La Plaine d'Haenian

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Yuimen
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La Plaine d'Haenian

Message par Yuimen » jeu. 31 mai 2018 16:10

La Plaine d’Haenian






La plaine d’Haenian s’étend sur tout le sud de Nirtim, à l'Est du Kenaris et jusqu'à la frontière bordant la Principauté de Kendra Kâr et le Comté de Bouhen. Bordé par l’océan au sud et les forêts au nord on peut également avoir une vue imprenable sur les montagnes. Elle est riche, fertile et permet au sud du continent un approvisionnement largement suffisant en culture.

Si vous restez sur les routes qui traversent la plaine, vous pourrez croiser quelques brigands, Humains ou Gobelins malgré la présence de patrouille Kendran qui parcourent la region.

Autrement vous verrez quelques fermes isolés, quelques hameaux ou divers champs.

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Haple Mitrium
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Re: La Plaine d'Haenian

Message par Haple Mitrium » mar. 8 oct. 2024 21:35

... loin du coeur


La route avait sinué entre les sombres collines boisées au Sud de Pont d’Orian et les marges colorées du vignoble de Blanchefort. Mais plus que les différences paysagères, c’était l’état de la route qui marquait le passage d’un duché à l’autre. Si Blanchefort ne brillait pas par la largeur et la propreté de ses routes, du moins celles-ci ne comptaient pas les nombreux nids de poules, fissures et effondrements de chaussée qui avaient rendu la première partie de leur journée de voyage si laborieuse.

Les inévitables cahots qui avaient résulté de ce piètre entretien des routes avaient entrainé un effet regrettable, ajoutant à la pénibilité du périple : Grégoire Œil-au-beurre-noir s’était réveillé… Et il n’avait eu cesse de se plaindre et de promettre les foudres de sa vicomtesse de sœur à tout un chacun : Haple, la charretière et même le Duc Aldabéron pour son irresponsable gestion des finances ducales !

Dans un premier temps, Haple avait pris le parti de l’ignorer. De peur de lui égaliser le portrait… Pour une raison qui la dépassait, la Sœur Nétone ne l’avait pas remis à sa place. Avait-elle peur de ses connections politiques ? (Certainement pas Hermance en tout cas…) Mais lorsque la brune au tempérament bien trempé avait fait mine de se retourner pour réduire le braillard imberbe au silence, sa voisine à l’avant de la charrette l’avait arrêtée d’un signe de tête aussi sec que discret.

Cependant, plus la petite compagnie se rapprochait de leur destination, plus le dadais insupportable prenait confiance en lui et s’emportait dans ses doléances. Tant et si bien que lorsque la charrette arriva enfin sur les routes soigneusement pavée et bornée de la plaine de Haénian, Haple ne put se contenir et ouvrit les vannes de sa colère à défaut de fermer ses poings une nouvelle fois :

- C’est pas bientôt fini !

La soudaineté de son exclamation eut au moins le mérite de lui fermer le clapet. Mais aussitôt, le rouge monta aux joues de l’adolescent, qui repartit de plus belle :

- … et en plus, je dois supporter l’insolence d’une nonne. Même pas : d’une nonnette. Retourne donc chez toi, l’elfe, ou adresse-moi avec le respect dû à un fils de notable Kendran.

Haple était sidérée par la petitesse d’esprit de son voisin. Elle avait plus de trois fois son âge ! Et elle aussi était fille de notable. Non pas qu’elle s’en serait vantée… au contraire. Derrière elle, elle aperçut Hermance lui faire un signe de tête. Il valait mieux laisser couler. (Soit). Elle en avait assez. Pivotant sur ses fesses, l’adolescente se tourna vers la banquette avant et y rejoignit les deux femmes, laissant les creuses insultes de l’encombrant passager se noyer dans le nuage de poussière qui s’élevait derrière leur convoi.

Nétone fit mine de ne pas la voir s’installer à leur côtés et Hermance ne s’écarta qu’avec réticence pour lui laisser poser une fesse sur l’extrémité de la banquette. Ainsi brinquebalante et manquant de tomber à la moindre embardée des chevaux, Haple se jugeait néanmoins mieux lotie qu’en compagnie de l’autre énergumène à l’arrière. D’ici, elle pouvait admirer la plaine sur laquelle ils étaient parvenus avec ses champs de blés fauchés, ses chaumières regroupées en hameaux et ses îlots boisés.

A une centaine de mètres devant, elle remarqua de ces humains qui avaient façonné le paysage bucolique qu’ils traversaient. Ceux-ci sortaient du bois le plus proche et marchaient tranquillement vers la route, leurs outils posés en équilibre sur l’épaule. Des bucherons qui rentraient déjeuner, sans doute… Le gringalet à l’arrière fit écho à ses pensées :

- Ici au moins, on n’a pas de ces forêts à perte de vue où se retrouvent sorcières et satyres de vos sauvages montagnes ; ici, on a su civiliser le territoire du Royaume… Braves bûcherons, rentrez donc vous restaurer et prendre un repos bien mérité !

Ce dernier détail interpella la ménestrelle. Comment l’humain pouvait-il lui aussi voir les bucherons sur la route devant eux alors qu’il avait le regard plongé vers l’arrière… ? Haple se tourna la tête par curiosité tout en prenant garde à ne pas perdre son équilibre précaire. Ce qu’elle vit alors, plus que le mouvement irrégulier de la charrette, manqua de la déstabiliser : un groupe de bûcherons était également sorti d’un bois derrière leur convoi et avait rejoint la route. (Des bûcherons, vraiment ?...)

Les deux collecteuses comprirent la situation au même moment :

- Des brigands.
- On est prises en étaux.

Ce n’étaient pas des haches ou des houx que portaient ces humains mais des épées de taille et facture disparates. Et ils se dirigeaient indubitablement à leur rencontre.

- La chaussée est trop étroite pour que je puisse les contourner et les semer, commenta d’une voix forte la cheffe de mission à ses passagers avant d’arrêter leur véhicule sur le bord de la route. On ne coupera pas la confrontation alors autant prendre l’initiative. Sœur Haple, Sœur Nétone, allons …
- Ne vous en faîtes pas, si je ne peux pas les raisonner mes fluides d’ombres se chargeront d’eux, lâcha l’arrogant dans leur dos.

Sur cette bravade déplacée, Grégoire mit pied à terre et dépassa les trois femmes qui le regardèrent, sourcils levés, s’avancer comme un coq vers les malandrins qui bloquaient la route devant. Après une seconde de mutisme, Nétone réagit à ce qu’elle venait d’entendre :

- Il ne doit rien lui arriver. Je compte sur vous deux… Moi, je reste ici : la sécurité du convoi est une affaire de collecteuses.

Sœur Hermance hocha de la tête avec un mélange de regret et d’acceptation. Elle aurait visiblement souhaité avoir le soutien de la géomancienne aguerrie mais telle était effectivement leur responsabilité. Sa volonté raffermie par son sens du devoir, elle mit pied à terre après avoir incité Haple à la précéder, puis sortit une épée longue à double tranchant de sous la banquette.

L’elfe regarda la lame avec de gros yeux lorsque Hermance la fit tourner dans l’air d’un moulinet d’échauffement avant de s’élancer sur les traces de l’inconscient. A circonstances exceptionnelles, sentiments exceptionnels : Haple se tourna et s’adressa avec hésitation à son ennemie jurée.

- L’autre groupe de bandits arrive par derrière. Vous êtes sûre que vous voulez rester seule ici… ?

Pour toute réponse, stoïque et prosaïque comme à son habitude, la religieuse se contenta d’un hochement de tête inexpressif. Alors Haple pris son tambour magique en main et rejoignit les deux autres à grands pas.

***


Ils se faisaient face : deux contre trois. Les hostilités n’avaient pas éclaté mais la tension était palpable. En s’approchant, Haple observa que les brigands étaient tous des hommes dans la trentaine, humains, habillés de bric et de broc où l’on reconnaissait les motifs géométriques et les couleurs affectionnés dans les duchés. Ce n’étaient pas des déserteurs mais de vulgaires rustres poussés au banditisme par la nécessité dans un contexte de déprise économique en Valorian. Ils avaient beau se trouver dans les marges de la principauté, Haple s’étonnait de leur présence ici. Un signe de l’effritement des frontières de l’ancien royaume kendran, s’il en était…

- … reprendre votre route. Une petite taxe, c’est tout ce qu’on vous veut.
- Et par quelle autorité prétendez-vous nous imposer cette taxe ?

Haple remarqua amèrement que l’adolescent n’avait pas perdu son toupet. S’il continuait à chercher des noises, elle était bien tentée de le laisser se débrouiller avec les grands gaillards qu’il traitait avec si peu de précaution. Certes ils n’étaient pas lourdement armés et donnaient l’impression de n’avoir jamais combattu que des marchands et des fermiers, mais elle ne doutait pas qu’ils pourraient tout de même lui apprendre une leçon ou deux.

- Par mon autorité… naturelle, lâcha espièglement leur meneur en faisant tournoyer la pointe de sa lame sur un pavé d’un coup de pouce sur la garde.

Celui-ci conclut sa réponse ironique d’un geste dédaigneux de la tête qui renvoya ses cheveux longs par-dessus son épaule. Visiblement peu impressionné, Grégoire opta pour l’escalade et dégaina une baguette en bois tortueuse.

- Grégoi… tenta Hermance de l’arrêter.

En vain. L’instant qui suivit l’adolescent brandit son arme magique en direction de leur chef en marmonnant quelque chose entre ses lèvres tremblantes d’émotion… sans autre effets que de susciter l’hilarité des comparses de sa cible. Haple, elle aussi, se sentit l’envie de rire : avait-il seulement essayé de jeter un sort ? En tout cas, ça n’avait pas eu d’effet probant.

Le chef de la troupe du se dire la même chose. Il affichait une mine perplexe et leva sa main libre pour se gratter le crâne… C’est alors que Haple remarqua le changement : là où auparavant sa chevelure avait été d’un vif blond aux reflets cuivrés, une mèche blanche et desséchée sortait de son scalpe desquamant sous ses ongles. (Dégeux…) Lorsqu’il baissa ses doigts devant ses yeux et découvrit la touffe de cheveux blancs et de peaux mortes, le trentenaire se tendit.

- Petit morveux… La taxe vient de monter. Les gars, lâcha-t-il d’une voix d’autant plus inquiétante qu’elle était dure et sans appel, on prend tout. Et jusqu’à leur vie s’ils résistent.

Les rires devinrent nerveux. Ses acolytes ne partageaient visiblement pas sa soif de représailles. L’homme à sa droite objecta qu’ils avaient déjà récolté suffisamment d’argent sur un couple d’orfèvres et qu’il ne voulait pas, par excès de zèle, tenter leur chance en attirant l’attention des gardes royaux. Le chef le réduit au silence d’un regard sombre.

Alors, comme d’un commun accord, Hermance et Haple affermirent leur prise sur leurs armes respectives : elles ne pouvaient pas se laisser dépouiller de leurs possessions. Profitant de l’indécision du camp adverse, l’humaine ouvrit les hostilités en fendant l’air qui les séparaient d’un grand arc de cercle. Forcés de reculer brusquement, les maladroits se cognèrent les uns sur les autres et se maudirent mutuellement.

- Retournez à la charrette et restez avec Sœur Nétone, ordonna-t-elle aux adolescents sans quitter des yeux ses adversaires qui reprenaient leurs esprits. J’assure vos arrières.

(Non !) A une contre trois, Haple voyait mal comment elle pourrait contenir leur assaut. Tout amateurs fussent-ils… Elle voulait lui prêter assistance – c’était la meilleure stratégie : faire front commun.

- Maintenant !

Grégoire lui força la main en reculant d’un pas hésitant, puis en rebroussant chemin à toute allure.

Aussitôt, le chef des bandits s’élança à sa poursuite, parant d’un coup d’estoc l’attaque qu’Hermance tenta pour lui barrer le chemin. Haple bondit sur les pas de l’humain : elle comprenait son envie d’en découdre avec le morveux mais ses ordres étaient clairs. La chevelure ébouriffée du truand volait au vent et ses longues jambes la distancèrent rapidement. Alors, d’instinct, Haple sut quoi faire. Elle n’avait pas le droit à l’erreur, sans quoi le chef des brigands rattraperait Grégoire.

Ses doigts crispés sur le manche de son tambour et ses pieds fermement ancrés dans le fluide de Yuimen, la ménestrelle parcourut mentalement la distance qui la séparait de sa cible bondissante. Dynamisée par le martellement rhythmique des billes de percussion contre la peau tendue de son tambour, elle projeta toute sa puissance fluidique dans un éclair tellurique. De grains de poussières en mottes de terre, elle conduisit en esprit l’onde de cisaillement de proche en proche. Des pavés se soulevaient, d’autres s’enfonçaient mais, son entraînement aidant, elle parvint à contenir l’énergie entropique jusqu’au moment opportun.

Finalement, l’onde rejoignit sa cible et Haple libéra son chaos destructeur. Comme à travers des lèvres gercées, Yuimen scanda son soutien à la percussionniste ! Le sol s’ouvrit en une bouche béante sous les pieds imprudents du coureur et celui-ci chuta lourdement au sol, gêné par l’épée qu’il refusa de lâcher au prix d’un grognement de douleur lorsqu’il heurta le pavé de plein fouet.

C’était tout ce dont elle avait besoin pour rattraper Grégoire. Sans attendre, Haple se mit à courir pour rejoindre l’adolescent qui s’était arrêté en entendant son poursuivant maudire la ménestrelle. Emportée par l’euphorie de constater sa prouesse fluidique, la jeune ingénue ne prit pas garde aux possibles représailles de l’homme à terre. Elle l’avait certes contourné avec suffisamment de distance pour qu’il ne puisse lui attraper la cheville au passage… mais elle avait sottement négligé l’allonge que son épée lui conférait.

D’un coup circulaire, le scélérat balança aveuglément son arme dans l’espoir de cueillir l’effrontée au vol. Et, le sort aidant les nécessiteux, il réussit ! (Aïe !… Aahah) Peu s’en fût pour que l’adolescente sautillante y perde son pied. Heureusement, la position de l’homme, affalé au sol, lui interdisait l’angle du poignet qui aurait permis d’exposer le tranchant de sa lame. Une violente douleur dans le tibia et une méchante ecchymose : voilà les seules conséquences qu’entrainèrent cette hargneuse contre-attaque.

Boitant les derniers mètres qui la séparaient de son détestable protégé aux yeux ébahis et à la mine déconfite, Haple prit appui sur son épaule pour soulager sa jambe endolorie et le secoua :

- Grégoire ! Reprends-toi. Tu as des fluides d’ombres et moi de terre. Ensemble, on peut le tenir à distance. Peut-être même prendre le dessus.
- Je… Je ne … bredouilla l’incapable.

(Tant pis !) Haple n’attendit pas que l’autre se ressaisisse. Elle poussa violement sur son épaule pour le forcer à pivoter puis lui saisit le bras d’une main ferme pour l’entrainer aussi vite que possible vers la Sœur Nétone. Elle les protégerait… ou bien… (Pas) L’elfe s’arrêta dans son élan : sur la charrette, confortablement assise, la géomancienne discutait posément avec une femme tandis que deux hommes se dirigeaient en courant à l’encontre de l’elfe.

Les renforts arrivaient. Les renforts de l’autre camp bien sûr ! Ce devait être le petit groupe qui était sorti du bois derrière eux pour leur couper toute retraite. Et de fait, Haple remarqua que la femme qui se tenait au pied de la charrette devant la sœur Nétone la tenait en joue avec un arc. (Quoi ?!) Haple eut le sentiment que son monde se renversait ! Était-ce possible que la puissante magicienne soit si facilement mise en défaut ?

Haple évacua la question aussitôt formulée. L’adrénaline aidant, tout autre pensée que les deux hommes approchant et le chef des brigands se remettant sur pied dans son dos fût chassée de son esprit aux abois.

- Attention les gars ! La petite manie les fluides. Son petit copain aussi…

Malgré la précarité de sa situation, la « petite » en question fut piquée au vif d’être comparée au vermisseau qui tremblait comme une feuille à ses côtés. Et si elle avait pu choisir un compagnon, ce n’aurait certainement pas été un gringalet comme lui… Une image l’assaillit : celle de son palefrenier solaire s’interposant devant des chevaux hennissant !

Un sentiment de chaleur l’envahit qui n’avait rien à voir avec le soleil de midi sur la plaine céréalière. Affermie dans sa volonté, Haple jeta un dernier coup d’œil à son voisin incapacité par la peur avant de trancher qu’elle devrait se débrouiller seule. Lorsqu’elle lui lâcha le bras, un éclat à la ceinture de celui-ci retînt son intention : il y portait un poignard rutilant par pure ostentation. (Et l’idiot ne l’a même pas dégainé !) Alors la ménestrelle délesta ce poids mort humain de son arme courte et s’emporta dans une bravade lyrique à destination des lâches qui les encerclaient :

- Pas que les fluides, bandes de vauriens ! Venez donc tâter de mon acier et mordre la poussière !

Bras grand ouverts dans une posture théâtrale, tenant en joue les malandrins de la pointe de son poignard et de son tambour de mendiant, Haple construisit sur cette posture pour donner à voir à ces malfrats ce qu’ils imaginaient déjà trouver en cette adolescente au teint d’albâtre. Une allégorie de la sauvagerie Hinïonne – sylvestre, farouche et mortelle ! Malheureusement, l’adolescente ignorait tout de ce qu’abritait le cœur de ces voleurs de pacotille. Et son aura de beauté ne prit pas. Du moins pas sur les deux nouveaux arrivants qui continuèrent à se rapprocher en tournant autour d’elle comme des vautours attendant le moment opportun.

Leur chef, lui, sembla hésiter. La bouche entrouverte, son ordre d’attaque suspendu à ses lèvres, le trentenaire au charisme de pirate semblait hypnotisé par l’exotisme autant martial qu’érotique projeté par la comédienne. Elle semblait avoir fait mouche avec celui-là ; ironiquement, le fait d’en avoir un peu plus dans la caboche que ses sbires l’avait rendu vulnérable aux charmes subtils de l’adolescente… Comment tirer parti de cet instant de répit ?

Haple jeta un coup d’œil subreptice de part et d’autre pour évaluer ses options. Elles étaient maigres : les trois hommes étaient trop loin pour qu’elle ne les atteigne avec une onde sismique et trop nombreux pour qu’elle ne les attaque séparément. Et s’ils décidaient de se lancer à l’assaut simultanément… (Mieux vaut ne pas y penser) Bon sang ! Elle n’avait qu’une marge de manœuvre très limitée.

A contrecœur, Haple glissa sommairement le poignard entre sa ceinture et sa hanche avant d’en retirer sa gourde magique dans le même geste. Songeant au prix qu’elle lui avait coûté, elle posa ses lèvres au goulot en évoquant mentalement la potion qu’avait contenue le flacon cristallin sculpté en forme de caméléon. (Caméléopie !) Aussitôt, sa vision se troubla. Ses adversaires devinrent à la fois plus nombreux et moins distincts. Comme de moqueurs fantômes dans un kaléidoscope anthropomorphique. Ignorant leurs railleries et leurs doigts tendus, Haple se laissa tomber à genoux, son poignard manquant de lui tailler la hanche.

Rebouchant précipitamment sa gourde d’une main, elle la laissa tomber au sol pour pallier au plus urgent. Ses doigts agrippés aux rainures entre les pavés, l’audacieuse adolescente stabilisa son corps à défaut de pouvoir faire de même avec le monde qui tournoyait sous ses yeux. Et, animée par l’instinct de survie, elle se redressa maladroitement et reprit son poignard en main avant de l’orienter vaguement sur les silhouettes évanescentes d’adversaires qu’elle savait bien réels et enhardis par sa faiblesse momentanée comme des loups affamés.

Confirmant son ressenti, le chef des brigands leur lâcha la bride d’une commande excitée.

- Allez-y les gars. Je ne sais quel sale tour, elle nous prépare la sauvageonne, mais on va pas attendre de savoir.

Alors, peut-être sous l’effet du sang qui afflua à son visage paniqué, ses yeux se stabilisèrent… de part et d’autre de son visage ! Enfin, son esprit accepta cette nouvelle donne : elle vit simultanément l’un des malandrins l’attaquer par la droite et son compagnon d’arme se glisser stratégiquement sur sa gauche tandis que leur chef gardait une distance prudente dans son dos à l’extrémité de son champ de vision augmenté. Ses assaillants voulaient lui imposer leur rythme et, bon gré mal gré, la ménestrelle entra dans cette danse panoramique.

Heureusement, l’attaque du bonhomme était aussi faible et maladroite qu’il était laid. Haple, malgré sa relative inexpérience au corps à corps, parvint à dévier la trajectoire de l’épée courte qui la visait d’un furieux coup de dague. (De la piétaille de grand chemin, oui !) Puis, poursuivant son geste du bras par une rotation d’un quart de tour et un pas chassé, elle prit la tangente de celui qui aurait aimé l’aborder à revers.

Les prenant à contrepied, Haple concentra sa riposte sur le seul protagoniste qui restait en retrait. Lorsqu’elle leva son tambour de mendiant et d’un geste de poignet lui transmit sa rage de combattante, le glas sourd des billes de terre retentit pardessus les cris de hyènes des combattants. Le chef des brigands y reconnut le signe annonciateur de la magie qui l’avait déjà frappé et, instinctivement leva sa fidèle épée en position de garde… au détriment de son bon sens martial. S’il s’était jeté de côté, s’il avait cherché à la déconcentrer ou s’il avait attaqué soudainement, peut-être aurait-il éviter ce qui s’ensuivit.

La poussière des chemins et la crasse de plusieurs nuits à la belle étoile furent les alliées de la géomancienne. Les enjoignant de se solidariser entre elles et à sa cause, Haple leur insuffla son désir d’immobiliser le meneur de cette compagnie de bras cassés et de l’enserrer jusqu’à ce que ses côtes se brisent ! Sans en arriver là, elle parvint tout de même à lui recouvrir le haut des jambes et les bras d’une épaisse couche de boue qui entrava ses gestes et lui arracha un glapissement de douleur.

- Chef !!!

Le malin qui avait cherché à se glisser sur son flanc tout à l’heure oublia toute précaution à la vue du péril que courait l’homme qui – allez savoir pourquoi – avait gagné sa loyauté. Jugeant quantité négligeable un Grégoire accroupi les bras sur la tête, il s’élança au secours de l’humain emprisonné dans sa camisole boueuse. Avertie par son cri, Haple tourna suffisamment la tête pour le voir dans le coin de son champ de vision élargi. Le temps qu’il parcourût les quelques mètres entre eux suffit de justesse à l’elfe pour le voir arriver avec un coup droit grossièrement exécuté et pour tenter de lui couper l’herbe sous le pied… littéralement.

D’un geste ascendant de son tambour, Haple commanda à la terre de s’ouvrir à nouveau. L’homme se rapprochant à vue d’œil, elle opéra en hâte, n’y mettant que la puissance qu’elle avait le temps de collecter… Mais cette fois la cible mouvante lui faisait face et, malgré la surprise évidente sur son visage de voir le sol s’ouvrir devant lui, le malandrin vit venir l’obstacle… qu’il esquiva ! Au moins, l’avait-elle contraint à modifier sa trajectoire et avorter son attaque.

Dans l’instant qui suivit, ses deux adversaires encore libres de leurs mouvements l’encerclèrent. Forcée de tournée le dos à leur chef pour les garder à l’œil – ou plutôt aux yeux, Haple redoutait le moment imminent où celui-ci se libèrerait de son étau magique. Elle ne pouvait pas se permettre d’attendre : il fallait passer à l’offensive ou risquer de se retrouver submergée. Avec un cri sauvage, la ménestrelle se jeta, poignard brandit droit devant elle, sous la garde du bandit qu’elle avait repoussé plus tôt.

Cette fois, ce fut son tour de pêcher par excès de confiance dans ses compétences martiales limitées. Son agilité et son audace lui obtinrent certes accès à l’abdomen de l’homme qui la surplombait de plusieurs têtes, mais la pointe de son arme ripa piteusement contre la grossière cuirasse du bandit. C’est alors qu’elle entendit un bruit métallique contre le pavé à ses pieds au même moment qu’un bras s’enroula sur sa nuque. Son adversaire avait laissé choir son arme sur le pavé et saisi l’occasion pour lui bloquer la nuque entre ses bras aussi endurcis que son âme de vaurien.

Prise de vertige sous l’effet de la constriction, Haple entendit à travers le sang qui martelait ses oreilles le sourd grognement de son geôlier, le rire de son comparse et, avec effroi, leur chef dans son dos qui s’ébroua :

- …te la dompter, c’te garce !

Seule note positive à son asphyxie imminente : elle échapperait ainsi à ce fumet abominable – odeur rance de transpiration et d’urine – qui ajoutait une dimension olfactive des plus regrettables à son supplice. Un sourire lui monta au visage à mesure que son acuité sensorielle s’estompait sous l’effet du malaise imminent. Un sourire cynique, mauvais, vengeur… (Approchez, approchez, venez donc vous en prendre à la petite nonne). Et trop heureux de la voir enfin maitrisée, ceux-ci obligèrent. Sans risque. Jusqu’à ce qu’elle entende à quelques pas leur satisfaction hargneuse…

Alors au bord de l’évanouissement, Haple s’abandonna totalement ; elle décréta désuètes les limites de son corps. A quoi lui servirait-il dans l’au-delà ? Et son énergie ? Dans un ultime acte guerrier, elle expulsa le maximum de fluide qu'elle maitrisait percuter le sol à ses pieds ! (Que Yuimen les emporte tous les trois !) Sans attendre, la terre dansa au rythme de son chant du cygne. Sans surprise, les trois humains s’écrasèrent durement au sol comme les pommes pourries qu’ils étaient.

Elle aussi tomba à genou, dans un premier temps. Le sang raffluant dans sa tête comme par une volonté propre de la maintenir en vie et de la remettre en mouvement, Haple sentit le temps et l’espace reprendre leur prise sur son destin et sa volonté. Il y avait urgence ! Encore à bout de souffle, elle se releva, prenant appui avec son poignard sur la cuisse de celui qui l’avait malmenée comme elle l’aurait fait avec un piolet. Douce mélodie que les injures désarticulées de sa victime ! Voilà qui le ralentirait, songea-t-elle en titubant en direction de son protégé.

- Gré-goire ! haleta-t-elle de sa voix brisée. C’est maintenant ou jamais. Debout !!!

Piqué au vif, l’adolescent se redressa sous la force de sa dernière commande. Une fois n’est pas coutume, le pleutre se rendit utile et passa un bras sous l’épaule de l’elfe pour soutenir l’allure affaiblie de celle-ci. Ainsi, bras dessus bras dessous comme des amoureux improbables, les deux jeunes manipulateurs fluidiques fuirent en direction de leur seul salut possible : la géomancienne aguerrie qui observait leur affrontement avec une attention toute… analytique.

Avec effroi, Haple s’aperçut alors que l’archère aussi les fixait de ses yeux. (Et de son arc !).

- DERRIERE MOI! hurla la ménestrelle avant de pivoter face à Grégoire et pour lui faire rempart de son corps.

Alors, le dénouement de cette course poursuite infernale s’annonça à ses yeux écarquillés et à ses oreilles alertes. Sans appel. Elle n’avait plus d’autre issue possible que de se durcir le cœur à l’inévitable : l’archère lâcha son trait et le chef des bandits se relança sur leurs traces, abandonnant son dernier sbire valide porter assistance au blessé.

Alors, lorsque la pierre de son cœur cristallisa, s’étendant de proche en proche de sa poitrine à ses membres… protégeant son dos, sa nuque et son crâne qui devait accueillir une flèche autrement mortelle et couvrant d’une pellicule opaque le reflet dans ses yeux noirs du chef des bandits arme au poing…. Alors elle sut qu’elle avait perdu.

Pétrifiée dans ses retranchements minéraux, elle sentit une pointe d’acier ricocher entre ses omoplates et les vibrations des pas du malandrin se répercuter dans la plante de ses pieds. Elle avait certes protégé Grégoire de l’archère mais que ferait-elle lorsque l’épéiste pourfendrait son protégé et la cueillerait, elle aussi, une fois ses défenses épuisées… Maintenant qu’elle avait utilisé la dernière goutte de son fluide pour déclencher la pétrification de sa chair, elle ne pouvait plus qu’attendre, impuissante. Pourquoi avait-elle sottement laissé sa gourde au sol ?!

(Ô Zewen, ce n’est pas déjà mon heure !)

En réponse à sa supplique, les fondations de sa forteresse minérale furent ébranlées par un choc terrible. Se fissurant par manque d’énergie, son rempart rocheux lui laissa entrapercevoir pardessus l’épaule de Grégoire un énorme tas de pierre et de terre dont dépassaient… des jambes agitées de spasmes incontrôlés. L’instant suivant, sa chair reprenait vie et ses sens la pleine mesure de ce qui venait de se dérouler.

Ce n’était pas le maître du destin qui était intervenue pour la sauver mais la Sœur Nétone. L’apathique humaine avait conjuré une colonne de matières minérales pour stopper dans son élan le belliqueux truand avant que ses précieux « élus » ne tombent sous sa coupe. Encore que… elle avait fait plus que mettre fin à son acharnement vengeur : elle avait mis fin à sa vie, remarqua Haple en détournant son regard des jambes devenues inertes. Alors, entre soulagement et perplexité, l’adolescente se tourna vers leur puissante sauveuse. Pourquoi diable avait-elle attendu si longtemps pour s’interposer ?!

- Ramassez vos morts et vos blessés et repartez vous tapir dans vos fourrés.

Monocorde et sans équivoque comme à son habitude, la voix de la Sœur Nétone porta loin devant elle. Haple remarqua alors que l’archère s’enfuyait déjà en détalant d’où elle était venue. Visiblement moins sûrs d’eux, les deux malandrins que Haple avaient affrontés se regardèrent dans les yeux, puis la tombe à ciel ouvert de feu l’homme qu’ils avaient suivi dans leur vie de crime, et tranchèrent d’un hochement de tête. Pour eux aussi, ce serait le couvert plutôt que la fidélité dans l’au-delà.

Désormais hors de danger immédiat, Haple se rappela sa consœur en prise avec les deux gus que Grégoire et elle l’avaient laissée affronter. La combative cheffe de mission s’en était bien sortie. Elle avait désarmé l’un d’entre eux tandis que l’autre ne semblait pas en reste, tenant de sa main libre son bras d’arme, visiblement blessé. Encore qu’elle, songea Haple avec amertume, n’avait pas eu à affronter trois adversaires dont leur chef !

- C’est… c’est fini ? demanda Grégoire d’une voix chevrotante à son oreille.

Haple attendit de voir les adversaires de Hermance déguerpir sans demander leur reste pour lui confirmer :

- Oui, c’est fini.

>>>Suite : 12/14
Modifié en dernier par Haple Mitrium le lun. 14 oct. 2024 14:09, modifié 11 fois.

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Haple Mitrium
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Re: La Plaine d'Haenian

Message par Haple Mitrium » dim. 13 oct. 2024 21:12

Bavardage et jardinage

Au terme de l’échauffourée, le silence revint sur la plaine bucolique. Mis à part les invectives que Hermance lançait aux fuyards de revenir se battre… Emportée par son ardeur guerrière, l’humaine semblait avoir raté le chapitre où la Sœur Nétone avait sommé les malandrins de baisser leurs armes ou de connaitre le même sort que leur chef…

Haple regarda longuement son adversaire trépassé. Ce n’était pas la premièrement fois qu’elle voyait un cadavre. Il y avait eu son père, sa mère, et le vil mercenaire dont elle s’efforçait d’oublier le nom… Et maintenant, avec ce Kendran anonyme, la liste s’allongeait. Jusqu’où ? Un sentiment de lassitude menaça de la submerger. Elle secoua la tête. Ce n’était que la fatigue du combat ; elle savait très bien « jusqu’où ?». (Nétone et Nacota !)

- Déblaye-nous le chemin au lieu de rêvasser, Haple, veux-tu ? lui glissa Hermance de retour vers la charrette en désignant le tas de terre et de pierre sous lequel le chef des brigands demeurait enseveli. Tu t’en es bien sortie visiblement.

Haple ne jugea pas nécessaire de lui avouer qu’elle avait bien failli y laisser sa peau et qu’elles ne devaient toutes deux cette issue favorable qu’à l’intervention de la géomancienne. Sans dire mot, elle franchit les quelques mètres qui la séparaient de l’humain. Machinalement, elle toucha de son pied la jambe du cadavre. Comme pour vérifier qu’il était bel et bien hors d’état de nuire. Qu’il ne sortirait pas d’un coup de sous les gravats pour l’attraper et l’entrainer avec lui dans la tombe.

Alors, elle remarqua un objet rond rouler sur le haut de sa cuisse. Une besace en cuir. Haple tendit la main pour l’examiner. Elle avait dû être d’un rouge vif, fut un temps. Un maroquinier l’avait poinçonné de son insigne qui s’effaçait du fait de l’usure : un triangle croisé d’une ligne. (Montagne et rivière). Les emblèmes de Valorian. Leur chef avait donc eu un passé militaire. Peut-être un rescapé des plaines de Kôchii qui n’avait pas pu ou pas su reprendre le cours d’une vie civile…

Haple écarta ces pensées inutiles de son esprit et sous-pesa la besace. Elle était lourde, songea-t-elle avec satisfaction, et le tintement de pièces et de pierres qui s’entrechoquent lui confirmèrent les dires de son acolyte avant que les choses n'aient dégénèré : ces voleurs de grand chemin avaient déjà bien travaillé avant de tomber sur les religieuses.

Elle n’eut pas le loisir d’estimer la valeur du butin car une voix hasarda dans son dos un timide :

- Je peux t’aider ?

Grégoire resta en retrait, attendant que la ménestrelle le regarde par-dessus l’épaule.

- Oui, bien sûr, accepta-t-elle en rangeant sa prise de guerre dans une poche de sa veste. Je vais creuser un trou dans le fossé. Retire les gravas de sur son torse pour qu’on puisse l’y déplacer ensuite.

L’adolescent, méconnaissable d’humilité, opina sobrement du chef et se mit au travail à mains nues… Haple se dit en rejoignant le bord de la route que cette mésaventure lui serait peut-être salutaire sur le long terme. Ça forge le caractère de se confronter à la réalité de ses capacités ! Par comparaison, elle ne put s’empêcher de se sentir satisfaite d’elle-même et du chemin qu’elle avait parcouru depuis son départ forcé d’Anorfain.

Un sourire en coin, Haple s’agenouilla sur la terre sèche du bas-côté. Ses mains sur le sol, elle en sonda la matrice : granules de quartz roulés par le vent depuis les formations rocheuses des Duchés, débris carbonés déposés par des cycles de culture centenaires, matières organiques délestées par des voyageurs aujourd’hui oubliés… Haple arrêta là son inventaire mental : mieux valait ne pas trop s’attarder sur ce qui constitue le sol où l’on pose les pieds. D’autant plus qu’elle allait y ajouter un cadavre à décomposer.

Enjoignant chacun de ces éléments de se défaire les uns des autres, Haple ameublit la terre devant elle jusqu’à ce que la surface du sol commence à s’affaisser de quelques centimètres. Alors, elle invita mottes de terres et cailloux de toutes les tailles à s’écarter de part et d’autre d’une bande d’un mètre de large. Petit à petit, la fosse qui devait accueillir le chef des brigands se creusa, laissant son empreinte en négatif de part et d’autre sous la forme de deux buttées d’où émergeaient, gesticulant en tous sens, quelques lombrics paniqués.

Satisfaite de son ouvrage, la fossoyeuse improvisée rejoignit Grégoire sur la route. L’adolescent avait fini sa besogne lui aussi et en portait les marques sur son habit soyeux. La surprenant par son initiative, il avait entrepris de trainer le corps par les bras, seul. Cependant son manque d’entraînement physique était évident et Haple l’aida en attrapant les chevilles de l’humain.

A sa surprise, la peau du cadavre était encore chaude. La sensation d’une moiteur organique sous la paume de ses mains lui souleva le cœur : c’était une aberration que ce corps sans vie en présente encore les signes habituels. C’auraient pu être un soudard trouvé dans la rue… A cette pensée, Haple leva la tête sur le frère de la vicomtesse qui, hier encore, correspondait à cette définition. Voilà qui devait finir de le dégriser !

Parvenus à la fosse, ils lâchèrent leur fardeau sans cérémonie et entreprirent de le recouvrir en repoussant du pied les deux buttes de terre que Haple avait formées en creusant le trou. Ainsi disparut de leur vue celui qui aurait voulu les spolier de leurs possessions, de leur vie – pantin inanimé aussitôt oublié de tous.

Leur sale besogne terminée, Grégoire se permit une question :

- Pourquoi l’avoir enterré ? Je veux dire… pourquoi cette attention envers un malfrat ?

Haple le regarda d’un air curieux. N’avait-il vraiment jamais vécu hors de son cocon de privilèges ?

- Parce qu’il serait de mauvais ton que des gardes tombent sur un cadavre abandonné sur le bord de la route tant qu’on circulera dessus.
- Mais c’est lui qui nous a attaqué… s’étonna l’adolescent
- Je ne crois pas que ça fera une grande différence pour les autorités. Ils diront qu’il n’appartient pas aux civils de se faire justice soi-même.

Grégoire garda le silence, interdit… Lorsque Haple fit demi-tour et se remit en marche vers ses deux consœurs, il lui emboita le pas – toujours en silence.

En marchant, une pensée traversa l’esprit de la ménestrelle : elle n’avait pas rendu son arme au jeune Kendran. Elle posa une main sur le pommeau du poignard à sa hanche et le dégaina pensivement. A la fois léger et dense, l’instrument de mort reposait confortablement au centre de sa paume. Il était d’excellente facture et son point d’équilibre s’alignait parfaitement avec la fine ossature de l’Hinïonne. Avec regret, elle le tendit à son propriétaire.

- Garde le… proposa-t-il en retour avant de marmonner, tu en ferras meilleur usage que moi.

Haple contempla avec sérieux son voisin, puis la réflexion fragmentaire de son visage dans l’acier rutilant de la lame. (Soit). Elle le rangea à sa ceinture, à l’emplacement où elle gardait normalement la baguette de noyer qu’elle avait trimbalée pendant toute la durée de son exil. Ne savant quoi en faire, elle la tendit à Grégoire.

- Tiens, en échange. J'espère qu'elle te servira aussi bien qu'elle ne l'a fait pour moi, mentit généreusement la ménestrelle qui avait toujours préféré son tambour de mendiant.
- Peut-être que ça m’aidera à produire des sorts plus puissants… se lamenta le piètre magicien en contemplant sa nouvelle possession.

Le nouveau tempérament du gringalet commençait à l’agacer. Presque autant que l’odieuse arrogance qu’il avait affectée jusqu’à ce qu'il perde la face devant les trois religieuses…

- Grégoire, le reprit-elle sèchement, c’est avant tout en s'exerçant qu’on devient meilleur praticien. L’expérience du combat ; l’expérience de la vie. Ça ne s’achète pas chez un forgeron ou un enchanteur.

(Même si ça ne fait pas de mal d’être bien équipée en plus). Haple caressa affectueusement le pommeau ornementé de son nouveau poignard.

- Dépêchez-vous de monter. Je ne veux pas trainer sur les lieux avec une patrouille frontalière qui pourrait nous tomber dessus d’un moment à l’autre.

Haple commenta d’un regard éloquent vers son voisin les paroles de la cheffe de mission qui confirmaient son intuition. Mieux valait ne pas laisser de traces, et partir sans attendre. Alors, les deux jeunes gens parcoururent les derniers mètres en courant et sautèrent à bord avant de s’installer, jambes ballantes, à l’arrière de la charrette qui s’ébranla aussitôt. Cette fois-ci, son compagnon de voyage serait plus agréable à vivre. Du moins, elle l’espérait et lui offrit un sourire poli qui n’engageait à rien mais que celui-ci lui rendit tout de même.

Aussitôt le convoi en mouvement, Haple remarqua du mouvement à la lisière du bois voisin. Les malandrins défaits s’y étaient réfugiés et en ressortaient maintenant que la menace de la géomancienne s’éloignait au petit trot. Les pointant du doigts en train de se rassembler autour de la tombe de fortune, Grégoire lui demanda :

- Est-ce que tu crois qu’ils viennent payer leur respect ?

Haple ne répondit pas à l’ingénu qu’elle pensait plutôt que les vauriens étaient en train de déterrer frénétiquement la dépouille de leur défunt chef pour récupérer leur butin. Peine perdue, songea-t-elle en posant une main protectrice sur la bosse rondelette qui déformait la poche de sa veste. (Peine perdue…)

***


Le reste de la journée se déroula sans anicroche. A mesure que la petite compagnie s’enfonçait dans la principauté, la route devenait plus large et praticable. Tant et si bien que Hermance décida de pousser les chevaux jusqu’à leurs limites dans l’espoir d’arriver avant la nuit.

La perspective d’une nouvelle nuit de repos à couvert les enchantait certes tous, mais la cadence effrénée que leur imposait la charretière rendit le trajet particulièrement pénible. Entre les protestations bruyantes de l’ossature de bois et les à-coups qui menaçaient de les déloger de leur assise, les passagers du véhicule endiablé n’avaient guère l’occasion d’admirer le paysage ou de faire causette.

Hermance leur autorisa néanmoins de courtes pauses pour permettre à chacun, chevaux et bipèdes, de satisfaire leurs besoins biologiques. Et une plus longue pour déjeuner. Haple quitta alors le groupe pour aller remplir leurs outres d’eau fraîche. Ils avaient fait halte au bord d’un champ d’artichauts et l’étrangère admira en marchant ces étranges plantes qui ne ressemblaient à rien qu’elle avait vu dans ses forêts anorfines ou dans les Pieds du Géant.

Parvenue au corps de ferme, on l’accueillit bien différemment de l’avant-veille. Pas de beau travailleur agricole. Pas de vigneron hospitalier. Juste une fermière qui avait l’habitude de voir passer des marchands sur ce grand axe routier reliant la capitale au comptés et duchés voisins. Et l’habitude de les renvoyer sur leur chemin au plus vite.

Mis à part cette halte dinatoire, donc, la petite compagnie fila peu ou prou sans interruption vers leur destination. Et à la lumière faiblissante du soir, Hermance annonça gaiement la fin de leur périple éreintant.

- Haenian, là-bas au loin. On y sera avant la tombée de la nuit.

Pour tenir sa promesse, elle maintint la pression sur l’attelage jusqu’à ce que les flambeaux d’un poste de garde n’apparaissent au détour d’un tournant. Aussitôt, la charretière ramena les pauvres bêtes au trot par la bride et le son grave de sa voix.

Haple en profita pour lâcher la prise sur la rambarde et se retourner. Tout en massant ses doigts ankylosés, l’elfe blanche plissa des yeux pour mieux distinguer la silhouette indistincte de la ville à travers la fumée que dégageaient les chevaux dans la fraîcheur de cette soirée automnale.

Et dire qu’elle avait cru que Pont d’Orian était une place de négoce de premier plan ! Haple avait du mal à appréhender ce qu’elle voyait. A la faible distance d’où elle était, la ville couvrait une bonne partie de l’horizon de ses maisons aux fenêtres illuminées. Surtout c’était la multitude de routes, d’écuries et de postes douaniers aux abords de la ville qui en marquait le caractère commercial.

Devant eux s’étirait la plus large des artères. Et peu avant que celle-ci ne pénètre entre deux rangées d’habitations et de commerces plus hauts que les autres, un grand ensemble d’entrepôts s’étalait à l’extérieur de l’enceinte de la ville. Haple y remarqua de nombreuses silhouettes courbées qui s’affairaient encore à cette heure tardive à déplacer des sacs de bure. Du grain, du sable, de la sciure de bois, et probablement bon nombre d’autres marchandises des localités limitrophes.

- Halte. Par-ci, les interpella un homme armé d’une lance.

Le garde dut juger que la charrette ne gênerait pas la circulation car il leur fit finalement signe de rester sur place et les rejoignit pour procéder à l’interrogatoire de rigueur.

- Bonsoir Monsieur.
- Bonsoir Mesdames. Monsieur, ajouta-t-il formellement à l’attention du jeune Kendran à l’arrière. Je sais bien qu’on est tous pressé de rentrer se mettre au chaud autour d’un bon dîner, mais c’est le protocole.
- Bien entendu.
- Qu’est-ce qui vous amène à Haenian ?
- Nous sommes venues pour la fête de la bière pour approvisionner notre communauté recluse avant la venue de l’hiver.
- Vous importez des marchandises ?
- Pas cette fois, non, l’hiver dernier a réduit nos surplus.
- Vous m’en direz tant, marmonna le garde dans un frisson à la mémoire de la rudesse de cet hiver interminable. Très bien, une dernière question : vous arrivez d’où ?
- De Pont d’Orian.
- Ah tiens, et vous n’auriez pas vu un groupe de voyageurs à pied sur le chemin ?
- Non, des fermiers bien sûr, ici et là, mais pas de voyageurs.
- Tant mieux pour vous. Un orfèvre et un revendeur de runes sont arrivés plus tôt et ont tous deux été victimes d’une bande de brigand à la frontière avec Blanchefort. C’est de plus en plus fréquent depuis l’indépendance des Duchés : Valorian néglige sa sécurité intérieure et ces malfrats en profitent pour y trouver refuge entre deux excursions sur le vignoble de Blanchefort et la plaine de Haenian.

Le garde fit une pause après ce constat amer et tourna son regard vers les deux jeunes gens à l’arrière. Haple prit peur l’espace d’un instant que le garde décide de faire une fouille et posa une main nerveuse sur la bourse incriminante dans sa poche. Son geste attira la suspicion de l’humain :

- Vous êtes sûre que vous n’avez rien vu ?
- Puisqu’on vous le dit, s’agaça Grégoire avec ce dédain si caractéristique du blanc-bec qu’elle avait rencontré la veille.
- Pas la peine de … Monsieur Bonboiseau ! Excusez, je ne vous avais pas reconnu dans l’obscurité. Qu’est-ce que…

Grégoire l’arrêta net d’un regard impérieux qui cloua le bec au garde trop curieux. Dans les circonstances, Haple était reconnaissante que le fils de notable ait renoué avec son caractère hautain : l’adolescent à l’humilité nouvellement gagnée ne leur aurait pas été d’un grand secours.

- Allez-y, allez-y. Bienvenu à Haenian, conclut-il avec une note servile dans la voix qui en disait long sur la position sociale de la famille Bonboiseau.

La menace passée, Haple et Grégoire échangèrent un regard lourd de sens. (Merci) L’autre lui répondit haussement d’épaules qui dénotait un certain embarras d’avoir joué un rôle dont il savait désormais qu’il était odieux. C’était un garçon transformé que Haple regarda entrer dans sa ville natale et observer d’un œil nouveau bourgeois aux riches tenues et façades décorées avec faste.

>>>Suite : 13/14

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Haple Mitrium
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Re: La Plaine d'Haenian

Message par Haple Mitrium » mar. 14 janv. 2025 17:26

(((Dans les épisodes précédents...:
1: Haple est bannie d'Anorfain pour avoir, sous le coup de la colère, tué sa mère à l'enterrement de son père et se retrouve à l'Est des Duchés..

2: Ses compagnons de voyage pensent que son arrivée dans le duché des montagnes la place en grand danger, et que certaines personnes sont à sa recherche.

3 et 4: Haple est capturée en chemin vers Beauclair par deux puissantes magiciennes , les Soeurs Nétone et Nacota(PNJ). Celles-ci lui font perdre connaissance en l'intoxiquant à la Douce Féérie.

5 : Haple se réveille au Couvent des Soeurs du Saint Livre avec un mal de crâne carabiné et aucun souvenir de comment elle est arrivé là: Quid des évènements à Beauclair! La Soeur Nétone lui révèle qu'elle la croit être une "Elue" et qu'elle l'ont conduite au couvent pour sa protection. Leur suspectant des intentions plus sombres, Haple prend la décision audacieuse de joindre les rangs des religieuses pour les espionner.

6 et 7: Haple découvre que les Soeurs Nétone et Nacota mènent des expériences suspectes. Haple rejoint le rang des Collecteuses, ces Soeurs qui sillonent le monde à la recherche de commodités utiles au Couvent, afin de les pousser à mettre la lumière sur leurs agissements.

8: Aux côtés de la la Soeur Hermance (PNJ), Haple découvre que les expériences des Soeurs Nétone et Nacota ont couté la vie à de nombreux enfants enlevés par leurs soins et retrouvés malmenés par les éléments.

9: Lors d'une expédition d'approvisionnement au festival de la bière de Haenian, Haple fait la rencontre de l'un de leur cobaye potentiel, Grégoire, frère de la Vicomtesse, et confronte la soeur Nétone. Celle-ci tente de lui faire ingurgiter un fluide d'air pour tester son hypothèse comme quoi "l'Elu" peut canaliser des fluides contraires. Haple échape de justesse à un sort funeste en s'empoisonnant à la place avec de l'Ortie Vêlevite mais se retrouve tout de même aspergé de fluide d'air et s'évanouit.

)))
Chapitre 10 : Gueule de bois et chemins boueux

01. Sortie de boîte

Obscurité. Silence. Intangibilité. Ces trois aspects fondateurs de sa réalité inconsciente vacillaient. Déjà, la lumière du jour se frayait un chemin de ses paupières fermées à ses rétines rétives. Et ce bruit de pioche régulier, incessant, qui violait la tranquillité de l’humus aussi bien que ses oreilles elfiques. Surtout, oui surtout, la douleur. Sa gorge, à vif, exposée à l’air desséchant et aux impitoyables guêpes en quête de viande… Haple hurla intérieurement son refus du monde sensible !

Qu’importe. Celui-ci s’acharnait à la ramener en son sein, aussi inébranlable et inévitable que les forces de la gravité. La machinerie de son corps se remettait en branle. Rouage après rouage, piston après piston. Bientôt ses fluides vitaux remonteraient de leur profondeur infernale et affleureraient sous sa peau à la pâleur cadavérique. Le Monde s’en apercevait-il : les bruits de pioches cessèrent, comme si le Grand Fossoyeur, à l’aguet, surveillait que sa nouvelle prise ne lui échappe pas.

Alors, Haple sentit une botte, aussi prosaïque que la terre qui la salissait, se poser sur son flanc. Avec regret, elle accueillit malgré elle la sensation des pointes qui mordaient cruellement dans sa chair meurtrie. Puis, d’un coup sec et irrévocable, elle fut propulsée dans un abysse. (De nouveau !) Un abysse d’obscurité et de silence sépulcral. Et toujours la douleur. Encore plus de douleur : ses genoux s’entrechoquèrent violement et ses côtes s’enfoncèrent sous son poids lorsqu’elle percuta le sol de la tombe qu’on avait creusée pour la maintenir hors du monde des vivants.

Ironiquement, ce fut cette nouvelle vague de douleur qui fut son salut. Alors que les pelletés de terre s’abattaient les unes après les autres sur son corps immobile, la souffrance agit en catalyseur de ce malvenu regain de vitalité qui la mettait au supplice. Son esprit n’y était pas prêt mais son âme prit les commandes. Celle-ci ordonna aux fluides telluriques de son écrin charnel de couler librement vers la masse éternelle de Yuimen. Alors, comme le saumon qui dans un formidable élan vital s’élance à contre-courant de la rivière, Haple remonta la pluie de terre qui continuait de l’ensevelir.

Poussé dans le creux de ses reins par une force irrésistible, le corps inanimé de l’elfe blanche émergea de sa tombe. Elle qui avait utilisé ce pouvoir de terraformation pour creuser les tombes de ses ennemis… la voilà qui se voyait portée à la surface par une butte formée contre son gré par son âme rebelle. L’ironie du sort !

Quelle qu’elle fut, la personne qui avait cherché à la mettre en terre ne semblait pas partager ce sentiment. Horreur et panique capturaient mieux l’état d’esprit probable de celle-ci tandis qu’elle prenait ses jambes à son cou en hurlant : « Vivante ! Elle… elle est vivante !!!! »

***

Le temps s’écoula. Lentement.

La pluie vint… et s’écoula, elle aussi, lentement, sur le visage inexpressif de l’elfe blanche.

Comme les goutes qui frappaient irrégulièrement son front avant d’éclater en gerbe, des pensées sans queue ni tête retenaient l’attention de son esprit malmené avant de se disperser, évanescentes, en bribes incohérentes.
(… au moins, ce n’était pas Nétone… Panétone, haha… Etonne pas Nétone ou ça détonne…)

L’eau coulait par ruissèlement le long de ses sourcils, de la ligne de sa mâchoire avant de plonger dans le précipice de sa nuque. Gorgée de terre au passage, elle s’y accumulait dans les cavités formées par ses clavicules et les ligaments de son cou. Petites flaques de boue sur sa peau écorchée… Etrangement, la sensation était agréable. Rafraichissante. Revigorante.

A mesure que ses sensations physiques se normalisaient, son esprit lui aussi retrouvait contenance.

(Je pense donc je suis.)

Sa conscience d’elle-même s’affermissait. Elle était Haple… Haple, la Simple. (Haple, la Boueuse). Cette pensée lui arracha un sourire d’autodérision. Premier soubresaut de ce masque mortuaire qui lui faisait office de visage jusque-là, il se mua aussitôt en une grimace de regret devant la douleur qu’il réveilla.

(Courage…)

Un à un, Haple reprit timidement contact avec ses membres. De l’extrémité glacée de ses orteils aux ongles terreux de ses mains, chaque gigotement réveillait en elle la vie dans la douleur. Comme un avant-goût d’une maternité qu’elle connaitrait peut-être un jour, elle savait d’instinct qu’il n’y avait d’autre choix que d’aller de l’avant. Au prix d’un effort constant, l’adolescente résolue retrouva finalement la maîtrise de son corps et ouvrit les paupières.

Elle se trouvait à l’orée d’un bois. C’était les feuilles aux teintes vermeil et carmin se dessinant contre la lumineuse grisaille des nuages qui le lui annoncèrent dans toute leur gloire automnale. A cette vue, un sentiment de paix et de joie envahit son cœur : la vie valait d’être vécue. Avec un optimisme retrouvé, elle se releva en quelques gestes prudents pour embrasser du regard les environs.

D’un côté, les troncs de hêtre et d’érable rouge disparaissaient dans la pénombre de la forêt. Seuls quelques rares bouleaux égayaient ici et là de leur pâle écorce le sombre tableau végétal. De l’autre, côté, la plaine s’étendait jusqu’à l’horizon, défiant le ciel gris par son immensité. Et, prise en étau entre ces deux masses aussi infinies qu’intemporelles, se logeait piteusement la ville d’Haenian… Comment avait-elle pu voir en cette minable manifestation de l’arrogance humaine une grande cité marchande ? Son flirt avec la mort lui avait ouvert les yeux sur la vacuité de l’existence des créatures – humains, elfes et même arbres de la forêt et… (guêpes ?)

Le mauvais temps avait chassé les insectes charognards. Haple se passa une main engourdie sur sa gorge où les guêpes s’étaient nourries à même sa chair à vif. Une boue épaisse recouvrait la zone, puis sa main avant que celle-ci l’essuyât d’un geste machinal. Soudain, elle comprit son erreur. De nouveau exposée aux éléments, sa gorge s’enflamma sous le contact du moindre courant d’air, de la moindre goutte de pluie. Haple fit aussitôt marche arrière et recouvrit sa peau suppliciée du mélange apaisant de terre et d’eau qui l’avait protégée l’instant précédent.

Une idée germa alors dans son esprit encore secoué par la douleur. La boue semblait neutraliser non seulement la douleur mais aussi empêcher que la plaie ne s’aggrave. Cela lui rappelait un sortilège que Nétone avait réalisé sur elle pour l’aider à supporter une blessure d’entraînement… Pour tester son hypothèse, Haple tordit prudemment les épaules d’un côté puis de l’autre pour mettre à l’épreuve l’élasticité de sa peau à cet endroit. (Rien). Pas la moindre gêne alors qu’au vu de la gravité de sa blessure, le moindre geste aurait dû lui arracher d’irrépressibles gémissements. Pourrait-elle délibérément invoquer une boue protectrice imbue de ses fluides telluriques lorsque le besoin s’en ferait sentir au cours de ses aventures ?

En se remettant sur ses pieds, Haple repoussa cette perspective intrigante à plus tard. D’une démarche de revenante, elle s’avança à pas lents et bringuebalants hors de l’abri relatif de la frondaison des arbres. Prête à affronter la pluie battante ainsi que les coups du Destin qui ne manqueraient pas de l’attendre au tournant, l’effrontée se permit une pensée audacieuse, comme un défi lancé à Zewen.

(Haenian, j’arrive !)
***

Lorsqu’elle parvint enfin aux abords de la ville, le soleil s’était couché derrière les toits. Les festivaliers, non. Alors Haple fut récompensée de l’effort fourni par ses jambes éprouvées par des effluves de bière… Elle détectait à la fois l’odeur qui précède et celle qui succède le passage de la festive boisson au travers du corps de ces hommes et femmes, ici avachis dans les bras les uns des autres, là-bas longeant un mur dont les pierres massives stabilisaient leur démarche hagarde.

Au vu de leur modestes tenues, les fêtards n’étaient pas de ces riches marchands qu’elle avait croisés le matin même dans le centre. Haple s’arrêta pour réfléchir un instant. Plantée sur place, elle porta son regard à travers la percée que la grande rue ouvrait dans les habitations en reliant le faubourg et le centre. Nétone était-elle rentrée à l’auberge ? Ou bien avait-elle pris le chemin du retour maintenant que ses affaires avec Grégoire (et moi…) étaient résolues ? Haple trancha : (Profil bas). Elle n’était pas en état de chercher une confrontation. Nétone la croyait morte ? (Tant mieux) Elle ne prendrait pas le risque de la détromper. (Pas pour l’instant)

Poussant la réflexion, Haple réalisa que c’était Hermance qui aurait décidé du moment de leur départ. Et son caractère… sulfureux … aurait pu la pousser à célébrer avec le petit peuple d’Haenian le labeur des brasseurs locaux. Soudain, elle prit conscience de ce que son apparence de déterrée – littéralement – risquait d’attirer des regards malvenus. Pour peu que Hermance soit dans les parages… (et qu’elle soit sobre …). Malgré la faible probabilité que ce soit le cas, Haple résolut de clarifier la situation et se dirigea vers le poste de garde par lequel elles étaient passées en arrivant la veille.

Un garde était en poste. Le regard droit devant lui, il surveillait à travers la fente de son casque la foule hilare sortir et pénétrer dans l’enceinte de la ville. Il se tenait parfaitement immobile, collé rigidement au mur, sa lance solidement ancrée au sol et arrimée à son corps comme une extension de sa main. Il n’avait pas l’air commode… Comment l’aborder ?

En ménestrelle qui se respecte, Haple faisait le tour des pitreries et flatteries qui lui permettraient d’amadouer le garde. Elle ne voulait que regarder le registre des exports à la recherche d’une charrette chargée de fûts de bière et conduite par deux religieuses en direction du Nord, après tout. Rien de criminel là-dedans. Un peu suspect, certes, et elle ne voulait pas attirer l’attention sur elle… mais pas criminel.

Alors qu’elle s’approchait et apprêtait son plus désarmant sourire d’adolescente démunie, Haple se fendit d’un sourire tout sauf factice. Le garde était ivre au point qu’il s’était accroché à deux pierres du mur pour tenir debout et avait sanglé sa lance à son poignet. Ou plus vraisemblablement, son compagnon de boisson l’avait ainsi ficelé pour lui permettre de garder la face avant de partir continuer la fête avec quelqu’un encore suffisamment conscient pour profiter de la soirée.

Sans questionner sa chance, Haple se faufila sur le flanc du garde avec un air d’innocence. Sa vision périphérique cachée par son casque, celui-ci ne remarqua pas les petites mains qui se tendirent subrepticement vers les pages du livre ouvert à ses côtés. L’air de rien, Haple remonta dans l’ordre chronologique les entrées du registre à la recherche d’une trace du passage de ses consœurs. L’entreprise était ambitieuse, cela dit… La lumière de la torche qui les baignait, le garde et elle, dans une lumière vacillante peinait à vaincre la pénombre qui s’installait avec le soir tombant.

La page qu’elle parcourut d’abord ne comprenait que quelques lignes manuscrites. L’écriture était de plus en plus illisible vers la fin et Haple lança un regard mi-amusé, mi-irrité à son voisin en armure dont l’ivresse en service ne lui rendait pas la lecture du registre plus facile. Néanmoins elle parvînt à déchiffrer suffisamment de mots pour déterminer qu’aucune de ces entrées ne désignaient celles qu’elle cherchait. Et, alors qu’elle tendait la main pour tourner la page et remonter le cours de la journée, une voix la fit sursauter :

- Je peux t’aider ?

La voix était grave, forte et stable. La relève du soûlard était arrivée : une Hinïonne à en juger par sa carrure élancée et sa grande taille sous l’uniforme de la garde d’Haenian. Haple n’avait pas besoin de voir son visage pour y deviner l’air de désapprobation qu’elle devait affecter. Retirant aussitôt sa main du registre, la fautive voulut s’expliquer avec grand renfort d’humilité et de flatterie pour désamorcer la situation.

- MmmH MHGnnneHGh…

(Qu’est-ce que … ?!) Muette ! Sa voix restait bloquée dans sa gorge, incapable qu’elle était d’articuler des mots avec les ligaments de sa mâchoire et les muscles de sa bouche traumatisés par le contrecoup du poison. Haple, affolée porta une main tremblante à sa bouche comme pour constater les dégâts… (Rien). En extérieur en tout cas. Mais de toute évidence il lui faudrait trouver une solution pour recouvrer l’usage de sa voix.

Sa congénère resta figée devant elle l’évaluant de pied en cap tout en lui bloquant toute fuite. Puis, avec un calme impassible, elle tourna la tête vers l’humain qui n’avait guère plus qu’émis un vague hoquet de surprise devant ce remue-ménage. Pendant un instant, elle sembla sur le point de lui faire une remontrance mais s’abstint finalement.

- Je ne sais pas à quel jeu tu joues mais… articula-t-elle avant de marquer une pause menaçante, que je ne t’y reprenne plus. Sache que je n’oublie pas un visage. Surtout lorsqu’il est encadré par des oreilles pointues et posé sur les épaules d’une adolescente étrangère recouverte de boue.

(Pas le peine de me faire un dessein…)

- Quant à toi camarade, rentre chez toi. Je prends le relai.
- Mmhh ?

C’est alors que l’autre garde tourna la tête vers les deux elfes et marmonna dans son casque :

- Mmhh… es toi… ? Nonne… Moui… pas partie ave’ les aut’es… vers Bla…- Blanfechort ?

Alors que l’ivrogne sombrait à nouveau dans le silence, Haple réalisa que ce n’était autre que celui qui les avait interceptées et questionnées la veille à leur arrivée dans la cité marchande. L’imposante garde, elle, braqua son regard sur Haple l’air de dire : « suffisait de demander » … (Soit). Mais qu’elle se dise bien une chose l’elfe en conserve, là, sur ses grands chevaux, devant elle : quand on se réveille sous terre après une tentative d’empoisonnement, on a un peu de mal à faire confiance en la bonne volonté d’autrui !

D’un pas de côté, la garde invita l’adolescente à déguerpir avant qu’elle ne change d’avis. Haple ne se fit pas prier et, si ses genoux n’étaient pas encore endoloris par le choc de sa chute dans la tombe, elle serait partie en courant. Quelques minutes et grimaces de douleurs plus tard, elle entrait pour la deuxième fois dans la cité marchande… mais elle y rentrait changée : seule, sans un sou et sans une idée de ce que lui réservait l’avenir.

>>>Suite : 02/11

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Re: La Plaine d'Haenian

Message par Haple Mitrium » dim. 23 févr. 2025 18:36

11. En selle, l'artiste!

Adossée contre le mur d’enceinte, Haple jeta un regard de travers au garde en poste à la porte de la ville qui lui avait demandé de dégager le passage. Qu’à cela ne tienne : elle verrait Grégoire arriver de ce point de vue aussi. Pour tuer le temps, elle passa en revue les affaires qu’elle avait emportées dans son sac de voyage.
(Mon briquet et de l’amadou. De l’Ortie Vêlevite, ça peut toujours s’avérer utile, et le nécessaire de crochetage pareil. De la ficelle…)

Son étui à cartes, inutile sans carte de la région, elle l’avait en revanche laissé dans sa chambre à l’académie, ainsi que ses autres effets personnels et une lettre qui expliquait, succinctement, aux bardes de ne pas l’attendre avant deux semaines. Elle aurait bien emporté des vêtements de rechange, mais n’en possédait plus, à son grand damne. L’adolescente préféra ne pas songer à l’état dans lequel elle reviendrait, et chercha une manière de s’occuper l’esprit en attendant son cavalier.

Les évènements s’étaient précipités depuis son expérience fluidique du matin, et elle décida de s’y repencher puisqu’elle n’attendait pas Grégoire avant encore au moins un quart d’heure. Se remémorant le résultat précédemment obtenu, il lui sembla qu’elle ne pouvait guère faire mieux sur le plan de la ressemblance de la copie. Par contre, il lui restait à s’entraîner pour la faire exploser en cas d’impact. Assurément, raisonna-t-elle, c’était la même énergie qui devait façonner la copie et la mettre en pièce… (Un équilibre instable, donc…)

Haple se décolla du mur pour se camper solidement sur ses jambes, et retroussa ses manches. Premièrement, la ménestrelle prit note des fluides qui circulaient en elle, avant de leur commander par ses bras tendus et paumes ouvertes de s’infiltrer dans le sol, tout en gardant la mémoire de l’enveloppe de chair qui les avait contenus. Mais à la différence de sa dernière tentative, elle ne se contenta pas de transmettre par leur biais la forme de son corps…

Non, cette fois, elle insuffla à travers eux, dans la terre qui s’élevait face à elle, toute l’impatience de l’aventurière sur le départ. Alors, la ménestrelle tira de sa bouche fermée une vibration continue, sourde et profonde, et les fluides expulsés entrèrent en résonnance avec ce trémolo guttural qui exprimait son instabilité intérieure.
Devant elle, la copie terreuse la regardait de ses yeux aveugles. Si la ressemblance laissait à désirer, la tension qui en émanait était palpable : invisible, mais redoutable – comme le frottement de plaques tectoniques travaillant Yuimen en profondeur. Avec un sourire, elle s’écarta de côté de quelques pas, puis de quelques mètres supplémentaires car elle croyait bien avoir réussi, avant de ramasser un caillou au sol.

()

C’est alors qu’un vacarme la fit sursauter. Non, ce n’était pas dû à l’explosion de la Simple terreuse. Elle se retourna précipitamment : un cavalier sur sa monture se débattait avec les gardes en poste à la porte de la ville. Haple passa sa main en visière pour cacher le soleil d’automne qui, bas dans le ciel, l’aveuglait et l’empêchait de distinguer qui…

(Grégoire !)

L’adolescent avait tenu parole, mais semblait en mal de convaincre les gardes de le laisser passer. L’un d’entre eux tenait fermement la bride du cheval, tandis que son collègue, les mains sur les hanches, s’évertuait visiblement à faire rebrousser chemin au frère de la vicomtesse. Celui-ci avait besoin d’aide ; Haple serra le poing sur la pierre qui s’y trouvait.

(Advienne que pourra…)

Faisant volte-face, Haple jeta le projectile de toutes ses forces contre sa sculpture chargée de fluides instables, et … se félicita de s’en être écartée. L’impact provoqua une explosion qui, non seulement projeta terre et petits cailloux dans sa direction, mais résonna si fort que le moindre badaud aux alentours se tourna pour chercher l’origine de la détonation.

- Grégoire ! Ici !

Surpris par sa diversion, les gardes avaient oublié l’espace d’un instant le jeune homme. Il ne fallut pas plus d’une fraction de seconde pour que celui-ci réalise l’ouverture qu’elle lui avait donnée. D’un coup de talons, il lança sa monture dans la brèche et l’encouragea à forcer le passage. Montant d’emblée au galop, Vent Debout – qui portait bien son nom – et son maître furent sur elle en un temps si court qu’elle eut tout juste le temps de saisir son sac de voyage et de l’enfiler en bandoulière. Déjà une main se tendait vers elle :

- Monte ! la pressa le cavalier en l’aidant à prendre place devant lui sur la double selle.

Et sans un mot, sans même attendre de savoir si elle avait trouvé son équilibre, Grégoire les emmena loin des gardes qui se précipitaient déjà à leurs trousses. De fait, l’embardée la surprit et sa tête fut emportée en arrière, heurtant violemment le menton pointu de l’adolescent. Fort de son entraînement équestre, celui-ci ne perdit heureusement pas sa prise sur les rênes, et, au contraire, encadra sa passagère de ses bras pour la stabiliser.

Sonnée par le choc, Haple n’en était pas moins tenace. Peut-être était-ce les souvenirs de sa jeunesse anorfine qui lui vinrent en aide ? Ses jambes serrèrent instinctivement les flancs de la bête en plein effort avant d’enfoncer ses pieds dans les étriers, et de ses mains, elle agrippa le pommeau de la selle et la crinière battante de Vent Debout.

Enfin stabilisée, Haple s’efforça d’accompagner les mouvements de leur monture. Pour ne pas l’incommoder, mais aussi pour ne pas subir les contrecoups puissants de cette formidable masse de muscle et de crin… La percussion des sabots contre la terre battue de la route l’aidait : comme la ligne rythmique d’une épique partition, les bruits d’impact annonçaient les chocs à venir et les secondes d’apesanteur qui suivraient ensuite.

Courbée autant qu’elle l’osait sur l’encolure, Haple ne voyait pas grand-chose d’autre qu’une tempête de crin blanc, zébrée de sombres éclairs par ses cheveux au vent. Un vent qui lui fouettait le visage. Qui arrachait des larmes à ses yeux plissés. Qui sifflait à ses oreilles, l’empêchant d’entendre ce que lui cria Grégoire par-dessus l’épaule…

Plus qu’à la voix de l’humain, c’est à la cadence décroissante de leur monture qui lui fit comprendre qu’ils avaient semé leurs poursuivants. Leur folle cavalcade pouvait s’arrêter. De fait, Grégoire ramena son cheval au trot, causant à l’Hinïonne entre ses bras de se cogner douloureusement l’entre-jambe lorsqu’elle retomba sur la selle à contre-temps.

Lorsqu’enfin elle redressa le dos pour danser en rythme la gestuelle verticale du trot, la ménestrelle put découvrir le paysage qui s’ouvrait à elle. Fendue en deux par la route qui l’avait vue venir en ces terres, la plaine de Haenian, baignée dans les feux du soleil au zénith, étalait à perte de vue la gloire dorée de ses chaumes fièrement dressés vers le ciel.

>>> Suite : 12/14
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Re: La Plaine d'Haenian

Message par Haple Mitrium » lun. 24 févr. 2025 13:34

12. Emancipation

L’après-midi se poursuivit de la même manière. Grégoire les conduisait à travers la plaine en une succession de cavalcades éprouvantes et de périodes de repos, au profit de la bête écumante autant que pour les cavaliers endoloris. Cela dit, il avait bien été forcé de ralentir l’allure lorsque, craignant que sa sœur n’envoyât une patrouille à ses trousses, il avait tiré sur les rênes pour détourner leur trajectoire de la route principale conduisant à Pont d’Orian.

Le petit chemin de terre sur lequel ils s’étaient engagés, engoncé entre deux talus, les avait conduits à travers les champs, leurs têtes dépassant tout juste suffisamment pour saluer au passage les paysans qui labouraient le sol afin d’y enfouir les résidus de cultures estivales. Grégoire n’aimait pas l’idée d’être si reconnaissables : une Hinïonne et un Kendran d’un jeune âge sur un cheval blanc racé qui les distinguait indubitablement de la piétaille locale.

Il n’y avait rien à y faire cependant… Alors, pour repousser les pensées anxieuses, Grégoire se lança dans une interminable diatribe contre sa sœur et le récit de son échappée rebelle à travers les rues de Haenian. La ménestrelle apprit ainsi que le frère de la vicomtesse avait laissé une lettre dans l’étude de sa sœur pour l’informer de son départ et lui demander de prévenir leur père afin que celui-ci ne s’inquiète pas. Une initiative certes bienveillante, mais inconsciente aussi… Car, une domestique l’avait trouvée trop tôt et averti sa maîtresse alors que Grégoire rassemblait les vivres pour le voyage.

S’en était suivie une dispute où rivalités fraternelles et relations de pouvoir étaient ressorties, conduisant l’adolescent à partir en courant jusqu’à l’écurie seigneuriale en laissant la vicomtesse, selon les dires de Grégoire, « hystérique et déchevelée » … une image difficile à concevoir pour Haple, mais qu’elle essaya avec plaisir de graver dans sa mémoire.

Ensuite, il s’en était fallu de peu pour que le cavalier rebelle ne parvienne pas jusqu’à l’enceinte de la cité. En effet, le portier des Désirelle ayant reçu ordre de lui interdire la sortie du domaine, Grégoire avait dû le neutraliser grâce à sa magie d’ombre – fait d’arme qu’il lui raconta avec une fierté évidente, Haple sentait presque le torse de l’adolescent se gonfler d’orgueil dans son dos, avant de lui assurer, chevaleresque, qu’il n’avait fait aucun mal au fidèle domestique.

Pour la suite, elle connaissait déjà l’histoire, et n’écouta que d’une oreille distraite le Kendran se remémorer comment il avait faussé compagnie aux gardes aux portes de la ville… Haple, elle, laissa son esprit divaguer, bercée par la démarche chaloupée de leur monture et les yeux baignés dans la lumière déclinante de l’astre rougeoyant.

- Il faudrait songer à monter le camp pour la nuit, remarqua-t-elle d’une voix atone.
- …la tête qu’ils faisaient les idi… oh, il est encore un peu tôt, non ? J’aurais bien mis un peu plus de distance entre… la ville et nous.

Il avait hésité à dire entre sa sœur et lui ; elle le savait. Mais ne le releva pas. (Quel tact ! Je me fais presque peur…) Au lieu de cela, elle préféra répondre d’une voix aussi posée que son propos était prosaïque et contrastait avec les envolées lyriques de son compagnon de voyage :

- Crois-en mon expérience ; on n’aura pas trouvé un emplacement avant que le soleil disparaisse derrière l’horizon.

Et, de fait, la clarté du jour diminuait à vitesse alarmante lorsqu’ils trouvèrent enfin un coin à l’écart du chemin, au bord d’un ruisseau où un saule protégeait avait protégé de l’aridité estivale un tapis d’herbe verte qui leur apporterait un minimum de confort. Alors, les deux voyageurs s’affairèrent sans perdre de temps : Grégoire s’occupa de Vent Debout, le débarrassant de sa selle, du mord et des rênes, le brossant et l’abreuvant dans le cours d’eau, tandis que Haple, elle, montait la tente qu’il avait emportée.

- Grégoire, l’appela-t-elle pardessus l’épaule en faisant l’inventaire du matériel de campement étalé devant elle, tu as bien pris les arceaux pour dresser l’armature de la tente ?
- Ils n’étaient empaquetés dans la toile ?
- Non…
- Dans ce cas, je ne sais pas, répondit-il nonchalamment, sans réaliser la conséquence de son oubli.

(Allons bon…)

Tant pis, elle en avait vu d’autre. Débrouillarde, Haple rejoignit l’étourdi au bord du ruisseau et s’agenouilla pour y récupérer une brassée de pierre.

- Pour le feu de camp ? demanda le nobliau avec une curiosité palpable.
- Non, se contenta de lui répondre la jeune baroudeuse avant de songer à le mettre à contribution. Il faut des pierres plus grandes pour le feu de camp. Tu peux t’en occuper ? Celles-ci, par exemple, et celle-là… dispose les en arc de cercle. Et pas trop proche de l’emplacement, ni du tronc.

Il n’aurait pas dû être nécessaire de le préciser, mais… (Sait-on jamais avec lui). Haple retourna donc seule avec sa cargaison de cailloux et de petites pierres logées dans le creux de son pourpoint, et déchargea sa cargaison en vrac à l’emplacement où la tente viendrait se dresser. (Si je m’en sors…)

Comme elle l’avait déjà fait par le passé, Haple se mise à l’aise, assise, paumes posées sur les pierres et se concentra. Sur l’énergie tellurique sous ses pieds, sur celle qui la traversait continument, et sur celle, infinitésimale portion d’un tout au-delà de tout entendement, qui habitait la pierraille à laquelle elle souhaitait donner une nouvelle forme. Ses fluides en résonnance avec la matière minérale sous sa peau, elle invita ensuite par des caresses de plus en plus assurées le réseau cristallin des différentes écailles quartziques et autres inclusions siliceuses à s’abandonner à elle.

Bienveillante, la ménestrelle leur donna une nouvelle vie. Elles ne rouleraient plus indéfiniment, s’usant année après année, emportées par le courant vers l’océan étranger. Non, ces pierres se dresseraient à nouveau vers le ciel, fières comme les montagnes dont elles avaient été arrachées. Flattant leur orgueil minéral du bout de ses doigts, Haple réagençait petit à petit leur structure atomique jusqu’à obtenir de vagues boudins qu’elle modela ensuite en tiges effilées, lesquelles, finalement, elle articula ensemble afin de former les arceaux manquants.

Son ouvrage ne valait pas le matériel oublié quelque part dans les coffres du manoir, certes, mais il ferait l’affaire, songea l’elfe en s’épongeant le front, humide de transpiration sous l’effet de l’effort mental qu’elle avait fourni. S’autorisant un moment de répit, elle leva le regard vers le ciel rougeoyant à travers les branches du saule. On eut dit qu’il s’embrasait dans la lumière crépusculaire comme le bucher funéraire de cette journée exceptionnelle. (A ce propos…)

- Tu t’en sors avec le feu ? s’enquit-elle auprès de son compagnon de voyage.

Grégoire lui confirma avoir fini d’édifier un cercle de pierres dont… il n’était pas peu fier. (Adorable…) Mais il peinait à allumer les brindilles qu’il avait rassemblées pour lancer le feu. Haple n’ayant pas la patience de lui apprendre cette compétence prit sa place et lui laissa la charge de dresser la tente sur les arceaux de pierre qu’elle avait réalisés. L’expérience aidant, elle tira rapidement du briquet en silex une étincelle qui mit feu à la fibre d’amadou, et souffla sur celle-ci pour enflammer les feuilles et petit bois amassés dans le cercle de pierre.

Lorsque la première flamme prit, rejointe par une seconde puis par une troisième, répondant à l’appel du souffle de la ménestrelle, celle-ci sentit en elle se détendre une tension qui ne l’avait pas quittée depuis leur départ d’Haenian. Le temps du repos était bientôt venu.

***

Les deux adolescents poursuivirent avec le reste de leurs tâches dans un silence confortable, tandis que la nuit s’installait, et bientôt, ils rêvassaient tous les deux, l’estomac repus, les pieds chauffés à la flamme du feu, et leurs yeux fascinés par les intermittentes gerbes d’étincelles qui les peuplaient d’étoiles, rivalisant ici-bas, sur l’écran de leur noires pupilles, avec les scintillements sacrés du ciel nocturne. C’était une belle soirée. De ces soirées qui inspirent aux confidences…

- Haple ?
- Oui.

Le feu crépita. Un oiseau de nuit battit des ailes. Le ruisseau peuplait le silence.

- Tu crois que je suis bon à rien ?

L’elfe ne quitta pas le feu des yeux. Elle devinait l’inquiétude que son voisin cherchait à dissimuler derrière le ton blagueur qu’il venait d’affecter. La même inquiétude qu’il avait maquillée derrière sa vantardise, plus tôt dans l’après-midi. Haple répondit d’un ton neutre, sans l’air d’y toucher :

- Tu m’as certainement bien rendu service, aujourd’hui.

Puis, se souvenant de la scène à laquelle elle avait assisté la veille au soir :

- C’est à cause de ta sœur que tu dis ça ? C’est elle qui t’a mis ça dans la tête ?

Si elle devait être honnête, elle l’avait pensé elle aussi, et pas qu’une fois depuis qu’elle avait rencontré le nobliau. Mais il ne faisait pas bon d’être honnête présentement ; la ménestrelle en elle le sentait bien.

- En quelque sorte… j’ai l’impression qu’elle ne me voit que comme une gêne depuis qu’elle est devenue vicomtesse. Comme si je n’étais plus assez bien… Si seulement je pouvais lui montrer que je peux être utile à la famille.
- Sais-tu ce qui est important pour elle ? l’aida Haple à raisonner de manière productive.
- Les affaires de la ville, répondit-il du tac au tac, avant de reprendre plus posément, Haenian, et l’argent… Mais ne crois pas qu’elle soit vénale. Ces rumeurs qui la présentent comme une veuve noire… Non, elle travaille d’arrache-pied pour le bien des commerçants : la réfection des routes, c’est elle qui met la main à la poche… la garde municipale, c’est elle qui la finance… les festivals, c’est elle qui les patronne… Tu ne la reconnaitrais pas si tu la voyais plancher sur le festival du vin à venir... Je l’entends jusque tard, les claquement secs et irréguliers de son boulier accompagné généralement de malédictions étouffées pour le festival concurrent de Beauclair…

Haple l’écoutait nourrir les flammes de ses paroles désordonnées. Le dernier mot retint cependant son attention :

- Beauclair… ? On s’y rend à Beauclair…
- Et ?
- Et si tu en profitais pour espionner les Beauclairois ? Ta sœur serait sûrement ravie d’apprendre ce qui fait le succès de leur festival, non ?

Grégoire décrocha son regard du feu, et tourna un visage taillé d’ombres vers l’elfe blanche. Elle lui rendit la pareille, et l’écouta murmurer d’une voix incertaine :

- Elle le sait déjà, il me semble… leur vin est simplement de meilleur qualité – tout le monde le sait : il paraît qu’ils ont une astuce qui rend si spéciale la vinification de leur raisin… une recette secrète.

(Bah, voilà)

Haple lui laissa le temps de réaliser par lui-même ce qu’elle l’avait amené à dire. La ménestrelle commençait à savoir s’y prendre avec cet adolescent doublement privilégié – par son sexe et par son rang. Un art de la diplomatie qui lui serait utile dans ce monde inégalitaire à tant d’égards…

- Attends… Peut-être que… s’autorisa progressivement Grégoire à rêver. Si je pouvais mettre la main sur cette recette et la lui rapporter, ça rendrait à Haenian l’avantage compétitif que la ville tire de sa position de carrefour. Oui, ça, ma sœur approuverait ! Elle ne pourrait plus jamais me cantonner au rôle du petit frère embarrassant !

(Et voilà comment on s’y prend…)

- Ça me paraît être une bonne idée, Grégoire. Tu sais comment procéder ?
- Non… j’imagine qu’elle a déjà dû envoyer des espions, honnêtement… se dégonfla instantanément l’adolescent. Franchement, je ne sais pas pourquoi je pensais que, moi, je parviendrais à un meilleur résultat…

(Et on est reparti pour un tour)

- Et… est-ce qu’ils avaient des fluides d’ombres ces espions ? le relança-t-elle patiemment.
- Ah, je ne sais pas… non, probablement pas… tu as raison… peut-être que… comme avec Hugo ce midi. Ça vaut le coup d’essayer ! s’encouragea-t-il, une résolution renouvelée dans la voix.

Haple était fière de son œuvre. Surprise, aussi… d’avoir consacré du temps et de l’énergie à son voisin en manque de confiance. Elle refoula l’idée, troublante, qu’une quelconque complicité puisse s’être établie entre eux. Non, elle ne l’avait aidé que pour affermir sa volonté de la conduire jusqu’à Beauclair. Voilà tout.

- Ça vaut le coup d’essayer, confirma-t-elle en se remettant sur pieds pour aller sous la tente. Et, d’ici là, dormons. Un long voyage nous attend demain.

>>> Sutie : 13/14 [:waraxe:]
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Re: La Plaine d'Haenian

Message par Haple Mitrium » lun. 24 févr. 2025 17:31

13. Pâtés de sable et tas de feraille

Grégoire avait veillé tard, perdu dans des rêves d’émancipation, et avait réveillé la dormeuse lorsqu’il s’était finalement réfugié sous la tente. Heureusement, Haple avait rapidement retrouvé le sommeil. Et ce n’était pas pour en être maintenant tirée de si bonne heure ! Était-ce son encombrant voisin de couche qui remuait dans ses rêves ? Un bruit régulier attirait son attention… La pluie contre le toit de la tente ?

Haple ouvrit les yeux, battant des paupières pour chasser de ses yeux léthargiques les brumes de la nuit passée. (Non) Il ne pleuvait pas ; seul les premiers rayons de l’aube filtrant à travers les branches du saule percutaient la toile, tendue entre eux et la rosée matinale. Mais alors, d’où venait ce cliquetis, toujours plus fort, toujours plus proche ?

- Grégoire, souffla-t-elle d’une voix pressante en le secouant pour réveiller l’adolescent endormi. Réveille-toi, quelqu’un approche !

Car, oui, elle en était convaincue désormais. Cette percussion rythmée correspondait à la lourde démarche d’un bipède. Massif. Un chevalier en plaques, peut-être. (Ici ? Etrange…) Non, ce ne pouvait être une coïncidence.

- Mais réveille-toi, je te dis ! le pressa-t-elle plus fermement sans s’émouvoir de son grognement protestataire.

Soudain, à l’extérieur de la tente, les bruits de pas se turent. Puis :

- Grégoire Beauboiseau.

Ce n’était pas une question, ni une menace. C’était un constat. Qui que soit la personne qui se trouvait dehors, elle savait à qui appartenait le cheval gardant nerveusement sa distance. Son propriétaire, lui, sursauta à l’appel de son nom. Ses yeux soudainement ouverts et alertes, tournés vers sa compagne de voyage, exprimait toute sa surprise et sa peur.

- Sortons, lui conseilla celle-ci, sobrement, en attachant sa ceinture à laquelle pendait son poignard et son tambour de mendiant.

Quelques bruissements de tissus et prières inaudibles plus tard, les deux jeunes gens découvraient la fraîcheur de l’air matinal et l’identité de leur visiteur.

(Ça alors !)

Haple ne s’était pas entièrement trompée quand elle avait imaginé plus tôt qu’un combattant en armure marchait dans leur direction. De toute évidence, la silhouette n’était pas humaine, mais on avait clairement cherché à lui conférer les attributs d’un puissant chevalier. Solidement campé sur ses jambes métalliques, accoudé sur un grand bouclier planté dans le sol à ses côtés, un golem mécanique les dominait de son imposante stature.

- Bien le bonjour, Monsieur Beauboiseau, les accueillit une voix étonnamment fidèle au timbre de la voix humaine. Votre sœur m’envoie vous chercher ; elle requiert votre présence auprès d’elle.

Ce n’est que lorsque son voisin répondit, le regard planté derrière le golem, que Haple comprit que celui-ci était accompagné. Et visiblement, Grégoire n’était pas intimidé par l’individu en question :

- J’irai où bon me semble. Je suis libre de mes allers et venues comme tout sujet de la couronne.

C’est alors que son interlocuteur s’avança pour se positionner à côté de la créature mécanique, et que Haple découvrit un humain dans la force de l’âge certes, mais peu effrayant. Il portait des habits robustes mais usés, tout à fait adaptés à une vie au grand air, et un bâton qui devait lui servir autant à arpenter les chemins qu’à se défendre si le besoin s’en faisait sentir. Mais un combattant … ? (Non, un pisteur plutôt).

- Très bien… Vous ne me laissez pas le choix. Si, moi, je suis trop fatigué pour joueur au chat et à la souris après une journée et une nuit de marche, mon ami ici présent vous ramènera à la raison… et à la maison.

L’humain posa une main confiante sur le golem.

- Tu as reçu tes ordres, lui rappela-t-il factuellement.

Le colosse avança, pas à pas, implacable, vers l’adolescent à la résolution fléchissante. Si elle n’intervenait pas, il ne tiendrait pas longtemps. Elle-même n’était pas sûre de pouvoir tenir tête à un adversaire pareil… En tout cas, une chose était certaine : elle ne voulait pas se retrouver à porter de main de la créature sans âme.

- Faut le garder à distance – non pas l’arbalète, lui conseilla-t-elle en voyant l’adolescent dégainer sa nouvelle arme de prédilection. Même si ton carreau pénétrait le métal, il n’y a pas de chair à blesser derrière.

Lorsque qu’elle dégaina son tambour magique, l’adolescent l’imita donc, et sortit la baguette de bois grossier que celle-ci lui avait offerte lors de leur première rencontre. Quelle utilité aurait sa magie d’ombre contre une créature sans vie… ? (Aucune idée). Et ce n’était pas dit qu’elle soit mieux lotie avec ses fluides telluriques.

Voyant ces vermisseaux reculer devant son avance, le golem abandonna au sol l’épée double et le grand bouclier de son équipement réglementaire. Les mains libérées, il fit claquer ses doigts articulés dans la direction de son objectif mouvant. C’en était presque insultant ! Il ignorait superbement la ménestrelle – la seule vraie combattante du lot.

La peur avait au moins le mérite de tempérer sa colère. C’est avec précaution qu’elle ouvrit donc les hostilités. Appelant à elle un minimum de fluide, elle fit pivoter d’un mouvement sec du poignet l’axe de son tambour de mendiant, faisant voler les billes de métal rutilant dans un mouvement circulaire jusqu’à ce qu’elles percutassent, dans un claquement sinistre comme une sentence, la peau tendue du coffre rénové, et libérassent la magie de la ménestrelle par la vibration résultante.

Alors, Haple projeta son énergie et sa volonté comme un filet boueux, dont les mailles vibrant d’énergie tellurique… enserrèrent le golem sans autre effet que de l’immobiliser. Aucun dégât. Elle avait bien fait de préserver ses forces sur ce premier sort qui avait surtout visé à tester la résistance de son adversaire carapaçonné dans son armure d’acier. (Ça ne va pas être de la tarte…)

Le contretemps ainsi imposé à l’avancé du golem lui permit toutefois de se positionner stratégiquement. D’instinct, elle courut dans la direction opposée et se mit en retrait en sautant par-dessus l’étroit ruisseau qui séparait paisiblement leur camp du champ voisin. L’obstacle la protègerait en entravant la progression du golem. Du moins, comptait-elle dessus pour le garder à distance tandis qu’elle préparait un plan d’attaque.

A peine eut-elle tourné la tête pour garder son adversaire à l’œil qu’elle s’aperçut de son erreur. Le soldat mécanique avait regagné sa liberté de mouvement, et se dirigeait sur elle à marche forcée. Certes, elle avait dévié sa trajectoire, offrant un moment de répit à Grégoire, mais son acte d’agression semblait avoir déclencher un programme de riposte qui la désignait désormais comme ennemie à anéantir… Elle n’aimait pas ça.

L’adrénaline aidant, la ménestrelle passa en revue ses options en l’espace d’une fraction de seconde. Défendre, protéger, ralentir… ses fluides telluriques pouvaient faire tout cela, mais ça ne ferait que retarder la fin inévitable de cet affrontement inéquitable. Comment faire lorsque la meilleure défense était l’attaque, mais que le seul sort offensif connu d’elle manquait de puissance destructrice… ? (Ou bien…)

Une gerbe d’eau cristalline jaillit du ruisseau lorsque le pied massif du golem y pénétra, tirant aussitôt Haple de ses pensées et la poussant à agir. Oui, ce n’était pas le moment pour expérimenter avec un nouveau sortilège, mais si, elle n’avait pas d’autre options. Mobilisant ses fluides tel qu’elle l’avait fait la veille, la ménestrelle tira du lit sablonneux du cours d’eau une copie d’elle-même, bras tendus et paumes ouvertes face à son agresseur, dans laquelle elle insuffla toute l’instabilité nerveuse de cette situation… explosive.

Sa main levée, doigts tendus en avant, prêt à saisir la gênante créature de chair par sa nuque gracile, le golem hésita. Droite ou gauche ? (Droite, droite). Haple récita ce mantra dans l’immobilité la plus totale, comptant sur le contre-jour auroral et le manque de discernement de la créature mécanique pour induire celle-ci en erreur…

(Droite !!!)

Comme s’ils avaient répondu à l’ardente volonté de la ménestrelle, les doigts aux reflets argentés dans la lumière de l’aube se refermèrent sur le cou de la statue de sable. Alors, aussi fragile qu’une vesse de loup qui explose au contact d’un pied inattentif, une gerbe de gravats, cailloux, cristaux quartziques et pierres de rivière creva l’air à sa droite dans une explosion retentissante.

Profitant de la distraction, Haple fit un pas-chassé sur sa gauche pour s’éloigner du golem qui, s’il regardait à présent ses doigts inarticulés pendre pitoyablement de sa main gantelée, ne tarderait pas à la charger à nouveau. Sans attendre, elle répéta la procédure et tira une autre réplique sablonneuse chargée d’énergie tellurique. Elle espérait ainsi lui faire perdre l’usage de sa deuxième main.

C’était son compter sur le pisteur. Resté silencieux jusque-là, il avertit le golem lorsque celui-ci fonça aveuglément vers le leurre explosif. Haple, aussi dépitée qu’effrayée par l’hostile machine ayant repris sa charge après avoir contourné le piège, réagit instinctivement lorsque celle-ci pénétra dans son périmètre vital. Prenant un risque inconsidéré, la ménestrelle plongea sous le bras tendu du colosse et roula dans son dos.

Sans prendre le temps de regarder s’il l’entendait, son attention portée sur la création d’une troisième charge explosive à son effigie, Haple cria à son compagnon d’arme tétanisé de bien vouloir se rendre utile… et de « faire taire ce maudit pisteur ! ». Heureusement, sa magie d’ombre ou son arbalète durent lui être d’un plus grand secours contre l’humain que contre le golem, car lorsque ce dernier se retourna, agacé par la fuite de la petite souris hinïonne, et qu’il balança son bras dans un formidable arc-de-cercle, nul autre bruit ne se fit entendre que la redoutable explosion qui suivit le contact de la main de métal sur la tête de sable.

Un sourire féroce déforma les traits juvéniles de l’elfe blanche. Aussi frêle soit-elle, sa magie tellurique avait rendu inutilisables les mains de cette invention monstrueuse qui auraient voulu s’emparer d’elle. Le golem n’en était pour autant pas neutralisé… Loin de là ! Son armure rutilante était intacte. Même les plaques qui protégeait le dos de ses mains n’avaient pas la moindre égratignure. De fait, Haple remarqua en observant le golem contempler bêtement ses doigts pendants que seules les articulations digitales avaient été endommagées par son sort.

Déduisant que les joints de cette pièce de ferraille ambulante constituaient sa principale faiblesse, Haple échafauda une nouvelle tactique en hâte. Mais pour ce faire, il fallait qu’elle mette son adversaire à terre. D’un coup de pied au sol aussi résolu que le son qu’elle tira de son tambour magique, la ménestrelle provoqua une onde de cisaillement qu’elle conduisit mentalement de proche en proche jusqu’à avoir parcouru la courte distance qui la séparait du soldat mécanique.

Alors, elle en déchaîna l’énergie tellurique sous ses pieds, et le sol s’affaissa menaçant de provoquer la chute du géant d’acier… Du moins, ç’aurait été le cas si celui-ci n’avait pas bondit dans le même temps, ses orteils quittant le sol instable et son coude pointé vers l’irritante magicienne. Le choc de la pièce d’armure anguleuse sur son crâne occasionna une douleur indicible. En soit, le fait qu’elle ressentit cette douleur plutôt que de perdre connaissance signifiait que la blessure ne pouvait pas être si grave, mais allez dire ça à la petite qui laissa échapper une plainte inarticulée en tombant au sol, la tête entre les bras.

Pensant avoir neutralisé l’obstacle qu’avait représentée l’Hinïonne, le golem se remit en marche vers son objectif original : (Grégoire…). Du fond de l’abysse de douleur dans lequel son adversaire l’abandonnait négligemment, Haple trouva contre toute attente la force – et la colère – de s’interposer une dernière fois.

Des étoiles dans les yeux, incapable de viser ni même de réfléchir à une tactique particulière, Haple libéra toute la puissance qui lui restait et tapa rageusement des poings contre le sol. L’onde de choc souleva le sol, faisant s’effondrer le bord du ruisseau et, plus important, l’armure ambulante en train de traverser l’étroit cours d’eau. Alors, avec la bestialité de la combattante exaspérée par l’injuste résistance de son adversaire, Haple se jeta purement et simplement sur l’impudent tas de ferraille qui avait osé lui tourner le dos.

N’espérant pas peser lourd contre pareille créature, Haple improvisa. Ou plutôt, elle mit à exécution le plan qu’elle avait concocté plus tôt avec la faille terrestre. N’était-il pas à terre, désormais, ce golem métallique dont l’imposante masse l’handicapait plus qu’autre chose dans ces conditions ? Cependant, il fallait agir vite. Car le colosse tentait déjà de se relever – maladroitement, certes, ses mouvements gênés par le poids de l’eau infiltrée dans son armure, mais infatigable machine, il serait bientôt remis de l’attaque.

Ainsi, Haple plongea ses mains dans l’eau et recueillit entre ses doigts crispés par la morsure du froid … une pleine pelleté de sable grossier. Il fut un temps, ce geste aurait précédé la réalisation d’un pâté sur le bord du ruisseau. Dans la situation présente, l’adolescente rageuse déversa le mélange d’eau et de particules quartziques anguleuses dans l’espace qui séparait la nuque de l’épaule du golem ruisselant.

Alors, la créature mécanique s’arcbouta violemment. Gesticulant en tous sens, elle tentait de faire tourner sa tête de droite à gauche… en vain. Son regard était figé en direction d’un point à l’horizon par-dessus l’épaule de la ménestrelle, jubilante. Aussi gêné le golem fut-il par le sable qui coinçait l’articulation de sa nuque, cela ne l’empêcha toutefois pas de se relever pour neutraliser une fois pour toutes le microbe elfique de nouveau accroupi devant lui, les mains dans le sable, prêt à réitérer cet outrage.

Suivant machinalement le protocole qu’un mage avait dû intégrer dans son cœur enchanté, le golem se laissa retomber de tout son poids sur l’adolescente et l’immobilisa… sous l’eau. Cette eau qui avait amorti la chute du corps métallique et diminué d’autant la force de l’impact sur son corps fragile était la même eau qui menaçait de s’engouffrer dans ses poumons vidés de leur air sous le choc. Après avoir tenté de repousser le poids qui la retenait immergée dans le cours d’eau, Haple agitait ses maigres bras à la surface, appelant à l’aide mais n’obtenant que des éclaboussures et des bulles qu’emportait le courant, indifférent à ses efforts futiles.

Bientôt, les lueurs qui avaient habité son champ de vision depuis le coup de coude dans son crâne laissèrent la place à un brouillard qui obscurcit sa vue. Elle allait y rester – avec pour seule compagnie une machine certes écervelée, mais dotée d’une puissance physique qui l’incapacitait totalement. Ses autres sens commençaient à lui faire défaut : son ouïe se brouillait. Le léger roulis des pierres et le tumulte de ses gesticulations chaotiques se mêlaient en un brouhaha indistinct, auquel s’ajoutaient des cris lointains et assourdis par l’eau. Les corbeaux de Phaïtos qui venaient l’emporter peut-être.

Seule la sensation de son corps supplicié demeurait. D’abord, la cuisante douleur dans ses membres endoloris par le poids de son bourreau, puis celle, pire encore parce que viscérale, de ses poumons à l’agonie. Enfin, la sensation d’une main sur son avant-bras, qui la tirait impitoyablement vers le haut, suivie du mouvement cruel du golem qui, comme un rouleau compresseur, se déporta sur le côté pour la laisser émerger à l’air libre, rincée… Littéralement.

>>> Suite : 14/14
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Re: La Plaine d'Haenian

Message par Haple Mitrium » lun. 24 févr. 2025 18:06

14. Broderie et tasse de thé entre amis

Il fallut un moment à l’adolescente pour réaliser qu’elle était tirée d’affaire. Que Grégoire l’avait extirpée hors de l’eau… Comment le gringalet avait-il réussi à vaincre la résistance du golem ? La réponse ne tarda pas à se faire entendre au travers des battements de cœur assourdissants qui résonnaient dans son esprit encore sous le choc.

- Pas de temps à perdre…
- … au moins… se remettre !

La voix de Grégoire était suppliante, et non victorieuse. Ce qui s’expliqua dans la suite de l’échange que Haple suivit tant bien que mal :

- Je rentrerai avec vous, mais pas en la laissant pour morte comme un poisson hors de l’eau.
- Et moi, je vous dis Monsieur Bonboiseau que j’ai reçu mes ordres. Et, qu’on ne m’a pas chargé de jouer les garde-chiourmes. Résistez, et le golem saura vous contraindre à me suivre. Ça, ce sont mes ordres.

Grégoire se leva en silence, abandonnant lâchement celle qui l’avait, quant à elle, sauvé non pas une, mais deux fois déjà, et qui venait de risquer sa peau une troisième fois pour lui. Certes, ce dernier acte de bravoure la servait autant que lui, car elle avait besoin de son cheval pour poursuivre sa quête. Mais, tout de même… elle avait cru l’espace d’un instant que Grégoire se montrerait plus reconnaissant.

Haple rouvrit les yeux, levant la tête avec difficulté tant sa nuque était ankylosée, pour le plaisir mauvais de voir le dos de l’ingrat disparaître. Au lieu de cela, elle observa, perplexe, le nobliau tendre une bourse bien remplie au pisteur. Celui-ci la soupesa, puis, satisfait, l’empocha avec un sourire en coin.

- Tout compte fait, je suis fatigué après avoir marché toute la nuit. On va faire une pause pour déjeuner, déclara-t-il en se frottant la panse avec anticipation avant de répéter avec le plus grand sérieux : Puis direction Haenian.

Grégoire opina du chef. Haple, elle, voulait secouer la tête pour exprimer son violent désaccord, mais se contenta de la laisser retomber au sol, impuissante. (Tout ça pour rien…). La dispute avec Otis, la recherche de la Gardienne du Savoir, l’enquête à Haenian, puis la fuite de la cité marchande et enfin la folle cavalcade à travers la plaine… ! Et l’interminable conversation avec Grégoire, songea-t-elle avec amertume en voyant le grand bavard venir vers elle la queue entre les jambes.

- Laisse-moi, articula-t-elle péniblement, un gout de fer dans la bouche.

Elle n’avait pas réalisé que son sang avait coulé et se palpa le crâne, là où le golem l’avait frappée. La plaie avait beau avoir été lavée dans le ruisseau, un liquide visqueux en suintait petit à petit. Ramenant ses doigts devant ses yeux, Haple confirma son pressentiment : le coup lui avait ouvert la peau, à défaut d’avoir endommagé l’os.

Parvenu à sa hauteur, Grégoire observa les tâches rouge sombre sur les doigts blancs de la ménestrelle et se précipita à genoux, horrifié.

- Haple, tu saignes ! s’exclama-t-il, inutilement.
- Elle saigne… oui, constata le pisteur après les avoir rejoints.

Tout cette agitation autour d’elle l’étourdissait. Ne pouvait-il la laisser les maudire en paix, eux qui s’étaient mis en travers de sa quête ?

- Eh bien, faîtes quelque chose ! Je vous ai dit que je ne vous suivrais pas sans la savoir saine et sauve !
- Bien, bien, je vais la rafistoler… accepta le pisteur d’une voix laconique.

Alors, l’humain ouvrit la sacoche qu’il portait en bandoulière, et la fouilla jusqu’à en sortir une flasque et une trousse d’apparence usées. Il s’agenouilla alors à côté de la blessée, et celle-ci découvrit pour la première fois son visage. Une barbe de deux jours perçait à travers la peau de ses joues, creusées prématurément par des années de vie à la rude. Ces yeux bleu gris qui l’examinaient avaient vécu eux aussi, voilés qu’ils étaient d’un air d’indifférence à la souffrance d’autrui.

- Bien, conclut-il en défaisant les liens qui fermaient sa trousse. Ne bouge pas ; ça va piquer.

Et, de fait, lorsqu’il appliqua le chiffon propre tiré de sa trousse et préalablement imbibé d’alcool, les pupilles de la blessée s’écarquillèrent sous l’effet de la vive douleur. Mais bouger, elle n’en fit rien. Ses nerfs furent toutefois mis à plus rude épreuve encore lorsqu’elle contempla, effrayée mais déterminée de n’en rien montrer, le pisteur insérer un fil dans la boucle d’une épingle à suture. S’il n’avait pas montré de zèle à l’idée de lui porter assistance, du moins s’appliquait-il désormais à faire du bon travail, remarqua Haple pour se rassurer, en l’observant désinfecter l’aiguille dans un bouchon d’alcool.

Pour autant, lorsque ses doigts calleux pincèrent sa tendre peau d’albâtre pour rassembler les deux lèvres de la plaie, puis lorsque l’aiguille les traversa de part en part pour les coudres ensemble, elle le maudit ! Les dents serrés, tremblante de douleur et de peur à chaque incise de l’aiguille, elle maudit son soigneur de toute son âme !

Lorsque le travail de broderie fut achevé, l’homme essuya son ouvrage d’un nouveau coup de chiffon alcoolisé et se releva sans une parole gentille pour sa patiente, laissant à un Grégoire plus pâle qu’un spectre le soin de la réconforter. On lui aurait souhaité bien de la chance. Car, Haple, la douleur s’ajoutant à la frustration, avait été plus commode.

- Comment tu te sens… ? lui demanda-t-il d’une voix tremblante d’émotion.

Haple ne répondit pas tout de suite, pesant ses mots.

- Tu m’as trahie, le provoqua-t-elle.
- Co… comment ça ? balbutia-t-il en retour avant de lister chronologiquement tout ce qu’il avait fait pour son ingrate compagne de voyage. J’ai forcé ce rustre à te soigner ; je l’ai payé grassement pour qu’on ne t’abandonne pas séant ; je me suis rendu pour que sa créature lâche sa prise sur toi…
- Justement, l’interrompit la rescapée avec une véhémence qui transparaissait dans son regard sinon dans sa puissance vocale, tu t’es rendu ! Et maintenant, comment je me rends à Beauclair, moi ?
- A Beauclair… ? Mais tu n’y penses pas Haple. Tu n’es pas en état. Tu as failli y rester !
- Je ne suis pas encore à bout de force, merci bien, rétorqua-t-elle en se redressant péniblement.

Le combat et la noyade qu’elle venait d’endurer l’avait durement éprouvée, certes, mais elle sentait sincèrement en elle un feu se rallumer. Non, elle n’avait pas traversé toutes ces épreuves pour rebrousser chemin maintenant. Elle se remettrait de sa blessure au cours des cinq jours de voyage qui restaient avant Beauclair. De ses blessures (au pluriel), remarqua pour elle-même l’obstinée en se massant le flanc, là où le poids du golem avait appuyé sur sa côte fêlée en cours de guérison. Pensant bien faire, Grégoire tendit une main pour l’aider à se relever. Elle la rejeta.

- Je n’ai pas besoin de ta pitié, seulement de ton cheval, lâcha-t-elle amèrement.

Les phalanges de l’adolescent se crispèrent. Ses yeux se figèrent. Il semblait en proie à un violent combat intérieur, jusqu’à ce qu’il reporte son regard sur l’Hinïonne, désormais debout, et déclara à voix basse :

- D’accord, Haple. De toute façon avec le Golem et l’homme de main de ma sœur, je n’aurais pas monté Vent Debout. Mais soyons clair – tu me le ramène à Haenian !

La ménestrelle opina du chef.

- Je ne comptais pas revenir à pied.

Elle avait obtenu ce qu’elle voulait, et s’en réjouissait. D’ordinaire, ç’aurait été le moment où elle chassait de son esprit le nobliau et toute autre considération qui ne la servait pas directement. Mais elle se souvint de la leçon de vie de la Sœur Rosemonde – ou comment cultiver des alliés.

- Merci Grégoire, j’apprécie ton aide, offrit-elle en collant sur son visage une expression de reconnaissance qui manquait encore de pratique.

Chevaleresque, l’humain lui offrit un bras, que cette fois elle accepta, et l’aida à marcher jusqu’au feu de camp que le pisteur avait rallumé pour chasser les frimas matinaux et faire chauffer de l’eau. Le sans-gêne avait fouillé dans leurs affaires et sorti deux tasses en plus de la sienne, au fond desquelles des feuilles de thé séchées attendaient d’être immergées dans l’eau frémissante.

Pendant que Grégoire tentait de faire la conversation avec leur cuisinier improvisé, Haple, elle, observait d’un œil mauvais la masse métallique dressée au milieu du ruisseau, les pieds dans l’eau, indifférents au courant de la vie, et les yeux portés au loin, aveugles à l’espoir d’un jour nouveau. Comment avait-elle pu perdre devant cette… chose ? Elle n’avait pas manqué de ruse, ni de volonté… et combative elle l’avait été plus que jamais. Mais ses réserves magiques lui avaient fait défaut.

Alors, Haple songea qu’il lui en faudrait plus encore pour déposséder le voleur de runes de la boussole qu’elle convoitait pour elle-même.

Cette boussole qui lui permettrait de faire sien le Livre.

(D’écrire mon Destin)

>> Correction GMA1
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Re: La Plaine d'Haenian

Message par Haple Mitrium » ven. 6 juin 2025 21:30

(((Dans les épisodes précédents...:
1: Haple est bannie d'Anorfain pour avoir, sous le coup de la colère, tué sa mère à l'enterrement de son père et se retrouve à l'Est des Duchés..

2 -4: Haple est capturée en chemin vers Beauclair par deux puissantes magiciennes , les Soeurs du Saint Livre Nétone et Nacota(PNJ). Celles-ci lui font perdre connaissance en l'intoxiquant à la Douce Féérie.

5-8 : Haple se réveille au Couvent des Soeurs du Saint Livre avec un mal de crâne carabiné et aucun souvenir de comment elle est arrivé là: Quid des évènements à Beauclair! A force d'espionner ses nouvelles consoeurs, elle découvre que les Soeurs Nétone et Nacota expérimentent sur des enfants tels qu'elle-même pour identifier l'Elu de Zewen, destiné à "rassembler les fluides".

9-10: Lors du festival de la bière de Haenian, Haple fait la rencontre de l'un de leur cobaye potentiel, Grégoire (PNJ), frère de la Vicomtesse et confronte la soeur Nétone. Haple, laissée pour morte, survit de justesse à l'expérience fluidique à laquelle la Soeur l'a soumet. Recueillie par l'Académie des bardes, Haple médite sa revanche et identifie comment monter en puissance : il existe un "guide" qui lui permettrait d'écrire son propre destin.

11: En menant son enquête à travers les manoirs et commerces de Haenian, la ménestrelle découvre que ce "guide" est un artefact magique ayant apartenu à d'anciens maitres des runes, le dernier connu en date, Iglesios, ayant donné son nom à la "boussole" dans les archives des Ménestrels de Gaïa. Des runes disparaissant en trop grand nombre, il semblerait que la boussole ai refait surface et soit entre les mains d'un voleur Ynorien sévissant là où l'alcool coule à flot. Devinant que sa prochaine destination sera le festival du vin de Beauclair, Haple part à sa poursuite sur le dos de Vent-Debout, destrier docile du timoré Grégoire.
)))
Chapitre 12 : Joies du plein air et paix intérieure

01. Energies souterraines

L’image de Grégoire s’éloignant vers l’aube en compagnie du pisteur et de son inébranlable créature mécanique restait imprimée dans sa rétine. Au cours des jours qui suivirent leurs adieux, Haple fit de son mieux pour se concentrer sur ce qui l’attendait. Chose difficile pour qui était constamment démangée par cette maudite plaie à l’arcade sourcilière dans laquelle s'incrustait la poussière du voyage. Il n’y avait rien à y faire, sauf à prier qu’une infection ne se déclarerait pas… Donc elle choisit l’inaction.

L’elfe qui-jadis-fut-blanche-mais-que-recouvrait-désormais-une-couche-de-crasse menait à pas lents et sûrs sa monture – ou plutôt, celle de Grégoire. Le premier jour de chevauchée en solitaire, la douleur dans ses côtes et au crâne s’étaient jointes à ses autres misères, ne lui laissant guère le loisir de penser à autre chose qu’à sa défaite de la veille. Au moins, le chemin qu’elle suivait était en terre, ce qui amortissait un peu l’impact des sabots sur le sol. Les jours qui suivirent, heureusement, son état physique s’améliora à mesure que les soins déjà apportés à ses blessures portaient leurs fruits, laissant à la fière adolescente tout le loisir… de revivre dans sa tête l’humiliation de son combat contre le golem.

En effet, le souvenir de son impuissance la hantait quel que soit son état. C’était compréhensible : elle avait failli y rester. (Sans Grégoire…). Elle n’aimait pas l’admettre, mais elle devait la vie à l’humilité du jeune humain. Elle ne reviendrait probablement pas sur les insultes à son égard, proférées sous le coup de l’émotion – elle reconnaissait néanmoins ce qu’elle lui devait :

- Ton maître n’est pas un lâche… lâcha-t-elle dans l’air matinal en tapotant le garrot de l’étalon. Il a juste une forme de courage… différente.

Néanmoins, elle ne pensait pas être capable de se remettre entre les mains d’un autre comme il l’avait fait. La vulnérabilité était un risque qu’elle n’osait prendre… Maîtresse de sa vie ! Haple, la Simple ne reconnaissait d’autre autorité que la sienne. Pas même celle des Dieux ! Leur puissance oui, mais pas leur autorité. En particulier, ce Zewen qui voulait présider à son Destin… Il lui fallait donc s’arroger son pouvoir. Écrire la page du Livre à son nom de sa propre main. Avec ses propres caractères. (Mes propres runes !) Et pour cela : la boussole d’Iglesios semblait tout indiquée ! Encore fallait-il qu’elle puisse s’en emparer…

Haple regarda devant elle, songeuse. Une ligne brune engoncée entre deux talus couverts d’herbes sèches et de chardons flétris, la route s’étirait sur la plaine jusqu’à disparaître derrière un tournant, au loin. Que ferait-elle une fois à Beauclair ? Y retrouverait-elle la trace du voleur de runes ? Et serait-elle alors capable de le vaincre, s’ils en arrivaient à s’affronter ? Rien n’était moins sûr : le marchand de minerai l’avait avertie que le voleur possédait des fluides foudroyants. Combattre un autre mage… voilà qui était inédit pour l’Hinïonne. Elle devrait donc rivaliser de ruse, d’adresse… et d’endurance.

Si sa défaite contre le golem lui avait bien fait comprendre une chose, c’est qu’il pouvait lui être fatal de se retrouver à court de jus en combat. Tandis que d’une main elle s’agrippa à la crinière blanche de son compagnon équin, elle se déporta en arrière, mettant à rude épreuve ses côtes encore sensibles, pour tirer de la sacoche de selle la solution à son problème. De sa main libre, elle tâtonna au hasard, ses doigts à la recherche de… (Je te tiens). Haple se redressa et porta devant ses yeux l’une des petites fioles achetées sur l’Avenue d’Abondance.

Le liquide brun y circulait lentement, lourdement, formant un enchevêtrement de boucles et de lignes, comme autant de racines serpentines se frayant un chemin dans un sol poussiéreux. Lorsqu’elle déboucha la fiole, il lui sembla que le fluide se figea, en attente. Puis, lorsqu’elle porta le bec de la fiole à ses lèvres, elle sentit, plus qu’elle ne le vit, l’essence tellurique s’agiter en anticipation de la rencontre avec la géomancienne. Et lorsque celle-ci, sans hésitation, l’engloutit cul sec, le fluide se précipita de rejoindre sa nouvelle demeure.

Aussitôt, Haple, submergée par une sensation de pesanteur sans pareille, eut le sentiment qu’elle allait tomber. Ou rompre les reins de Vent-Debout… Ce n’était pas la première fois que l’elfe absorbait un fluide tellurique, mais chaque nouvelle prise lui semblait plus lourde de conséquences que la précédente. Comme si chacune la rapprochait un peu plus d’un état minéral qui l’endurcissait, l’énergisait mais aussi… effaçait quelque chose d’elle. Une disparition de sa charnalité, troublante bien que fugace et réversible pour l’instant. Du moins le ressentait-elle ainsi.

Déjà suffisamment éprouvée, Haple jugea préférable d’y aller progressivement avec ces prises de fluides. Après tout, il restait encore quatre jours de voyage avant d’arriver à Beauclair. Alors, elle attendit, assagie par ses mésaventures de la vieille. Et, elle eut raison : les jours suivants, une deuxième fiole de fluide, puis une troisième et une quatrième, lui rigidifièrent tant les hanches qu’elle fut forcée de maintenir Vent-Debout au pas bien que, ses douleurs costales s’estompant, elle aurait pu aisément trotter. Et, l’étalon s’impatientait, ne pouvant se dépenser ni lors de leur lente progression au travers de la plaine de Haenian, ni les soirs, lorsque Haple était bien obligée de l’attacher pendant qu’elle montait le camp, préparait la tambouille puis méditait.

Ses nuits à elle aussi étaient agitées. A mesure qu’elle s’enlisait dans cette torpeur minérale, il lui semblait approcher d’un état de demi-vie. Loin de profiter du paysage estival qui l’entourait la journée, elle le traversait, aveugle à la beauté du ciel immaculé et sourde aux interrogations étonnées des vendangeurs. Et la nuit tombée, la terre sur laquelle elle s’allongeait pour méditer semblait vouloir l’embrasser dans son éternelle étreinte.

***

La cinquième nuit en particulier, après qu’elle eut avalé la quatrième flasque de fluide tellurique, allongée sur sa couche de fortune comme un cadavre sur son linceul, ses paupières se fermèrent sur un spectacle onirique des plus perturbants. Ombres sur le noir de son esprit méditatif, des silhouettes apparaissaient sans prévenir et disparaissaient sous son regard, évanescentes et insaisissables. En revanche, le sentiment omineux qui les accompagnait, lui, s’ancra durablement dans son cœur. Un sentiment qu’elle reconnaissait, si elle ne pouvait le nommer. Familier. (Familial… ?)

Cette interrogation formulée, les mannes de son inconscient évoquèrent le corps d’une femme en guise de réponse. Haple n’osait bouger : l’Autre était allongée à ses côtés, les mains en croix sur son ventre, dégageant une sérénité d’outre-tombe que l’on n’aurait su perturber, pas plus que la paix impénétrable de l’amant satisfait. Que l’on aurait « su », ou que l’on n’aurait « pu » … ? Un regard. Un simple coup d’œil...

La curiosité impudique de l’adolescente suffit à rompre le charme qui retenait la scène dans un équilibre instable. Par un symétrique mouvement de la nuque, l’Autre lui fit brusquement face et lui retourna un regard sinistre à travers ses paupières rongées par les vers : ce visage ! C’était sa mère ! Sa mère, morte de la main de sa fille rebelle ! Alors, la mâchoire décharnée de l’horrifiante vision s’ouvrit brutalement, comme pour articuler le cri bloqué dans la gorge de la rêveuse.

À ce moment, Haple sut qu’elle allait réémerger de sa méditation. C’était le point de bascule salutaire de tout cauchemar. La réalité du rêve s’effondrerait… Non ? Elle le devait. Haple l’en conjurait. Elle la suppliait, sa mère, de la laisser partir. De la laisser vivre !

(Comme tu l’as fait, toi ?)

Était-ce la voix vengeresse de sa mère ou celle, coupable, de sa mauvaise conscience qui se mêlait aux convulsions saccadées de la mâchoire squelettique ?

(Approche. Fait face à ton destin.)

Le cœur au bord des lèvres et l’angoisse paralysant toute pensée, Haple se sentit attirée vers l’Autre comme par un aimant, tandis que le visage de celle-ci s’approchait pour lui donner l’ultime baiser du soir. C’est alors que leurs regards se croisèrent. De plus près, Haple distinguait – ou devinait – un globe oculaire, couvert seulement ici et là par des lambeaux de paupières. Une silhouette y vacillait comme une flamme sombre. La flamme de SA vie – Haple, la Simple, reproduite à l’infinie par une mise en abime vertigineuse, d’œil en œil comme dans autant de miroirs : son âme torturée !

Une pure terreur évacua toute autre émotion. Dans une soudaine réalisation, la rêveuse connu son erreur : c’était autant sa mère qu’elle-même qui gisait au sol, rongée, émiettée, vidée de son énergie vitale. Révolution cognitive ! Elles étaient deux moitiés d’un même tout. Alors, le silence se fit enfin dans son esprit. Seul demeurait l’écho du glas intimant la pécheresse au repenti. En tuant sa mère, elle s’était amputée d’une partie d’elle-même. Une partie qu’il n’appartenait qu’à elle de rejoindre en son cœur.

(En ton corps)

Ces mots, émergeant des profondeurs de son âme, eurent l’effet d’une incantation. Ses mains se mirent en mouvement sous son regard incrédule ; les mains de l’Autre les rejoignirent, apposées paume contre paume. Ni froides, ni chaudes : Insubstantielles. Et pourtant, une sensation de calme naquit en elle à mesure que le pont ainsi formé équilibrait le contact entre Vie et Mort.

Le geste qui suivit, Haple l’initia au même instant que l’Autre. Aimantées par une énergie surnaturelle, les deux Mitrium se rapprochèrent l’une de l’autre, la nuque raide et le visage tendu. Lèvres vermoulues contre lèvres charnues, elles étaient à l’unisson.

(Guérison)

Alors un soupir de soulagement s’échappa de leurs bouches entrouvertes.

Alors, elle réémergea.

***

Tout en mâchonnant sa collation matinale – une pâte de figue probablement sortie des cuisines du manoir Désirelle – Haple secoua la tente couverte de rosée, rassembla ses affaires et apprêta Vent-Debout pour une journée de cavalcade. Elle avait accumulé du retard, et il s’agissait de le rattraper si elle ne voulait pas manquer la fête des vendanges de Beauclair et risquer de perdre la trace de sa proie. Elle dut néanmoins s’y reprendre à trois fois pour harnacher l’étalon. Car son esprit était ailleurs…

Etrangement, elle avait émergé de sa méditation en pleine forme. Pleinement ressourcée. Comme si le rêve de la veille avait comblé en elle un vide qui s’était creusé au fur et à mesure de ses aventures… Ses côtes avaient fini de se remettre, mais peut-être était-ce simplement la fin d’un long processus de guérison. En revanche, elle semblait vibrer d’une énergie intérieure qui l’avait quittée depuis son affrontement avec le golem, et que les fluides telluriques ingérées n’avaient pas tout à fait compensé.

- Oui Vent-Debout… on va partir, marmonna-t-elle, son petit-déjeuner calé comme une chique entre sa joue et ses dents.

Non seulement l’effet revigorant de ce rêve la questionnait, mais le sujet surtout. Sa mère ? Elle n’y avait pas songé depuis l’enterrement. Pas plus qu’à son père. Ils avaient été, au mieux, une sorte de présence en négatif, dans ce coin de l’esprit que l’on évite, comme l’espace obscur derrière une porte ouverte ou sous un lit. Ce n’était pourtant ni un assassin ni un monstre qu’elle y avait trouvé, mais sa rédemption. (Un renouveau). Ce pouvait-il que les morts ne l’étaient pas tout à fait ? Qu’ils demeuraient présents, en esprit, et… étaient disposés à lui porter assistance ? (Pas tous… Père. Mère.)

Car, si elle ne se trompait pas – les détails du rêve s’estompaient déjà – il y avait bien quelque chose de cet ordre qui s’était joué. Une connexion s’était établie entre l’Autre et elle sur la base d’une identité partagée. Haple passa la bretelle du sac à son épaule, puis l’autre, arrêtant sa main sur le pommeau de selle alors qu’une idée saugrenue émergeait : (C’est possible de récupérer de l’énergie en me connectant à eux ?) Voilà qui lui servirait assurément en combat. Plus jamais elle ne se retrouverait à court de jus. Du moins, si elle avait vu juste, pas tant qu’elle serait prête à communier avec ses géniteurs…

Un rictus aux lèvres, elle passa le pied à l’étrier et se hissa en selle.

- Ça ne va pas être coton… !

Indifférent aux doutes de sa cavalière, Vent-Debout ne retint que l’excitation dans sa voix et, l’interprétant gaiement comme le signal du départ, s’ébroua avant de l’entrainer en avant, crinière au vent et nasaux fumants dans l’air frais d’une nouvelle arrière-saison.

>>>Suite : 02/12

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