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par Kymil » jeu. 17 oct. 2024 18:43
Sa nature courageuse prit le dessus. Elle se redressa totalement et leva haut la lampe à huile afin de regarder par-dessus la toile. Grimpant sur le côté, une créature immonde montra sa tête au même moment. De taille humaine bien qu’extrêmement rachitique, la bête ne devait pas peser plus d’une trentaine de kilos. Sa peau avait le teint des créatures vivant dans les profondeurs des océans où le soleil n’allait jamais. Un teint blanc légèrement grisé mais ici, la créature avait des marques de brûlures et des vieilles cicatrices profondes. Un être décharné. Autrefois un humain, enlevé, séquestré, torturé et affamé pour expérimentation par un ancien lieutenant de Oaxaca. De sa nature humaine ne restait qu’un tronc, quatre membres et une tête ; le reste était inhumain, le cri, leur comportement, leurs doigts remplacés par de longues griffes, jusqu’à leur conscience, depuis longtemps volée.
Kymil ensevelit son dégoût et sa terreur sous un torrent de courage dicté par son instinct de survie.
Sa main gauche fermement accrochée au poteau de renfort, Kymil troqua rapidement la lampe, qu’elle accrocha à un large clou du chambranle, contre son glaive qu’elle dégaina et brandit haut et loin, effleurant le menton de son adversaire.
Le traqueur obscur, guère plus à l’aise de ses membres que l’elfe sur ce chariot cahotant recula d’abord, manquant de glisser du chariot. Ses griffes s’enfoncèrent dans la toile épaisse, ses jambes battirent dans l’air un instant. Kymil ne resta pas immobile à regarder. Elle se grandit et lorsque le monstre retrouva son équilibre et s’avança de nouveau à portée, le glaive le faucha plus sérieusement. Blessé cette fois à l’épaule, il chuta violemment du chariot et roula dans la neige, hors de vue de Kymil.
Nerveuse et terrifiée, elle resta une ou deux secondes le regard fixe sur ce morceau de toile solide tailladé par les griffes. Le hurlement du traqueur la suivait, un deuxième se fit entendre en écho. Kymil trembla et tenta de hurler à la conductrice d’aller plus vite. Cette dernière n’entendit rien, elle-même en train de hurler ses ordres aux chevaux, elle n’avait ni entendu ni vu ce qui venait de se passer. La jeune elfe reprit en main la lampe à huile qui parvenait tant bien que mal à compenser le manque de clarté de ce timide lever de soleil.
Elle entendait maintenant nettement leur grondement plaintif et aigu. Ils étaient deux et les poursuivaient. Ils avaient échappé de peu à la horde de chasseur sur les traces d’autres morts-vivants. Effrayés et énervés par la traque qu’ils avaient subie, ils étaient devenus plus agressifs que d’ordinaire. Ils poursuivaient ces chevaux en pleine course à en perdre haleine. Kymil tentait de les suivre du regard, prête sans parvenir à regrouper ce qu’il fallait d’assurance pour anticiper correctement les risques à venir.
Elle entendit soudain un bruit plus proche et le crissement des griffes sur le boit du chariot à sa droite. Cette fois, elle ne se contenta pas d’attendre à l’affût à l’arrière, elle grimpa en prenant appui sur le poteau de renfort et rampa sur la poutre centrale. A genoux, elle abattit son glaive en direction de l’immonde créature décharnée. Sa position manqua de stabilité et son allonge de quelques centimètres mais elle lui entailla le poignet. Le traqueur hurla brièvement. Kymil n’aurait pu dire si ce fut de douleur ou de surprise. Le monstre se rattrapa fort bien et poussa sur ses membres bas pour se hisser plus haut, son poignet blessé tremblait et ce qui en sortait ne ressemblait que peu à du sang frais et liquide, plutôt une version noirâtre et odorante qui suintait par gouttes épaisses. L’Earion, toujours sur ses genoux, glissa rapidement vers lui et retenta un coup franc et rapide avant qu’il ne se redresse et soit en mesure de se défendre et riposter. Le monstre se protégea du coup de sa main blessée et la perdit pour de bon.
Emportée par l’élan et son manque d’expérience, Kymil s’approcha un peu trop du traqueur qui, insensible à la douleur, riposta dans la seconde d’un coup de griffes. Une riposte assez maladroite mais pleine de fureur qui manqua de peu l’épaule de l’elfe.
Les enjeux pour l’un et l’autre n’étaient pas les mêmes, l’un n’était qu’une masse informe dénuée de conscience, l’autre avait à charge la protection d’une femme et de son enfant. Kymil devait réfléchir à moyen terme, l’autre ne pensait pas … et cela lui donna l’avantage en cet instant précis. Le traqueur fonça tandis que Kymil, affolée par le hurlement soudain d’un deuxième traqueur, tournait son arme vers le mauvais endroit. Deux sursauts la firent bouger, le premier lui valut d’être en danger, le deuxième lui valut son salut. Son bras droit tenant l’épée frémit au hurlement et se tendit en sa direction ; le gauche, lui, se tendit aussi et leva haut la grosse lampe à huile devant elle, un réflexe involontaire au hurlement aussi, mais qui lui sauva la vie. Les griffes puissantes du traqueur éraflèrent la vitre de la paroi et le métal, évitant son torse et sa poitrine. Son sang ne fit qu’un tour, elle fit glisser un genou vers l’arrière, redressa l’autre en mettant un pied au sol et serra fort son glaive avant de trancher l’air en face d’elle. Sa lame toucha le moignon du traqueur tendu vers elle et lacéra son avant-bras et son bras sur toute la longueur. Le monstre tituba à l’impact, Kymil en profita pour riposter sans attendre. Elle pivota sur son pied d’appui et chassa les membres inférieurs du traqueur avec force. Le monstre tomba sur le côté, chuta et passa sous la roue arrière du charriot.
Ce dernier cahota. A demi relevée et sans appui Kymil perdit l’équilibre tandis que la voix aiguë et effrayée d’un enfant résonna sous ses pieds. L’Earionne, alors qu’elle réalisait l’étendue de cette révélation quant à l’existence réelle de l’enfant, tomba à la renverse, se cogna l’épaule contre le poteau arrière et tomba au sol. Elle roula plusieurs fois sur elle-même avant de s’arrêter, le nez dans la neige et le cri de l’enfant qui se perdait au loin. Son glaive n’était qu’à un pas d’elle et la lampe avait volé jusqu’à à un tronc d’arbre, toujours allumée malgré une vitre brisée.
Une masse sombre traînait au milieu du chemin. Blessé, le traqueur tremblait et remuait tel un faon venant de naître, mais derrière lui se tenait le second.
Elle était seule au milieu de nulle part. Le chariot était loin et ne ralentissait pas. Kymil serra les dents. Elle était seule, et elle le savait. Son entrainement suffirait-il ? L’un deux était grièvement blessé … Ainsi, questions et anticipations occupèrent ses pensées. L’adrénaline l’empêcha de prendre peur et de s’affoler. Son cœur battait dans ses tempes, ses mains ne tremblaient plus, son corps était chaud et son souffle lent et profond. Elle savait qu’elle aurait le temps d’attraper son glaive avant que le second ne l’atteigne ; mais ce dernier ne bougeait pas. Ce qui jadis fut le visage jovial d’un homme ou chaleureux d’une femme était maintenant tourné vers le chariot. La jeune milicienne n’aimait pas cet instant, il flottait dans l’air une tension qu’elle ne maîtrisait pas. Son état second qui contenait sa peur sous clé ne tiendrait pas éternellement face à l’attente et l’immobilisme de cet être duquel n’émanait plus rien.
Lentement, le visage grêlé et marqué de cicatrices se tourna vers elle alors qu’elle fit le pas chassé qui la séparait de son arme. Le signal n’aurait pas été plus clair si un cor de chasse avait retentit à la seconde. Le traqueur et la jeune milicienne foncèrent l’un sur l’autre. L’allonge que lui offrait le glaive protégeait Kymil de la plupart des attaques du traqueur mais ce dernier était plus déterminé à tuer qu’elle. En son for intérieur, elle pensait d’abord à sa survie. Il prenait les risques gagnants et elle le sentait. Par trois fois, elle para les griffes de sa lame sans parvenir à riposter avec succès ; mais à la tentative suivante, le traqueur plongea tête en avant sur elle. Elle blessa grièvement l’un de ses bras mais se fit emporter par la bête. Ils tombèrent dans la neige épaisse, la tête de Kymil en était presque entièrement recouverte. Elle se débattit, sa main libre retenait les assauts du bras indemne du traqueur et sa main armée les mouvements erratiques du bras blessé. Par deux fois elle sentit les griffes du traqueur traverser l’épaisseur de sa cape en fourrure, mais tout son corps n’était pas protégé et chacun de ses gestes pour se défendre défaisait peu à peu les fermetures. Elle était coincée et à moitié aveuglée par la neige qui recouvrait son visage. Ses coups de genoux dans le dos du traqueur n’étaient pas assez puissants, même contre un être si rachitique. Elle savait qu’elle n’était pas assez endurante pour tenir la position jusqu’à ce qu’il se fatigue et quoi qu’elle fasse elle ne parvenait pas à faire appel à sa magie. Il lui fallait encore trop de concentration et de temps pour manipuler ses fluides.
Elle devait accepter de prendre le risque d’être blessée, elle devait s’adapter à la nature de son adversaire et ne plus blesser pour survivre mais blesser pour tuer. Surestimant quelque peu les volontés d’un être dépourvu de conscience, elle tenta de reproduire la témérité de son adversaire. Elle devait libérer son glaive pour attaquer mortellement. Elle allégea la poigne de sa main non armée autour du poignet du traqueur et aussitôt, il réagit comme prévu. Il leva haut ses doigts griffus et attaqua avec férocité, légèrement arc-bouté vers l’arrière il se tendit pour porter un coup puissant. Kymil retira de force le glaive coincé dans les griffes du bras blessé du traqueur et allongea le bras sur le côté. Elle planta la pointe de son glaive dans la chair à vif du traqueur lorsque celui-ci abattit ses griffes sur elle.
Le traqueur hurla d’abord et se débattit avec une violence inouïe, digne d’une bête sauvage enragée. Le glaive avait très profondément transpercé son abdomen.
Kymil aussi hurla de douleur et asséna au traqueur deux autres coups de glaive qui fendirent les hanches et rongèrent les côtes de la bête décharnée.
Elle avait échappé de justesse aux griffes du traqueur. Elle avait compté sur l’épaisseur de la fourrure pour freiner les griffes, elles s’y étaient empêtrées dedans à une ou deux reprises pendant qu’elle se débattait … et les griffes du traqueur ne firent que déchirer la cape et effleurer les vêtements en dessous … mais les crocs du traqueur, eux, s’enfoncèrent profondément dans son cou non protégé, lorsqu’il fut blessé à l’abdomen et se transforma en bête sauvage.
Ses blessures eurent finalement raison de lui et de sa folie. Il tomba à terre après un hurlement strident mêlant douleur et hystérie qui résonna dans les entrailles de Kymil. Elle se redressa pour s’assoir et remonta son col sur sa blessure en appuyant fort dessus, et ne remarqua qu’à cet instant qu’un bout d’un tentacule avait été sectionné par les crocs.
La douleur était intense et lorsqu’elle se releva, elle fut prit de vertiges. Il n’y avait plus d’adrénaline, il n’y avait que la douleur et l’ivresse de la victoire. Elle marcha jusqu’à la lampe dont le réservoir était encore intact et la flamme vivante ; puis se dirigea vers le traqueur à demi mort. Il tendait le moignon de son bras en lambeau vers elle et sifflait sa rage à travers ses dents restantes. Le bas de son corps avait été totalement écrasé par les lourdes roues du chariot. Elle leva son glaive et l’abattit en travers du torse du monstre qui mourut en soufflant les restes de douleur de ce corps meurtri depuis longtemps.
Une, deux, trois secondes, elle resta le regard vers cet amas de chair visqueuse avant que la réalité ne revienne sur elle tel un raz de marée.
Elle était seule au milieu de nulle part ; le chariot était loin maintenant, si loin qu’elle ne le rattraperait jamais ; elle était blessée et son sac était sur le siège avant du chariot. Elle était seule et le désespoir commença à percer une brèche dans sa détermination à réussir sa mission. L’espoir de faire honneur à sa famille était sur le point de voler en éclat lorsqu’elle entendit une branche craquer à quelque pas d’elle. La peur jusque là contenue tant bien que mal rompit sa digue et déferla en elle.