... loin du coeur
La route avait sinué entre les sombres collines boisées au Sud de Pont d’Orian et les marges colorées du vignoble de Blanchefort. Mais plus que les différences paysagères, c’était l’état de la route qui marquait le passage d’un duché à l’autre. Si Blanchefort ne brillait pas par la largeur et la propreté de ses routes, du moins celles-ci ne comptaient pas les nombreux nids de poules, fissures et effondrements de chaussée qui avaient rendu la première partie de leur journée de voyage si laborieuse.
Les inévitables cahots qui avaient résulté de ce piètre entretien des routes avaient entrainé un effet regrettable, ajoutant à la pénibilité du périple : Grégoire Œil-au-beurre-noir s’était réveillé… Et il n’avait eu cesse de se plaindre et de promettre les foudres de sa vicomtesse de sœur à tout un chacun : Haple, la charretière et même le Duc Aldabéron pour son irresponsable gestion des finances ducales !
Dans un premier temps, Haple avait pris le parti de l’ignorer. De peur de lui égaliser le portrait… Pour une raison qui la dépassait, la Sœur Nétone ne l’avait pas remis à sa place. Avait-elle peur de ses connections politiques ? (
Certainement pas Hermance en tout cas…) Mais lorsque la brune au tempérament bien trempé avait fait mine de se retourner pour réduire le braillard imberbe au silence, sa voisine à l’avant de la charrette l’avait arrêtée d’un signe de tête aussi sec que discret.
Cependant, plus la petite compagnie se rapprochait de leur destination, plus le dadais insupportable prenait confiance en lui et s’emportait dans ses doléances. Tant et si bien que lorsque la charrette arriva enfin sur les routes soigneusement pavée et bornée de la plaine de Haénian, Haple ne put se contenir et ouvrit les vannes de sa colère à défaut de fermer ses poings une nouvelle fois :
-
C’est pas bientôt fini !
La soudaineté de son exclamation eut au moins le mérite de lui fermer le clapet. Mais aussitôt, le rouge monta aux joues de l’adolescent, qui repartit de plus belle :
-
… et en plus, je dois supporter l’insolence d’une nonne. Même pas : d’une nonnette. Retourne donc chez toi, l’elfe, ou adresse-moi avec le respect dû à un fils de notable Kendran.
Haple était sidérée par la petitesse d’esprit de son voisin. Elle avait plus de trois fois son âge ! Et elle aussi était fille de notable. Non pas qu’elle s’en serait vantée… au contraire. Derrière elle, elle aperçut Hermance lui faire un signe de tête. Il valait mieux laisser couler. (
Soit). Elle en avait assez. Pivotant sur ses fesses, l’adolescente se tourna vers la banquette avant et y rejoignit les deux femmes, laissant les creuses insultes de l’encombrant passager se noyer dans le nuage de poussière qui s’élevait derrière leur convoi.
Nétone fit mine de ne pas la voir s’installer à leur côtés et Hermance ne s’écarta qu’avec réticence pour lui laisser poser une fesse sur l’extrémité de la banquette. Ainsi brinquebalante et manquant de tomber à la moindre embardée des chevaux, Haple se jugeait néanmoins mieux lotie qu’en compagnie de l’autre énergumène à l’arrière. D’ici, elle pouvait admirer la plaine sur laquelle ils étaient parvenus avec ses champs de blés fauchés, ses chaumières regroupées en hameaux et ses îlots boisés.
A une centaine de mètres devant, elle remarqua de ces humains qui avaient façonné le paysage bucolique qu’ils traversaient. Ceux-ci sortaient du bois le plus proche et marchaient tranquillement vers la route, leurs outils posés en équilibre sur l’épaule. Des bucherons qui rentraient déjeuner, sans doute… Le gringalet à l’arrière fit écho à ses pensées :
-
Ici au moins, on n’a pas de ces forêts à perte de vue où se retrouvent sorcières et satyres de vos sauvages montagnes ; ici, on a su civiliser le territoire du Royaume… Braves bûcherons, rentrez donc vous restaurer et prendre un repos bien mérité !
Ce dernier détail interpella la ménestrelle. Comment l’humain pouvait-il lui aussi voir les bucherons sur la route devant eux alors qu’il avait le regard plongé vers l’arrière… ? Haple se tourna la tête par curiosité tout en prenant garde à ne pas perdre son équilibre précaire. Ce qu’elle vit alors, plus que le mouvement irrégulier de la charrette, manqua de la déstabiliser : un groupe de bûcherons était également sorti d’un bois derrière leur convoi et avait rejoint la route. (
Des bûcherons, vraiment ?...)
Les deux collecteuses comprirent la situation au même moment :
-
Des brigands.
-
On est prises en étaux.
Ce n’étaient pas des haches ou des houx que portaient ces humains mais des épées de taille et facture disparates. Et ils se dirigeaient indubitablement à leur rencontre.
-
La chaussée est trop étroite pour que je puisse les contourner et les semer, commenta d’une voix forte la cheffe de mission à ses passagers avant d’arrêter leur véhicule sur le bord de la route.
On ne coupera pas la confrontation alors autant prendre l’initiative. Sœur Haple, Sœur Nétone, allons …
-
Ne vous en faîtes pas, si je ne peux pas les raisonner mes fluides d’ombres se chargeront d’eux, lâcha l’arrogant dans leur dos.
Sur cette bravade déplacée, Grégoire mit pied à terre et dépassa les trois femmes qui le regardèrent, sourcils levés, s’avancer comme un coq vers les malandrins qui bloquaient la route devant. Après une seconde de mutisme, Nétone réagit à ce qu’elle venait d’entendre :
-
Il ne doit rien lui arriver. Je compte sur vous deux… Moi, je reste ici : la sécurité du convoi est une affaire de collecteuses.
Sœur Hermance hocha de la tête avec un mélange de regret et d’acceptation. Elle aurait visiblement souhaité avoir le soutien de la géomancienne aguerrie mais telle était effectivement leur responsabilité. Sa volonté raffermie par son sens du devoir, elle mit pied à terre après avoir incité Haple à la précéder, puis sortit une épée longue à double tranchant de sous la banquette.
L’elfe regarda la lame avec de gros yeux lorsque Hermance la fit tourner dans l’air d’un moulinet d’échauffement avant de s’élancer sur les traces de l’inconscient. A circonstances exceptionnelles, sentiments exceptionnels : Haple se tourna et s’adressa avec hésitation à son ennemie jurée.
-
L’autre groupe de bandits arrive par derrière. Vous êtes sûre que vous voulez rester seule ici… ?
Pour toute réponse, stoïque et prosaïque comme à son habitude, la religieuse se contenta d’un hochement de tête inexpressif. Alors Haple pris son tambour magique en main et rejoignit les deux autres à grands pas.
***
Ils se faisaient face : deux contre trois. Les hostilités n’avaient pas éclaté mais la tension était palpable. En s’approchant, Haple observa que les brigands étaient tous des hommes dans la trentaine, humains, habillés de bric et de broc où l’on reconnaissait les motifs géométriques et les couleurs affectionnés dans les duchés. Ce n’étaient pas des déserteurs mais de vulgaires rustres poussés au banditisme par la nécessité dans un contexte de déprise économique en Valorian. Ils avaient beau se trouver dans les marges de la principauté, Haple s’étonnait de leur présence ici. Un signe de l’effritement des frontières de l’ancien royaume kendran, s’il en était…
-
… reprendre votre route. Une petite taxe, c’est tout ce qu’on vous veut.
-
Et par quelle autorité prétendez-vous nous imposer cette taxe ?
Haple remarqua amèrement que l’adolescent n’avait pas perdu son toupet. S’il continuait à chercher des noises, elle était bien tentée de le laisser se débrouiller avec les grands gaillards qu’il traitait avec si peu de précaution. Certes ils n’étaient pas lourdement armés et donnaient l’impression de n’avoir jamais combattu que des marchands et des fermiers, mais elle ne doutait pas qu’ils pourraient tout de même lui apprendre une leçon ou deux.
-
Par mon autorité… naturelle, lâcha espièglement leur meneur en faisant tournoyer la pointe de sa lame sur un pavé d’un coup de pouce sur la garde.
Celui-ci conclut sa réponse ironique d’un geste dédaigneux de la tête qui renvoya ses cheveux longs par-dessus son épaule. Visiblement peu impressionné, Grégoire opta pour l’escalade et dégaina une baguette en bois tortueuse.
-
Grégoi… tenta Hermance de l’arrêter.
En vain. L’instant qui suivit l’adolescent brandit son arme magique en direction de leur chef en marmonnant quelque chose entre ses lèvres tremblantes d’émotion… sans autre effets que de susciter l’hilarité des comparses de sa cible. Haple, elle aussi, se sentit l’envie de rire : avait-il seulement essayé de jeter un sort ? En tout cas, ça n’avait pas eu d’effet probant.
Le chef de la troupe du se dire la même chose. Il affichait une mine perplexe et leva sa main libre pour se gratter le crâne… C’est alors que Haple remarqua le changement : là où auparavant sa chevelure avait été d’un vif blond aux reflets cuivrés, une mèche blanche et desséchée sortait de son scalpe desquamant sous ses ongles. (
Dégeux…) Lorsqu’il baissa ses doigts devant ses yeux et découvrit la touffe de cheveux blancs et de peaux mortes, le trentenaire se tendit.
-
Petit morveux… La taxe vient de monter. Les gars, lâcha-t-il d’une voix d’autant plus inquiétante qu’elle était dure et sans appel,
on prend tout. Et jusqu’à leur vie s’ils résistent.
Les rires devinrent nerveux. Ses acolytes ne partageaient visiblement pas sa soif de représailles. L’homme à sa droite objecta qu’ils avaient déjà récolté suffisamment d’argent sur un couple d’orfèvres et qu’il ne voulait pas, par excès de zèle, tenter leur chance en attirant l’attention des gardes royaux. Le chef le réduit au silence d’un regard sombre.
Alors, comme d’un commun accord, Hermance et Haple affermirent leur prise sur leurs armes respectives : elles ne pouvaient pas se laisser dépouiller de leurs possessions. Profitant de l’indécision du camp adverse, l’humaine ouvrit les hostilités en fendant l’air qui les séparaient d’un grand arc de cercle. Forcés de reculer brusquement, les maladroits se cognèrent les uns sur les autres et se maudirent mutuellement.
-
Retournez à la charrette et restez avec Sœur Nétone, ordonna-t-elle aux adolescents sans quitter des yeux ses adversaires qui reprenaient leurs esprits.
J’assure vos arrières.
(
Non !) A une contre trois, Haple voyait mal comment elle pourrait contenir leur assaut. Tout amateurs fussent-ils… Elle voulait lui prêter assistance – c’était la meilleure stratégie : faire front commun.
-
Maintenant !
Grégoire lui força la main en reculant d’un pas hésitant, puis en rebroussant chemin à toute allure.
Aussitôt, le chef des bandits s’élança à sa poursuite, parant d’un coup d’estoc l’attaque qu’Hermance tenta pour lui barrer le chemin. Haple bondit sur les pas de l’humain : elle comprenait son envie d’en découdre avec le morveux mais ses ordres étaient clairs. La chevelure ébouriffée du truand volait au vent et ses longues jambes la distancèrent rapidement. Alors, d’instinct, Haple sut quoi faire. Elle n’avait pas le droit à l’erreur, sans quoi le chef des brigands rattraperait Grégoire.
Ses doigts crispés sur le manche de son tambour et ses pieds fermement ancrés dans le fluide de Yuimen, la ménestrelle parcourut mentalement la distance qui la séparait de sa cible bondissante. Dynamisée par le martellement rhythmique des billes de percussion contre la peau tendue de son tambour, elle projeta toute sa puissance fluidique dans un éclair tellurique. De grains de poussières en mottes de terre, elle conduisit en esprit l’onde de cisaillement de proche en proche. Des pavés se soulevaient, d’autres s’enfonçaient mais, son entraînement aidant, elle parvint à contenir l’énergie entropique jusqu’au moment opportun.
Finalement, l’onde rejoignit sa cible et Haple libéra son chaos destructeur. Comme à travers des lèvres gercées, Yuimen scanda son soutien à la percussionniste ! Le sol s’ouvrit en une bouche béante sous les pieds imprudents du coureur et celui-ci chuta lourdement au sol, gêné par l’épée qu’il refusa de lâcher au prix d’un grognement de douleur lorsqu’il heurta le pavé de plein fouet.
C’était tout ce dont elle avait besoin pour rattraper Grégoire. Sans attendre, Haple se mit à courir pour rejoindre l’adolescent qui s’était arrêté en entendant son poursuivant maudire la ménestrelle. Emportée par l’euphorie de constater sa prouesse fluidique, la jeune ingénue ne prit pas garde aux possibles représailles de l’homme à terre. Elle l’avait certes contourné avec suffisamment de distance pour qu’il ne puisse lui attraper la cheville au passage… mais elle avait sottement négligé l’allonge que son épée lui conférait.
D’un coup circulaire, le scélérat balança aveuglément son arme dans l’espoir de cueillir l’effrontée au vol. Et, le sort aidant les nécessiteux, il réussit ! (
Aïe !… Aahah) Peu s’en fût pour que l’adolescente sautillante y perde son pied. Heureusement, la position de l’homme, affalé au sol, lui interdisait l’angle du poignet qui aurait permis d’exposer le tranchant de sa lame. Une violente douleur dans le tibia et une méchante ecchymose : voilà les seules conséquences qu’entrainèrent cette hargneuse contre-attaque.
Boitant les derniers mètres qui la séparaient de son détestable protégé aux yeux ébahis et à la mine déconfite, Haple prit appui sur son épaule pour soulager sa jambe endolorie et le secoua :
-
Grégoire ! Reprends-toi. Tu as des fluides d’ombres et moi de terre. Ensemble, on peut le tenir à distance. Peut-être même prendre le dessus.
-
Je… Je ne … bredouilla l’incapable.
(
Tant pis !) Haple n’attendit pas que l’autre se ressaisisse. Elle poussa violement sur son épaule pour le forcer à pivoter puis lui saisit le bras d’une main ferme pour l’entrainer aussi vite que possible vers la Sœur Nétone. Elle les protégerait… ou bien… (
Pas) L’elfe s’arrêta dans son élan : sur la charrette, confortablement assise, la géomancienne discutait posément avec une femme tandis que deux hommes se dirigeaient en courant à l’encontre de l’elfe.
Les renforts arrivaient. Les renforts de l’autre camp bien sûr ! Ce devait être le petit groupe qui était sorti du bois derrière eux pour leur couper toute retraite. Et de fait, Haple remarqua que la femme qui se tenait au pied de la charrette devant la sœur Nétone la tenait en joue avec un arc. (
Quoi ?!) Haple eut le sentiment que son monde se renversait ! Était-ce possible que la puissante magicienne soit si facilement mise en défaut ?
Haple évacua la question aussitôt formulée. L’adrénaline aidant, tout autre pensée que les deux hommes approchant et le chef des brigands se remettant sur pied dans son dos fût chassée de son esprit aux abois.
-
Attention les gars ! La petite manie les fluides. Son petit copain aussi…
Malgré la précarité de sa situation, la « petite » en question fut piquée au vif d’être comparée au vermisseau qui tremblait comme une feuille à ses côtés. Et si elle avait pu choisir un compagnon, ce n’aurait certainement pas été un gringalet comme lui… Une image l’assaillit : celle de son palefrenier solaire s’interposant devant des chevaux hennissant !
Un sentiment de chaleur l’envahit qui n’avait rien à voir avec le soleil de midi sur la plaine céréalière. Affermie dans sa volonté, Haple jeta un dernier coup d’œil à son voisin incapacité par la peur avant de trancher qu’elle devrait se débrouiller seule. Lorsqu’elle lui lâcha le bras, un éclat à la ceinture de celui-ci retînt son intention : il y portait un poignard rutilant par pure ostentation. (
Et l’idiot ne l’a même pas dégainé !) Alors la ménestrelle délesta ce poids mort humain de son arme courte et s’emporta dans une bravade lyrique à destination des lâches qui les encerclaient :
-
Pas que les fluides, bandes de vauriens ! Venez donc tâter de mon acier et mordre la poussière !
Bras grand ouverts dans une posture théâtrale, tenant en joue les malandrins de la pointe de son poignard et de son tambour de mendiant, Haple construisit sur cette posture pour donner à voir à ces malfrats ce qu’ils imaginaient déjà trouver en cette adolescente au teint d’albâtre. Une allégorie de la sauvagerie Hinïonne – sylvestre, farouche et mortelle ! Malheureusement, l’adolescente ignorait tout de ce qu’abritait le cœur de ces voleurs de pacotille. Et son aura de beauté ne prit pas. Du moins pas sur les deux nouveaux arrivants qui continuèrent à se rapprocher en tournant autour d’elle comme des vautours attendant le moment opportun.
Leur chef, lui, sembla hésiter. La bouche entrouverte, son ordre d’attaque suspendu à ses lèvres, le trentenaire au charisme de pirate semblait hypnotisé par l’exotisme autant martial qu’érotique projeté par la comédienne. Elle semblait avoir fait mouche avec celui-là ; ironiquement, le fait d’en avoir un peu plus dans la caboche que ses sbires l’avait rendu vulnérable aux charmes subtils de l’adolescente… Comment tirer parti de cet instant de répit ?
Haple jeta un coup d’œil subreptice de part et d’autre pour évaluer ses options. Elles étaient maigres : les trois hommes étaient trop loin pour qu’elle ne les atteigne avec une onde sismique et trop nombreux pour qu’elle ne les attaque séparément. Et s’ils décidaient de se lancer à l’assaut simultanément… (
Mieux vaut ne pas y penser) Bon sang ! Elle n’avait qu’une marge de manœuvre très limitée.
A contrecœur, Haple glissa sommairement le poignard entre sa ceinture et sa hanche avant d’en retirer sa gourde magique dans le même geste. Songeant au prix qu’elle lui avait coûté, elle posa ses lèvres au goulot en évoquant mentalement la potion qu’avait contenue le flacon cristallin sculpté en forme de caméléon. (
Caméléopie !) Aussitôt, sa vision se troubla. Ses adversaires devinrent à la fois plus nombreux et moins distincts. Comme de moqueurs fantômes dans un kaléidoscope anthropomorphique. Ignorant leurs railleries et leurs doigts tendus, Haple se laissa tomber à genoux, son poignard manquant de lui tailler la hanche.
Rebouchant précipitamment sa gourde d’une main, elle la laissa tomber au sol pour pallier au plus urgent. Ses doigts agrippés aux rainures entre les pavés, l’audacieuse adolescente stabilisa son corps à défaut de pouvoir faire de même avec le monde qui tournoyait sous ses yeux. Et, animée par l’instinct de survie, elle se redressa maladroitement et reprit son poignard en main avant de l’orienter vaguement sur les silhouettes évanescentes d’adversaires qu’elle savait bien réels et enhardis par sa faiblesse momentanée comme des loups affamés.
Confirmant son ressenti, le chef des brigands leur lâcha la bride d’une commande excitée.
-
Allez-y les gars. Je ne sais quel sale tour, elle nous prépare la sauvageonne, mais on va pas attendre de savoir.
Alors, peut-être sous l’effet du sang qui afflua à son visage paniqué, ses yeux se stabilisèrent… de part et d’autre de son visage ! Enfin, son esprit accepta cette nouvelle donne : elle vit
simultanément l’un des malandrins l’attaquer par la droite et son compagnon d’arme se glisser stratégiquement sur sa gauche tandis que leur chef gardait une distance prudente dans son dos à l’extrémité de son champ de vision augmenté. Ses assaillants voulaient lui imposer leur rythme et, bon gré mal gré, la ménestrelle entra dans cette danse panoramique.
Heureusement, l’attaque du bonhomme était aussi faible et maladroite qu’il était laid. Haple, malgré sa relative inexpérience au corps à corps, parvint à dévier la trajectoire de l’épée courte qui la visait d’un furieux coup de dague. (
De la piétaille de grand chemin, oui !) Puis, poursuivant son geste du bras par une rotation d’un quart de tour et un pas chassé, elle prit la tangente de celui qui aurait aimé l’aborder à revers.
Les prenant à contrepied, Haple concentra sa riposte sur le seul protagoniste qui restait en retrait. Lorsqu’elle leva son tambour de mendiant et d’un geste de poignet lui transmit sa rage de combattante, le glas sourd des billes de terre retentit pardessus les cris de hyènes des combattants. Le chef des brigands y reconnut le signe annonciateur de la magie qui l’avait déjà frappé et, instinctivement leva sa fidèle épée en position de garde… au détriment de son bon sens martial. S’il s’était jeté de côté, s’il avait cherché à la déconcentrer ou s’il avait attaqué soudainement, peut-être aurait-il éviter ce qui s’ensuivit.
La poussière des chemins et la crasse de plusieurs nuits à la belle étoile furent les alliées de la géomancienne. Les enjoignant de se solidariser entre elles et à sa cause, Haple leur insuffla son désir d’immobiliser le meneur de cette compagnie de bras cassés et de l’enserrer jusqu’à ce que ses côtes se brisent ! Sans en arriver là, elle parvint tout de même à lui recouvrir le haut des jambes et les bras d’une épaisse couche de boue qui entrava ses gestes et lui arracha un glapissement de douleur.
-
Chef !!!
Le malin qui avait cherché à se glisser sur son flanc tout à l’heure oublia toute précaution à la vue du péril que courait l’homme qui – allez savoir pourquoi – avait gagné sa loyauté. Jugeant quantité négligeable un Grégoire accroupi les bras sur la tête, il s’élança au secours de l’humain emprisonné dans sa camisole boueuse. Avertie par son cri, Haple tourna suffisamment la tête pour le voir dans le coin de son champ de vision élargi. Le temps qu’il parcourût les quelques mètres entre eux suffit de justesse à l’elfe pour le voir arriver avec un coup droit grossièrement exécuté et pour tenter de lui couper l’herbe sous le pied… littéralement.
D’un geste ascendant de son tambour, Haple commanda à la terre de s’ouvrir à nouveau. L’homme se rapprochant à vue d’œil, elle opéra en hâte, n’y mettant que la puissance qu’elle avait le temps de collecter… Mais cette fois la cible mouvante lui faisait face et, malgré la surprise évidente sur son visage de voir le sol s’ouvrir devant lui, le malandrin vit venir l’obstacle… qu’il esquiva ! Au moins, l’avait-elle contraint à modifier sa trajectoire et avorter son attaque.
Dans l’instant qui suivit, ses deux adversaires encore libres de leurs mouvements l’encerclèrent. Forcée de tournée le dos à leur chef pour les garder à l’œil – ou plutôt aux yeux, Haple redoutait le moment imminent où celui-ci se libèrerait de son étau magique. Elle ne pouvait pas se permettre d’attendre : il fallait passer à l’offensive ou risquer de se retrouver submergée. Avec un cri sauvage, la ménestrelle se jeta, poignard brandit droit devant elle, sous la garde du bandit qu’elle avait repoussé plus tôt.
Cette fois, ce fut son tour de pêcher par excès de confiance dans ses compétences martiales limitées. Son agilité et son audace lui obtinrent certes accès à l’abdomen de l’homme qui la surplombait de plusieurs têtes, mais la pointe de son arme ripa piteusement contre la grossière cuirasse du bandit. C’est alors qu’elle entendit un bruit métallique contre le pavé à ses pieds au même moment qu’un bras s’enroula sur sa nuque. Son adversaire avait laissé choir son arme sur le pavé et saisi l’occasion pour lui bloquer la nuque entre ses bras aussi endurcis que son âme de vaurien.
Prise de vertige sous l’effet de la constriction, Haple entendit à travers le sang qui martelait ses oreilles le sourd grognement de son geôlier, le rire de son comparse et, avec effroi, leur chef dans son dos qui s’ébroua :
-
…te la dompter, c’te garce !
Seule note positive à son asphyxie imminente : elle échapperait ainsi à ce fumet abominable – odeur rance de transpiration et d’urine – qui ajoutait une dimension olfactive des plus regrettables à son supplice. Un sourire lui monta au visage à mesure que son acuité sensorielle s’estompait sous l’effet du malaise imminent. Un sourire cynique, mauvais, vengeur… (
Approchez, approchez, venez donc vous en prendre à la petite nonne). Et trop heureux de la voir enfin maitrisée, ceux-ci obligèrent. Sans risque. Jusqu’à ce qu’elle entende à quelques pas leur satisfaction hargneuse…
Alors au bord de l’évanouissement, Haple s’abandonna totalement ; elle décréta désuètes les limites de son corps. A quoi lui servirait-il dans l’au-delà ? Et son énergie ? Dans un ultime acte guerrier, elle expulsa le maximum de fluide qu'elle maitrisait percuter le sol à ses pieds ! (
Que Yuimen les emporte tous les trois !) Sans attendre, la terre dansa au rythme de son chant du cygne. Sans surprise, les trois humains s’écrasèrent durement au sol comme les pommes pourries qu’ils étaient.
Elle aussi tomba à genou, dans un premier temps. Le sang raffluant dans sa tête comme par une volonté propre de la maintenir en vie et de la remettre en mouvement, Haple sentit le temps et l’espace reprendre leur prise sur son destin et sa volonté. Il y avait urgence ! Encore à bout de souffle, elle se releva, prenant appui avec son poignard sur la cuisse de celui qui l’avait malmenée comme elle l’aurait fait avec un piolet. Douce mélodie que les injures désarticulées de sa victime ! Voilà qui le ralentirait, songea-t-elle en titubant en direction de son protégé.
-
Gré-goire ! haleta-t-elle de sa voix brisée.
C’est maintenant ou jamais. Debout !!!
Piqué au vif, l’adolescent se redressa sous la force de sa dernière commande. Une fois n’est pas coutume, le pleutre se rendit utile et passa un bras sous l’épaule de l’elfe pour soutenir l’allure affaiblie de celle-ci. Ainsi, bras dessus bras dessous comme des amoureux improbables, les deux jeunes manipulateurs fluidiques fuirent en direction de leur seul salut possible : la géomancienne aguerrie qui observait leur affrontement avec une attention toute… analytique.
Avec effroi, Haple s’aperçut alors que l’archère aussi les fixait de ses yeux. (
Et de son arc !).
-
DERRIERE MOI! hurla la ménestrelle avant de pivoter face à Grégoire et pour lui faire rempart de son corps.
Alors, le dénouement de cette course poursuite infernale s’annonça à ses yeux écarquillés et à ses oreilles alertes. Sans appel. Elle n’avait plus d’autre issue possible que de se durcir le cœur à l’inévitable : l’archère lâcha son trait et le chef des bandits se relança sur leurs traces, abandonnant son dernier sbire valide porter assistance au blessé.
Alors, lorsque la pierre de son cœur cristallisa, s’étendant de proche en proche de sa poitrine à ses membres… protégeant son dos, sa nuque et son crâne qui devait accueillir une flèche autrement mortelle et couvrant d’une pellicule opaque le reflet dans ses yeux noirs du chef des bandits arme au poing…. Alors elle sut qu’elle avait perdu.
Pétrifiée dans ses retranchements minéraux, elle sentit une pointe d’acier ricocher entre ses omoplates et les vibrations des pas du malandrin se répercuter dans la plante de ses pieds. Elle avait certes protégé Grégoire de l’archère mais que ferait-elle lorsque l’épéiste pourfendrait son protégé et la cueillerait, elle aussi, une fois ses défenses épuisées… Maintenant qu’elle avait utilisé la dernière goutte de son fluide pour déclencher la pétrification de sa chair, elle ne pouvait plus qu’attendre, impuissante. Pourquoi avait-elle sottement laissé sa gourde au sol ?!
(
Ô Zewen, ce n’est pas déjà mon heure !)
En réponse à sa supplique, les fondations de sa forteresse minérale furent ébranlées par un choc terrible. Se fissurant par manque d’énergie, son rempart rocheux lui laissa entrapercevoir pardessus l’épaule de Grégoire un énorme tas de pierre et de terre dont dépassaient… des jambes agitées de spasmes incontrôlés. L’instant suivant, sa chair reprenait vie et ses sens la pleine mesure de ce qui venait de se dérouler.
Ce n’était pas le maître du destin qui était intervenue pour la sauver mais la Sœur Nétone. L’apathique humaine avait conjuré une colonne de matières minérales pour stopper dans son élan le belliqueux truand avant que ses précieux « élus » ne tombent sous sa coupe. Encore que… elle avait fait plus que mettre fin à son acharnement vengeur : elle avait mis fin à sa vie, remarqua Haple en détournant son regard des jambes devenues inertes. Alors, entre soulagement et perplexité, l’adolescente se tourna vers leur puissante sauveuse. Pourquoi diable avait-elle attendu si longtemps pour s’interposer ?!
-
Ramassez vos morts et vos blessés et repartez vous tapir dans vos fourrés.
Monocorde et sans équivoque comme à son habitude, la voix de la Sœur Nétone porta loin devant elle. Haple remarqua alors que l’archère s’enfuyait déjà en détalant d’où elle était venue. Visiblement moins sûrs d’eux, les deux malandrins que Haple avaient affrontés se regardèrent dans les yeux, puis la tombe à ciel ouvert de feu l’homme qu’ils avaient suivi dans leur vie de crime, et tranchèrent d’un hochement de tête. Pour eux aussi, ce serait le couvert plutôt que la fidélité dans l’au-delà.
Désormais hors de danger immédiat, Haple se rappela sa consœur en prise avec les deux gus que Grégoire et elle l’avaient laissée affronter. La combative cheffe de mission s’en était bien sortie. Elle avait désarmé l’un d’entre eux tandis que l’autre ne semblait pas en reste, tenant de sa main libre son bras d’arme, visiblement blessé. Encore qu’elle, songea Haple avec amertume, n’avait pas eu à affronter trois adversaires dont leur chef !
-
C’est… c’est fini ? demanda Grégoire d’une voix chevrotante à son oreille.
Haple attendit de voir les adversaires de Hermance déguerpir sans demander leur reste pour lui confirmer :
-
Oui, c’est fini.
>>>Suite : 12/14