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Le long jour de pluie
Le matin était venu sans lumière, noyé dans un voile gris. Lyra s’était réveillée plusieurs fois dans la nuit, les sens en alerte, l’oreille traquant chaque bruissement dans l’ombre. Les rares instants de sommeil avaient été entrecoupés, hantés par le souvenir de ces bandits, de la peur qu’elle avait ressentie, de l’image qu’elle se faisait du visage fondu de son agresseur.
Le froid l’avait saisie en milieu de nuit, s’infiltrant sous son manteau comme une lame lente. Et lorsque l’aube commença à poindre, une fine pluie, discrète mais permanente se mit à tomber. Son abri étant tout simplement inefficace, Lyra prit la décision de se lever. Assise au bord de son maigre foyer éteint, elle mâchait un morceau de pain dur, les doigts engourdis, les yeux cernés.
Elle ne parla pas. A qui l’aurait-elle fait ?
Lyra rangea ses affaires, lentement, vérifiant chaque objet avec un soin nouveau. Elle recouvrit son grimoire d’un tissu afin de le protéger, ajusta la sangle de sa besace.
Et maintenant ?
Observant autour d’elle, les sourcils froncés, Lyra accepta enfin de se poser cette question qu’elle refusait d’aborder hier :
« Où suis-je ? »
Dans sa fuite, elle avait quitté la route et coupa à travers bois sans réfléchir. Elle avait certes semé ses agresseurs, mais elle était à présent au milieu de nulle part …
Pas de panneaux, pas de bornes ni même de sentiers … Les arbres, et le cours de l’eau.
La panique commença à monter.
(Calme toi … Souviens toi de ce vieux traité sur l’orientation et la topographie que tu as recopié chez Norgal, que disais-il ? Le soleil ! Bien sûr !)
Elle leva la tête en direction des cieux, et soupira de désillusion. Des nuages épais emplissaient les cieux, la luminosité ambiante était faible et grisâtre et déceler la position du soleil relevait de l’impossible.
(… La mousse des arbres qui ne pousse que face au nord ? C’est critiqué, mais je peux me raccrocher à ça …)
En détaillant autour de l’humidité du ruisseau, elle inspectait les arbres, tristes et décharnés. A son grand regret, la mousse semblait proliférer de manière totalement aléatoire, sans se limiter à un vulgaire point cardinal.
Lyra se jura d’annoter dans sa prochaine copie de ce traité qu’il est mensonger et peu utile en situation réelle…
Elle sortit son carnet de notes et y griffonna d’un petit bout de charbon un croquis approximatif de la clairière, du ruisseau et de la pente où elle s’était effondrée la veille.
« J’avançais vers l’est … Et je me suis enfuie par la droite … Mh … Le sud donc. Ai-je gardé ce cap ? Espérons. »
Déterminée, elle glissa son carnet dans sa besace, observa la direction d’où elle venait la veille et adapta son nouveau cap en conséquence, espérant ne pas se tromper et ne s’en remettant qu’à son instinct.
Elle ne le savait pas encore, mais c’était une erreur.
Les pieds lourds et trempés après une petite heure de marche, elle continuait de s’enfoncer dans les bois. Pas de routes, pas de clairières … Rien.
« Tu t’es trompée … »
« Tu t’es perdue » murmura-t-elle au bord des larmes., faisant le constat de cette énergie dépensée en vain.
Reprenant son souffle et essayant de raisonner de manière lucide, elle décréta qu’atteindre un point haut serait la solution à ses problèmes. Scannant les alentours, elle se décida à suivre simplement le sens de la pente. Elle n’est pas dans les montagnes, elle finira bien par atteindre un petit sommet et pourra reconnaitre quelques points clés du terrain. Du moins, elle l’espérait.
Glissant dans la boue et les feuilles mortes détrempée, elle s’acharna, grimpant, encore et encore, souffrant, jurant et larmoyant. Mais ses peines furent récompensées : Une petite clairière, dégarnie, assez pour distinguer le paysage dans la légère brume lointaine. En prenant pour repère un mamelon qu’elle avait contourné hier, elle affina son cap. Lyra ne s’était pas totalement trompée, elle avait simplement dérivé. Concentrée à garder la bonne direction, elle finit, dans un immense soulagement, à retrouver un layon, qui sinuait entre les vallons, vaguement vers l’est.
Un souffle long, profond, s’échappa de sa poitrine. Elle sourit, délestée d’un poids qui pesait sur son cœur, et reprit sa marche. Dans la bonne direction.
La pluie fine et froide continuait de tomber, sans violence, mais sans relâche. Pas assez forte pour justifier un abri. Trop tenace pour l’ignorer. Elle s’infiltrait partout, imbibait son manteau qui devenait de plus en plus lourd.
Lyra marchait, courbée contre le vent, le pas lourd et la mâchoire serrée.
« Je … Déteste… La… Pluie. »
Ses pieds étaient meurtris. Ses bottes trempées, frottaient contre ses talons avec cruauté. A chaque pas son lot de douleur : Raideur de la hanche ecchymosée, ampoules plantaires, courbatures… Ses mollets étaient noués, ses épaules raides sous le poids de sa besace, dont la sangle creusait lentement contre sa chair, ignorant la couche de vêtement censée la protéger.
Ce n’était pas une bonne journée.
A la mi-journée, elle chercha désespérément un endroit sec. Elle trouva un surplomb rocheux, assez large pour s’y glisser à genoux. Un abri misérable, mais protégé du vent et de la pluie. Elle s’y cala contre la pierre glacée, sortit un quignon de pain détrempé et des fruits secs collés.
Elle mangea sans faim, les doigts engourdis, les vêtements lourds d’humidité.
Ses pensées dérivaient lentement vers les évènements de la veille. Maela, encore, et sa bienveillance. Les bandits, terrifiants. Ce jeune garçon, qui en voulait à sa vie, ses yeux bleus, empli d’une haine gratuite … Et l’odeur de son visage calciné lorsque ses émotions prirent le dessus.
Elle ferma les yeux, juste un instant. Un bruit l’alerterait si quelque chose approchait.
Juste un instant…
La pluie s’était enfin atténuée. Profitant de ce répit, elle reprit la route, décidée à faire avancer cette terrible journée. Ses bottes s’enfonçaient dans la boue, glissaient dans la glaise, chaque petite pente représentait un effort inestimable pour elle. Mais il fallait avancer. Chaque bruissement, chaque craquement qu’elle pouvait entendre lui rappelaient les menaces qui se trouvaient derrière elle.
Le jour commençait à baisser. Lyra grimpait difficilement sur une piste caillouteuse afin de franchir une colline. Elle arriva au sommet pour observer les alentours et poussa un immense soupir de satisfaction en apercevant la grande route. Ici, ce sera plus sûr, plus simple. Elle n’aura qu’à suivre cette route jusqu’à Kendra Kar.
Elle dévala doucement la pente de l’autre côté du mouvement de terrain jusqu’à sentir une odeur agréable. Une odeur de fumée, de viande qui mijotait … Un peu plus loin, au détour d’un bosquet, elle aperçut la lueur d’un feu. Des silhouettes assises. Des chevaux, des charrettes. Un campement solide et organisé. Ce n’étaient pas des bandits ni des fugitifs, plutôt une caravane ou des voyageurs en pause.
Elle hésita en s’approchant doucement. Sa gorge était sèche, ses jambes ne la portaient plus.
Une voix rauque interrompit ses pensées.
« Hé qui va là ?! »
En sortant des fourrés, un homme massif, portant une armure de cuir renforcée, de bonne qualité, s’approcha. Il avait l’épée au poing et semblait monter la garde pour protéger le campement. A la vue de la pauvre fille épuisée, minable et sans armes, il rengaina.
« Ah ! Tu ne m’as pas l’air très dangereuse petite, approche. Il y a un feu qui réchauffe et qui sèche ici. Nous sommes plusieurs. »
Lyra restait prostrée, hésitante. L’homme comprit.
« Nous sommes des marchands, nous avons également femmes et enfants. Tu ne crains rien ici. NOSHKA ! » Il s’égosilla de sa voix rugueuse. Une femme d’une trentaine d’année, habillée simplement, à la stature rompue aux voyages, quitta le campement en direction des voix pour répondre à l’appel.
« Noshka, occupe-toi de cette pauvre petite, elle est transie de froid, et je crois que ma barbe l’impressionne trop. » Il sourit, essayant de se montrer avenant.
La femme, Noshka donc, lui tendit le bras pour l’inviter à s’approcher du feu.
Le camp avait été monté en retrait de la route, à l’abri d’un petit talus boisé. Son emplacement, choisi avec soin et intelligence, était suffisant pour accueillir les deux charrettes bâchées, les chevaux attachés et les huit voyageurs qui formaient ce petit convoi. Un cercle de pierres noircies par les flammes entourait un foyer vif qui léchait une lourde marmite d’où s’échappait l’odeur d’un ragoût appétissant, mélange de racines, champignons frais et de viande séchée. Quelques armes de facture assez simple était disséminée à proximité de trois hommes mûrs, en tunique épaisse et bottes de qualité. Deux enfants chahutaient près du feu, tandis qu’une autre femme, plus mûre, semblait invectiver tout ce petit monde de se mettre à la tâche.
« Nous faisons halte ici, nous sommes en route pour Bouhen. Tu viens de l’autre sens ? »
« Oui, je me rends à Kendra Kar, et je viens d’un petit coin, au nord-ouest … »
En s’asseyant, Lyra grimaça de douleur.
« Tu n’as pas l’air en forme… Tu es blessée ? »
« Je vais bien … J’ai juste besoin de repos. »
« Il semblerait oui, mais pour ça, il faut soigner tes maux. Montre-moi, jeune fille. »
Noshka hocha de la tête à ses propos, insistant pour qu’elle accepte.
« Bien … » maugréa Lyra. Elle retira son manteau détrempé – qu’un des enfants installa aussitôt sur un râtelier près du feu – Et tira sur sa tunique afin de dévoiler son épaule et sa peau meurtrie, en essayant de préserver un peu de dignité.
D’une main compétente et délicate, Noshka retira les bandages souillés pour inspecter ses blessures, relevant les yeux sur sa patiente, un air compatissant et grave marquant sa bouche et ses yeux lucides.
« De bien mauvais coups ma fille…Les routes ne sont plus ce qu’elles étaient … Comment te sens-tu ? »
Lyra haussa les épaules, maussade. Elle n’avait pas envie de parler. Pas de ça. Son corps entier la faisait souffrir.
Compréhensive, la guérisseuse s’attela aux premiers soins, appliquant un baume d’herbes séchées et de nouveaux pansements.
« Tes plaies ne s’infecteront pas, c’est déjà une victoire. Tu t’en remettras. Plus vite que tu ne le penses. A présent, il te faut du repos, tu as la mine d’une voyageuse qui vient de loin et qui arrive au bout de ses forces… »
« Si seulement … La vérité, c’est que je suis sur les routes depuis deux jours à peine, et j’ai l’impression d’être déjà brisée …Je ne suis pas faite pour ça… » Lyra se confessa, amère. Avec un peu de recul, il était évident qu’elle n’était pas taillée pour l’aventure.
« Ma douce, les routes ne sont faites pour personne, au départ. Même pour ceux qui s’y croient préparés. » Rétorqua doucement Nochka en essorant une compresse de fortune dans un bol. Elle pointa d’un bref signe de tête l’homme solidement bâti qui avait accueillie Lyra plus tôt, un sourire plein de sous-entendus aux lèvres.
« Deux jours … C’est suffisant pour se demander ce qu’on fait là. Au bout de trois, tu sauras pourquoi tu continues. Mon mari était forgeron. Il disait souvent qu’on ne forgeait jamais un bel outil sans malmener le métal, pour l’assouplir, le rendre flexible et solide. » lui confia t’elle en glissant un clin d’œil bienveillant.
Lyra hocha la tête. Ses paroles étaient réconfortantes, mais, pleine de lassitude, elle n’y croyait qu’à moitié.
Rangeant son matériel, la femme se releva et jeta les vieux pansements au feu.
« Tu peux rester au campement cette nuit. Nous partons à l’aube. D’ici là, tu peux dormir sur tes deux oreilles, nous gardons toujours le périmètre, et quelqu’un veillera sur le feu. »
Le soleil termina sa course, plongeant les alentours dans un crépuscule calme, serein.
Le feu mourait lentement dans son cercle de pierre. La chaleur était douce, diffuse, et les voix du camp s’étaient peu à peu éteintes, remplacées par le froissement discret des couchages et le crépitement des braises.
Lyra, encore éveillée, était restée en retrait. Calée contre la charrette, emmitouflée dans une couverture prêtée, elle mâchouillait un morceau de viande séché. La douleur de son flanc s’était atténuée sous l’effet des soins, mais ses pensées restaient vives.
Elle sortit son grimoire d’un geste mécanique, comme si cela devenait un rituel, peu importe les circonstances.
Elle l’ouvrit à une page qu’elle n’avait encore jamais lue. Attirée par un schéma plus complexe, composé de spirales et de cercles entrelacés. Le glyphe central brillait faiblement à la lumière du feu, peut être était-ce encore son imagination ?
En marge, comme à l’accoutumée, plusieurs notes manuscrites, mais l’une d’elle attira son attention. L’encre pulsait, d’un reflet rougeâtre, le long d’un alphabet qui lui était familier. Elle ne le comprenait pas, mais l’avais déjà observé. Les lettres aux courbes élégantes et raffinées lui rappelaient les brides de mot elfique qu’elle a pu lire dans différents lexiques ou textes classiques. Elle sorti son carnet et retranscrit le plus fidèlement possible ces inscriptions, de peur qu’elles disparaissent. L’un des mots, dans sa construction, l’interpella. Facilement reconnaissable, elle l’avait déjà vu dans d’autres ouvrages, « Lié ? Enchainé ? » Elle n’en était pas sûre.
« Tu te laisses lire par fragments … C’est voulu ? Ou est-ce moi qui commence à te comprendre ? »
Elle n’entendit pas tout de suite les pas qui s’approchaient. Ce n’est que lorsqu’une voix, fluette et tranquille, s’éleva à sa droite, qu’elle sursauta légèrement.
« C’est un livre magique ? »
Elle se redressa à demi. Le jeune garçon devait avoir quatorze ans tout au plus, il se tenait adossé à l’angle de la charrette, un bol vide à la main. Il portait une tunique simple, et lorsqu’elle détailla son visage, Lyra se figea, le cœur serré.
La mâchoire étroite, les pommettes saillantes, les cheveux blonds, les yeux d’un bleu clair et froid. Il ressemblait au garçon de la veille.
Pas parfaitement non, peut-être d’ailleurs n’était-ce que son esprit qui lui jouait des tours. Elle le fixa sans répondre.
« Je … Euh … Désolé, je ne voulais pas déranger. J’ai juste reconnu quelques signes. Enfin … Pas reconnus. J’ai toujours rêvé d’en lire. D’apprendre. Mais j’suis pas un magicien, je ne sais pas faire. Je ne sais même pas lire d’ailleurs … Mais un jour, j’y arriverai ! »
Il s’assit plus bas que le feu, sans s’approcher.
Lyra ravalait un mélange d’angoisse et de colère sourde. Pas contre lui. Contre elle-même. Contre ce que son cerveau revivait.
« J’aimerais bien moi-même réussir à le comprendre … Il est ancien … Et pas très bavard. Il cache bien ses secrets. »
« T’es une apprentie ?! On est passé par la grande ville, et il y avait des mages là-bas ! Mais tu as l’air plus jeune, et moins sévère qu’eux, Ça oui ! »
Elle referma le grimoire.
« Disons que je suis une chercheuse … Et que je n’ai pas encore trouvé. » lui répondit-elle plus sereinement, avec une pointe de sympathie.
« Tu cherches quoi ? »
Lyra haussa les épaules, affichant une moue aussi perdue que celle du garçon.
Il hocha la tête longuement, attendant plus de détails. Sa question lui semblait pourtant simple, mais l’absence de réponse lui fit se sentir bête. Il finit par se lever, posa son bol dans la charrette et s’éloigna, déposant une dernière bûche dans le foyer avant de disparaître vers sa couche.
« Bonne nuit, mage, et bonne chance pour tes recherches. »
Lyra resta immobile, le grimoire contre sa poitrine, observant les braises mourir lentement, jusqu’à ce que le sommeil prît possession d’elle.
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