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Suivre le soleil levant
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Le groupe que le Tigre a rejoint n'a rien à voir avec la troupe saltimbanque dont il a fait partie ces dernières années. Ici, tous les membres de la meute ont un air aguerri. L
'elfe noir aux traits carrés, et aux cheveux d'une teinte plus cendrée que la neige entourant le convoi, guide le cheval trapu tirant la carriole en gardant une main gantée sur sa bride. Assis sur la banquette du véhicule, c
'est un humain que le Woran pense être de sang fenris, aux cheveux clairs longs et d'un teint très pâle sous capuche beige qui tient les rênes. À gauche des roues, un garzok semblant porter l
'intégralité du matériel martial sur ses épaules et arborant un masque argenté sur la majeure partie du visage, marche d'un bon pas. Les armes courtes, moyennes et à distance, ne font pas le moindre bruit malgré leur proximité les unes avec les autres. Derrière le véhicule, se chamaillant comme au moment de la rencontre par le Félin, un archer masqué et sous capuchon vert injurie son voisin au teint hâlé portant turban et ensemble beige, lui aussi masqué et aux épaules couvertes par des protections en forme de visages hurlants.
Huyïn s'ébroue un instant, faisant bouger la laisse que l'un des acteurs de sa vengeance tient en main. Le
jeune homme jette un regard par-dessus son épaule, mettant en évidence ses tatouages faciaux à la pommette et à la lèvre inférieure contrastant grandement avec sa peau coloris neige. Difficile en voyant son sourire amusé, légèrement gonflé à cause du coup de poing reçu un peu plus tôt dans la rue, que ce garçon applique la pensée du '
œil pour œil, dent pour dent aussi longtemps que j'suis pas satisfait'. Le Woran n'a qu'à fermer les yeux un instant pour revoir le corps de cet elfe sombre qui avait poignardé le tigreau humain, et avait reçu quarante fois le même coup dans le ventre en retour. Ce pion pâle porte le nom de Arrluk, et s'est joint à cette expédition après avoir tué des hommes de main d'une autorité de l'ombre locale. Sous ses dehors sveltes et sa chevelure à la longueur indescriptible car soit tressée soit taillée à la dague, il masque une force physique surprenante. Un jeune homme semblant encore dans l'âge de l'innocence, et pourtant à la fois un bon acteur, un habile improvisateur et un bagarreur à ne pas sous-estimer. Il est le seul ici à être conscient du rôle que se donne le Félin, et avoir eu l'honneur de connaître son nom. L'estime que Huyïn lui porte est d'ailleurs suffisante pour qu'il fasse lui-même l'effort de retenir le sien.
Le Tigre tire sur la sangle de son précieux luth et le positionne entre ses bras, faisant tinter l'une des cordes.
"
N'essaie même pas !", invective la voix du dernier membre de cette infortunée tribu.
Huyïn n'accorde aucune attention à l'humain de grande taille qui le talonne. L'individu, attifé des frusques bien trop colorées pour être discrètes de l'ancien maitre du Félin, est l'actuelle épine dans les coussinets de ce dernier. Suspicieux, l'homme au visage lourdement
balafré et aux yeux vairons semble s'être donné pour mission de faire tomber le masque de sa cible, comme s'il savait que celle-ci faisait semblant d'être une bête dressée bien docile malgré sa carrure. Le Tigre ne peut pas se le permettre dans l'immédiat. Il a vécu près de vingt années à proximité de non-worans, il sait comment réagissent ceux qui craignent ou détestent l'inhabituel. Jouer les animaux juste assez intelligent pour taper des cordes de luth dans un rythme accidentellement agréable le met temporairement à l'abri de qui voudrait lui mettre les griffes dessus. Pour l'étudier. Pour le montrer comme curiosité. Pour le faire combattre contre d'autres bêtes à la faible intelligence dans quelque ruine isolée s'il laissait deviner la moindre aptitude à la violence physique.
Un bref à-coup de la queue noire témoigne de l'agacement que l'idée lui confère. Se salir les griffes ou risquer de s'abîmer les doigts en prenant un coup dessus pendant une vulgaire rixe ? Impensable. Et à présent qu'il s'est défait de son boulet de propriétaire, il a toute latitude pour développer son don du vent. La lettre que le jeune humain tatoué conserve précieusement pour lui servira à appuyer son histoire une fois la destination atteinte : l'Académie des Sciences. D'après la missive de rejet de l'Université des Glaces, ceux qui disposent d'une affinité avec d'autres éléments que le froid y seront les bienvenus. Le Tigre est patient et prudent. Il l'a déjà maniée auparavant et sait donc ne pas se faire duper par cette lame à double tranchant qu'est l'espoir.
Son indifférence aux invectives du balafré et ses notes joueuses faites au luth font partir Arrluk dans un éclat de rire sonore. Huyïn garde la tête baissée dans une posture soumise, sans rien manquer de ce qui se passe autour de lui. Après plusieurs dizaines de minutes, le jeune humain avise le conducteur du véhicule.
"
Au fait, maint'nant qu'on est chauds et bien lancés, c'quoi l'plan ? J'devais pas être du voyage, ça va pas gêner, hein ?"
Les oreilles du Félin s'agitent brièvement vers la gauche quand c'est le garzok qui répond.
"
Évidemment que ça fait chier. Les imprévus, y'a rien de meilleur pour te mettre dans le crâne que non, t'as vraiment pas demandé assez cher au client. T'occupe, t'es pas le premier à venir parasiter la meute. Pendant le solide mois qu'on va devoir se farcir sur la neige, on va passer par deux ou trois patelins qu'on connait. On troquera des bibelots ou les soins de l'étoile encapuchonnée qui se la coule douce là-haut si besoin."
Un souffle indéfinissable émane du conducteur.
"
Attends, un mois ? T'as dit un mois ?"
"
Oais."
"
À crapahuter dans la neige ? À pioncer dans l'froid ? À n'voir aucune aut'tronche qu'les vôtres ?!"
"
T'es pas content ? Tu peux encore retourner à Pohélis."
"
Oais. Nan. Pour le coup, j'm'y f'rais r'froidir plus vite qu'ici. Mais eh, j'y pense. Pourquoi qu'vous allez jusque là-bas, vous ?"
"
Contrat."
"
Mais encore ?"
"
Pas tes oignons."
Arrluk farfouille dans l'une de ses poches et en sort un yû tout simple. Il le fait sauter dans sa paume libre puis fait un petit geste. Du coin de l’œil, le Tigre perçoit l'éclat de l'objet passer au-dessus du chariot et être intercepté par l'homme conduisant le véhicule. Le temps de quelques notes passe puis le yû est de nouveau dans les airs, attrapé cette fois par le garzok.
"
Livraison d'un coffret scellé."
Un temps d'attente puis autre pièce suit le même chemin.
"
Envoi depuis l'Université des Glaces."
Une troisième fois, un bout de métal rond vole dans l'air frais.
"
Copie d'une copie d'un traité, perdue lors de son expédition par voie maritime."
Le Tigre ne prête plus du tout attention au manège qui se déroule devant lui, ayant trouvé un accord qui lui plait grandement.
"
Seconde moitié du paiement à la réception."
Huyïn fait tinter une corde en boucle, cassant le rythme qu'il commençait à jouer naturellement. Mémoriser la trouvaille pour la rejouer plus tard, ne pas exposer le fait qu'il est en recherche consciente de quelque son appréciable. Il n'a pas besoin de regarder ce qui se passe devant lui pour deviner qu'une autre rondelle métallique a suivi le même chemin.
"
C'est tout."
"
Alors rends-moi ma pièce."
"
Quelle pièce ? Vérifie le fond de ta poche. C'est toujours par là qu'elles se font la malle. Maintenant arrête de faire chier à jacasser et marche."
Arrluk ricane, lançant un
'enfoiré' sur le côté. Huyïn garde la tête baissée, mettant docilement les pattes dans les empreintes de son guide. La neige, restée intouchée jusque-là, crisse sous les bottes, pattes et roues du convoi. Rares sont les éléments remarquables venant casser la monotonie de la plaine, tels des rochers, des dépressions remplies d'une eau gelée, de petits buissons rachitiques et rendus squelettiques par le froid dont certains rameaux sont prélevés au passage. La truffe du Félin lui amène l'odeur vivifiante d'une terre sauvage se profilant à l'horizon. Ce n'est pas la première fois qu'il traverse cette plaine, mais cela remonte à bien trop longtemps. Les odeurs corporelles, de crasse et de négligence dans Pohélis forment un air très particulier auquel le Tigre s'est habitué, mais qu'il n'a jamais trouvé appréciable pour autant. Ici, une brise délicate joue avec les crins entourant son visage en lui apportant un parfum frais. Il ouvre la bouche et halète, se délectant de cet air nouveau à la fois familier et pas du tout.
La première journée de voyage se passe sans incident, la voie suivie se trouvant encore proche des itinéraires empruntés par les patrouilles de la cité quittée. Le groupe identifie un versant légèrement surélevé contre lequel sont placés les éléments du campement. Le cheval trapu est attaché à la charrette et gratte le sol à la recherche de quelque brin d'herbe oublié par le givre, recevant sa pitance d'un sac ouvert par le conducteur. Des tentes sont installées, en nombre inférieur aux présents. Plusieurs voix grondent et s'invectivent à cause de pieux mal positionnés, ou de toile faisant face à la mauvaise direction. Huyïn ne lève pas le petit doigt pour se montrer utile, imitant l'animal de trait en restant docile et à sa place. Il se contente de jouer quelques notes, observant sans en avoir l'air la façon dont l'elfe sombre assemble le feu de camp. Les températures étaient douces lors de sa première traversée, ne nécessitant pas toutes les préparations auxquelles le shaakt s'adonne. Il creuse une fosse dans la neige, profonde, et pourtant pas suffisante pour atteindre le sol gelé. Il jette un coup d’œil et semble compter les présents, puis sa sorte de pagaie en bois élargit la fosse d'une poignée de mètres. Huyïn ne relève pas la tête quand l'individu fait des allez-retours entre la charrette et le trou, mais il demeure rudement attentif et intéressé. L'elfe revient les bras chargés de branches encore vertes qu'il place à côté de lui puis qui sont disposées méticuleusement au fond de la fosse sur la neige qu'il a tassé. Il y empile de beaux rondins, puis de plus petits et finalement des brindilles. Il fait claquer deux pierres, l'étincelle tombant sur le bois sec, qui fume et s'embrase tranquillement.
Le Woran se retourne et imite vaguement les gestes, ouvrant une zone dans la neige qu'il tasse ensuite, créant un arc-de-cercle ouvert sur le foyer. Il ramasse d'une patte le surplus de bois vert et le dispose pour tapisser l'endroit. Le Félin ne rend pas son regard à son modèle, même s'il le devine insistant. À la place, il s'assoit sur sa couche improvisée et câline son instrument en enroulant bras, jambes et queue autour, frottant sa joue contre l'un des montants. Le feu prend lentement un peu plus, sa chaleur venant petit à petit jusqu'à lui.
"
Bordel, enfin un peu de silence. Dire qu'il va falloir se taper tous ses foutus bruits pendant un mois !", s'agace le balafré.
"
Pourquoi tu ne lui prends pas son truc à cordes, là ? T'es son propriétaire ou pas ?"
Le Tigre n'en laisse rien paraitre, mais il se montre particulièrement vigilant à l'écoute de la conversation. Après tout ce temps à planifier la venue de l'instrument entre ses pattes, il est hors de question que quiconque pose plus qu'un regard dessus.
"
Il m'est tombé sur le dos sans prévenir. Si j'avais eu mon mot à dire, jamais j'aurais accepté de récupérer ce... Ce..."
"
Chat. L'mot qu'tu cherches, c'est chat.", intervient Arrluk. "
Et c'pas une bonne idée de vouloir lui enlever son jouet. T'imagine si quelqu'un voulait te piquer l'une des armes que tu portes, vieux ?", ajoute-t-il à l'adresse du garzok alourdi de métal.
"
Mes armes ne sont *pas* des jouets."
"
C'pas là où j'voulais en v'nir."
"
Ta gueule. Et t'avise plus de parler de mes armes comme ça."
"
Ouuuuh. Susceptible.", ajoute le jeune homme avant de venir s'accroupir à côté du Tigre, de lui retirer sa laisse d'un geste maîtrisé et sans lui accorder le moindre regard. "
Sinon, qui fait à bouffer ?", demande-t-il en roulant la corde et la posant dans le creux du Tigre.
La main de l'être au turban se lève, et le reste du groupe se tourne comme un seul homme vers lui. Les oreilles du Félin oscillent à la soudaine lourdeur présente dans l'air. Il frotte lentement sa pommette vers le haut du luth, jetant un bref et discret regard vert grisé à la scène. Non seulement l'air s'est chargé de menace, mais la plupart des membres du groupe ont tiré leur arme ou tendu leur arc en direction de l'individu.
"
Plus ja-mais.", fait l'archer, son arc vide tremblant un peu.
"
J'te vois faire *un* pas vers le chaudron, j'te coupe les pieds en tranche et j'te les fais bouffer par les narines.", enchérit le garzok avant de faire signe au shaakt, qui vient récupérer de quoi préparer le repas.
À côté de lui, Arrluk a posé le coude contre son genou et placé sa tête sur sa paume. Il ricane avec le sourcil levé, cherchant brièvement le regard du Tigre, en vain. Huyïn devine la sollicitation et n'y répond pas. Il ferme les yeux, se détendant après cette journée de marche. Autour de lui, le calme revient alors que le camp s'organise. L'elfe se reposera le premier puis assurera la surveillance le reste de la nuit, les autres devant se relayer pour l'accompagner. Il met à réchauffer un bouillon épais, ajoutant quelques morceaux de viande séchée dedans, qu'il partage à la ronde. Un bol est aussi passé au Tigre qui le tient comme gauchement et en lape le contenu docilement, sans laisser une seule goutte se perdre. Il va jusqu'à lécher le bois poli, causant un raclement audible à cause de sa langue hérissée.
Repu, satisfait, le Félin s'étire en tendant les pattes avant vers le ciel, s'ébroue puis regarde dans les flammes. Le bois sec apporté par la troupe claque sur un rythme de moins en moins aléatoire. Les pattes du Woran font se mouvoir son instrument, l'amenant à reproduire le tempo des craquements en n'utilisant que la même corde, tout en ne prêtant aucune attention aux conversations proches dès qu'elles partent en injures et plaintes en tous genres. De temps en temps, comme par accident, il varie la note sur deux ou trois mesures, puis reprend de plus belle. À côté de lui, Arrluk fredonne le rythme de façon inconsciente, tout en écoutant et intervenant dans ce qui se dit alentour. Finalement, fatigué, le musicien à vibrisses pousse un bâillement sonore dévoilant sa dentition pointue et se lève. Il se retourne lentement, observe l'espace dans lequel il avait pris place, l'arpente brièvement en sens contraire puis s'allonge sur son matelas improvisé et face au feu. Le luth demeure niché entre ses bras alors qu'il replie ses jambes et s'enroule autour de l'instrument. Le parfum du bois lui évoque la forêt de son enfance. Brièvement, il se demande si ceux qui ont constitué sa famille se terrent toujours dans les profondeurs sombres, avant de chasser cette pensée. Époque révolue qui ne mérite pas son attention.
Ses oreilles pointues s'agitent brièvement aux différents sons qui l'entourent.
"
Tu n'vas pas dormir là, quand même ? Ton lit f'rait honte à une paillasse poussiéreuse éparpillée par les rongeurs. Tu vas t'geler.", lâche Arrluk en se penchant au-dessus de lui, créant une ombre en masquant partiellement la lueur du foyer. Le Woran entrouvre imperceptiblement les paupières, distinguant la main du jeune homme hésitant à proximité de lui.
"
L'approche pas. Il a fait son trou, qu'il y crève si ça lui chante.", persiffle le balafré.
"
Et si à moi ça m'chante pas ?"
"
Ben c'est ton problème ! Non mais vas-y, fais ce que tu veux ! Prends-le dans tes petits bras musclés et va le border, tant qu'à faire. Mais ce sera sans moi. Et t'as pas intérêt à m'approcher si tu pues le matou."
Les pas lourds de l'homme s'éloignent et une tente proche est rageusement ouverte puis refermée. Arrluk pousse un grognement énervé et se relève abruptement.
"
Vous regardez quoi, vous ? Bonne putain de nuit, fermez-la et faites pas les cons avec les rondes !"
Il emboîte le pas à sa connaissance, sous les ricanements du reste du groupe. Huyïn bâille de nouveau et s'enfouit un peu plus dans son nid, bien décidé à parfaitement ignorer ce qui vient de se passer. Mais pas à l'oublier pour autant. Il demeure parfaitement détendu quand une autre personne l'approche et le surplombe. L'individu reste silencieux, immobile, puis il part à son tour dans une tente opposée. Laissé seul avec le garzok et l'humain au turban comme seule compagnie trop occupée à surveiller les alentours, le Tigre se sent satisfait. Les membres de la meute sont visiblement familiers les uns des autres mais elle n'est pas spécialement soudée. Certains individus ont des travers déjà bien identifiés ou des rancunes pas mal ancrées qui peuvent potentiellement servir. Ne jamais négliger les points faibles des possibles pions qui vous entourent, car ils peuvent créer la différence et faire tourner un vent possiblement mauvais dans une autre direction.
Huyïn frotte légèrement sa pommette contre son instrument et se laisse aller à son habituel sommeil léger.
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