notre atterrissage ne souleva nulle poussière. Et aucune végétation n’avait envahi la pièce. Je regardai partout autour de moi, cherchant des signes que le temps avait passé depuis la dernière fois que le lieu avait été visité. Mais il y avait là des baies fraîches, du poisson fumé et séché et un genre de pain noir dont les miettes avaient juste eu le temps d’attirer quelques fourmis. Nildë se jeta aussitôt sur le poisson. Nous savions l’une comme l’autre que bien que malgré sa mort et son goût étranger il était encore comestible. La faim fit grogner mes entrailles mais quelques chose d’autre retenait mon attention. L’odeur méconnue, elle y était plus intense. Contre le mur du fond un petit âtre avait été construit et des braises y rougeoyaient doucement. J’inclinai la tête avec circonspection. Quelque chose était posé sur les braises et c’était cette chose dont se dégageait une vapeur parfumée.



“Eh bien, eh bien, voici donc nos invités !”

Je m’envolai avec grand fracas et manquai de peu me cogner dans Nildë qui avait été tout aussi surprise que moi. Paniquée, je m’efforçai de quitter l’habitation mais dans mon affolement et mon épuisement je m’empêtrai dans des tentures et cordages qui pendaient du plafond. Je poussai un cri terrifié et réalisai avec horreur qu’une vieille femme avait attrapé Nildë. Comment avait-elle pu nous surprendre ? Pourquoi ne l’avions-nous pas entendu approcher ? Mon coeur battait à une vitesse ahurissante.

“Allons, allons, calme-toi ! Je ne vais pas te manger !”

Nildë poussa un petit cri. Elle se tenait calmement sur le bras de l’humaine, résignée. Nul mal ne lui avait été fait et nul mal ne lui serait fait. Elle connaissait cette humaine. Nous n’avions rien à craindre. Elle préférait simplement éviter sa compagnie, comme celle de toute autre créature en général. Et elle n’avait pas apprécié plus que moi d’être prise au dépourvu.

“C’est bien malin, quel désordre vous avez mis !”

La vieille femme continuait de babiller tout en faisant de grands signes aux étoffes dans lesquelles je m’étais coincée. Elle tira un tabouret de sous la table et le rapprocha, manifestement décidée à venir à mon secours. Pas plus enchantée que cela par l’idée qu’elle me touche je me débattis de plus belle, battant comme je pouvais des ailes, donnant des coups de becs et de serres dans tous les sens dans l’espoir de me libérer. Quelque chose rompit soudain et je me sentie tomber. Avec un cri la vieille femme tenta de me ratrapper mais je manquai de peu son second bras, lacérant le cuir flasque de sa peau sans parvenir à m’y accrocher et frappai viollement le sol.

“Par les enfers mais vas-tu donc te calmer !”

Je perdis connaissance.



Lorsque je rouvris les yeux, il faisait plus sombre dans la pièce, un enivrant fumet de poisson en train de cuir flottait dans l’air et l’humaine se tenait face à moi, visage à ma hauteur, à une proximité extrêmement inquiétante. J’eu un mouvement de recul mais elle ne bougea pas. J’étais posée au beau milieu de sa table, qu’elle avait débarassé du reste. Nildë s’était perchée sur le sommet d’une étagère et nous toisait avec mauvaise humeur. Et la vieille femme ne me lâchait pas du regard. Ses grands iris noirs me transperçaient. Elle avait les sourcils froncés, les yeux plissés et une moue agacée.

“Mais qu’es-tu donc ? Ou qui es-tu donc ?”

Je ne comprenais pas vraiment le sens des sons qu’elle émettait mais je sentis son interrogation. Elle répéta son interrogation, sans un son cette fois-ci, en tentant de me la projeter mentalement de la même façon que je communiquais avec Nildë, sans succès. C’était comme une aiguille qui tentait de s'immiscer sous ma calotte. Elle utilisait probablement une forme de magie. Et je faisais tout mon possible pour y demeurer hermétique. Elle grogna et se mit à triturer une boucle à son oreille, frustrée.

“Pas une illusion, pas une possession, certainement pas une machine… et pourtant ma fille tu n’es pas plus une chouette que je le suis ! J’aurais pu établir le contact avec toi autrement.” Elle se retourna vers Nildë. “Je t’en prie sois raisonnable. Tu sais très bien qu’elle n’est pas comme les autres chouettes. Demande-lui de me faire confiance ! J’essaie seulement de l’aider !”

En même temps qu’elle brassait de l’air, j’avais senti l’humaine communiquer avec ma compagne à cet autre niveau. Nildë partagea alors avec réticence de nouvelles pensées avec moi. Elle me demandait de m’ouvrir à l’humaine. De la laisser m’atteindre, de la laisser me voir et de la laisser nous entendre. Il n’y avait aucun danger à cela. Et plus tôt nous en aurions fini plus tôt la vieille femme partagerait un peu de sa nourriture avec nous et nous laisserait repartir. Puisqu’il le fallait… Je m’efforçai de m’ouvrir.

Un flot coloré de sons, de sensations, de sens et de souvenirs me submergèrent. Je compris subitement les mots que j’avais entendu, le thé qui infusait dans l’âtre, la bienveillance de l’Ynorienne, la perle qui scientillait à son oreille, le renard blanc que j’avais vu plus tôt. Une puissante force m’aspira comme en dehors de moi et la quantité vertigineuse d’informations qui se déversait en moi me donna le vertige. Le sanctuaire perché, la shamane, la guerre, Pohélis, Yuia… Un hoquet de stupeur m’échappa, suivi par un violent haut-le-coeur et une douleur qui hérissa toutes mes plumes.

“Par les dieux, Sinaëthin !” s’exclama Yuki.

Son visage s’était tordu d’effroi et des larmes mouillaient le coin de ses yeux en amandes. Elle leva une main tremblante vers moi.

“Sinaëthin, c’est toi ?”

J’aurais hurlé si j’avais pu. Ce mot me faisait hurler intérieurement. Quelque chose clochait avec moi. Ma peau me faisait souffrir. Mon corps entier était un supplice. Je n’étais pas moi-même. Je n’étais pas un oiseau. J’étouffais. Je me sentais exploser de l’intérieur. Je tentai de m’envoler et l’instant suivant je m’écrasai lourdement sur le terre battue. Et un long glapissement s’éleva.



La douleur avait cessé. Je sentais à présent le moelleux de la terre sous ma peau nue. Mes poils se hérissèrent. De longs cheveux blancs s’étaient collés à mon visage. Mes doigts remuèrent. Mes orteils. Mon souffle était plus profond, mon coeur plus lent et mon corps plus lourd. Nildë poussa un cri inquiet. Lentement, je me redressai sur mes bras avants, puis en position assise. La tête me tournait. J’avais envie de vomir. De dormir. Et je n’avais toujours pas mangé.

La shamane fit le tour de la table, prit la couverture qui était étendue sur sa paillasse et la passa tendrement sur mes épaules. Je levai les yeux vers elle. Elle portait une tunique couleur lilas ajustée par une ceinture en soie verte comme on en voyait à Oranan. Elle avait le visage oval, les yeux bridés et la longue chevelure sombre et lisse du peuple Ynorien. Des rides plissaient le coin de ses yeux et l’encadrement de sa bouche. D’autres lui barraient le front. Elles lui donnaient un air à la fois affectueux et soucieux. Malgré sa peau parcheminée et ses mouvements ralentis elle n’avait cependant pas vieilli depuis la dernière fois que je l’avais vue. Le sang d’elfe qui coulait dans ses veines l’en préservait. Elle avait encore au moins plusieurs décennies devant elle. Venue d’un village où les unions interraciales étaient taboues, c’était sa bénédiction et sa malédiction.

“Yuki” coassai-je d’une voix éraillée.

J’essayai de me relever et elle m’aida puis tira un deuxième tabouret de sous la table où elle m’aida à m’asseoir. Sans dire un mot, elle alla me verser une tasse de thé et posa la coupelle fumante devant moi. Il me fallut un moment pour sortir de mon hébétement et elle su ne pas me presser. La dernière chose dont je me souvenais était d’avoir passé le portail magique qui devait me ramener de Fan-Ming à Oranan. Et pourtant je me savais dans les monts Jumeaux et avais des années de souvenir de vie en tant que harfang. Je me souvenais de la confusion dans laquelle j’étais, perdue dans la forêt, quand Nildë m’avait rencontrée. Elle poussa un nouveau cri en écho à ce souvenir. Je la rassurai mentalement. Et me rassurai moi-même de constater que je pouvais toujours communiquer avec elle.

Yuki s’éclaircit la gorge.

“Je savais qu’il était possible à certains de prendre la forme de leur animal totem ou du compagnon avec lequel ils se sont liés, mais… Depuis quand es-tu liée à cette chouette et depuis combien de temps étais-tu transformée ?”

Je pris mon courage à deux mains. La vérité était terrifiante et je ne souhaitais l’entendre de personne, pas même de ma propre bouche.

“Je… Je crois que ça fait quatre ans.”

Elle me regarda avec des yeux ronds, cligna plusieurs fois des yeux, ouvrit la bouche, se ravisa, et me fit signe de poursuivre.

“Beaucoup de choses se sont... passées depuis...”

Je n’avais pas le coeur ni l’énergie de lui résumer ce qui m’était arrivé. Pas pour l’instant en tout cas. Je baissai le nez vers le thé devant moi et sortis mon avant-bras droit de la couverture pour porter le savoureux liquide à ma bouche. Je soufflai dessus, craignant de me brûler la langue, puis bu une gorgée. Sa chaleur tapissa ma gorge, puis mon estomac vide, et je savourai son arôme puis une certaine amertume bien après l’avoir finie. Sans un mot Yuki se leva pour aller chercher un bol et me ramena une portion de riz et de poisson encore fumant. La maîtrise de mon corps m’était revenue et, armée d’une cuillère en bois, je m’absorbai toute entière dans l’ingurgitation de mon premier repas en deux jours. Et de mon premier repas chaud en quatre ans.

Ce n’est que lorsqu’il ne resta pas une miette dans le bol ni une goutte dans le thé que je fis enfin une pause. J’étais repue. Vaguement somnolente.

“Yuki… Tu te souviens des Crocs de glace ? Et des légendes des guides spirituels Nosvériens qui se présentent sous la forme de grands loups ou autres animaux sauvages ?”

Elle acquiesça.

“Te souviens-tu des Hérauts de Yuia ?”

Elle se pencha en avant, les yeux brillants d’avidité et de curiosité, et récita machinalement :

“Oui, les élus de Yuia, ses messagers, chargés de garder ses temples, d’honorer ses rituels et de cultiver l’adoration de ses fidèles. On dit qu’ils peuvent se transf…”

Elle s’arrêta net.

“Je suis l’une des leurs Yuki. La déesse Yuia m’a appelée à elle lorsque je combattais à Fan-M… Peu importe. J’ai rencontré la déesse Yuia.” Je fis une pause pour la laisser encaisser le choc. “Elle m’a en effet accordé certains dons mais je crois que le passage de... “ Je préférais vraiment lui épargner les explications de mon voyage vers un autre monde pour l’instant. “Quelque chose est arrivé et ça m’a embrouillé l’esprit et… Je m’étais transformée pour… J’ai oublié qui j’étais. J’ai oublié que je n’étais pas une chouette. Il y avait bien comme des souvenirs parfois mais… C’était tellement flou et absurde… Et la survie occupait toutes mes pensées… Sans Nildë…”

Nous nous tournâmes toutes deux vers le harfang. Je sentais sa tristesse. De la déception. Elle allait regretter notre vie. Elle ne voulait pas que l’on se sépare. Elle voulait que je continue de voler à ses côtés.



[Non terminé.]
Silma, Héraut de Yuïa, hinïonne aussi connue sous le nom de Sináëthin Al'Enëthan, accompagnée de Nildë, harfang des neiges.

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