Sujet sensible
La jeune femme resta longtemps en alerte à scruter les bois, les deux hommes eux restaient observer le tas de terre en partie sanguinolente en se grattant le crâne. Peut-être réalisaient-ils maintenant qu'il était trop tard, ou pensaient-ils aux enfants quelques mètres plus haut qui rêvaient de ce magicien qui prendrait soin de leur mère qui gisait déjà à quelques centimètres du sol. Phyress contempla le tas de terre en laissant sa flèche tranquille et émit l'idée de couvrir la tombe avec des branches que les enfants ne voient pas ce qu'il était advenu de leur mère.
Landru secoua les épaules et s'exécuta, Luk quant à lui donna un petit coup du bout de sa botte dans le pieu de fer qui était si enfoncé qu'il ne bougeait pas d'un pouce.
" On a fait le bon choix, ma fille. La guerre approche, il était trop dangereux de la laisser vivre... On va couvrir la fosse et aller chercher les enfants... Ils ont mérité un bon repas. "
La jeune femme sentait son nez picoter, elle faisait de son mieux pour retenir ses larmes et se sentait infiniment impuissante en apprenant que c'était là le prix d'une mère... Un bon repas. La jeune archère se maudissait d'avoir croisé le regard de l'aubergiste, car voilà qu'elle se voyait déjà protéger ces marmots qu'elle ne connaissait pas de peur qu'ils ne soient mis de côté pour une raison aussi ridicule que d'être trois petites bouches à nourrir en temps de guerre. Elle inspecta sa bourse à sa ceinture, mais le cuir mou qui ployait sans résistance dans sa main lui laissait entendre qu'elle n'avait pas de quoi subvenir à ses propres besoins, alors s'ajouter la lourde charge de trois enfants... Elle réalisa ce que le monde vivait en ces temps troublés.
Luk prit Phyress sous son épaule et lui dit à quel point elle avait été courageuse et clairvoyante avec les enfants. Contrairement à ce qu'il disait, elle se sentait honteuse, mauvaise, cruelle d'avoir menti à trois bambins tandis qu'elle assassinait leur mère. Ses pleurs montaient de plus en plus, troublant son visage grave et éteint alors qu'elle s'imaginait déjà voir les enfants faire bon accueil à l'assassin de leur maman.
Un ricanement plus net se fit entendre. Phyress tourna la tête et entendit un claquement suivi d'un sifflement fendant l'air. Landru était au dessus de la fosse à la couvrir de branches, il chancela et posa un genou dans la terre ensanglantée. Une flèche noire venait de se ficher dans son épaule. Phyress ne put retenir un cri d'effroi en voyant les créatures sortir des buissons. Petits êtres verts aux membres aussi fins que des enfants mal nourris, ils portaient des pièces d'armure cabossées et dépareillées, certains armés de lance, de massue ou encore d'arc. L'un d'eux avait fait mouche mais la seconde flèche passa largement au dessus de Landru qui se relevait en toute hâte.
" Des gobelins ! " Vociféra Luk en repoussa Phyress derrière lui. La jeune femme tendit son arc et chercha une flèche de son autre main, se perdant entre les plumes et ses doigts tremblants. Luk fondit vers Landru armé du marteau qui avait servi à enfoncer le pieu, les gobelins se séparaient, Phyress en comptait une quinzaine. Trois suivirent Landru et les autres fondaient sur le cheval encore attaché à la charrette, la bête hennît en cherchant à échapper à ses monstres mais le poids de la charge était trop grand, la dernière chose que Phyress vit, ce fut le cheval entièrement recouvert des gobelins qui sautaient et s'agrippaient à la monture qui chancelait sous les coups reçus.
La jeune femme décocha une flèche mais elle manqua ses cibles pour se perdre derrière les buissons, hors de portée. Luk envoya un fantastique coup de marteau dans la mâchoire d'un gobelin qui en perdit ses dents ainsi que l'équilibre. La créature hideuse roula à terre mais encore invaincue, elle se releva en tenant le reste de sa mâchoire brisée entre ses doigts crochus et sifflait de rage. Landru tenait son épaule, vert de peur et avançait péniblement sur les quelques mètres qui le séparait de Phyress. La jeune archère reculait sans même s'en rendre compte, elle était déjà sur le seuil de la maison, dominant tout ce terrain devenu un lieu de guerre. Le cheval tué, la douzaine de gobelins joignirent les autres. Une autre flèche vint traverser la gorge de Landru tandis que trois autres se perdirent jusque dans le toit en chaume de la maison.
Luk regarda son ami s'échouer sans un bruit et resta silencieux, interdit pendant une demi-seconde qui semblait durer des lustres. Phyress décocha une nouvelle flèche avec plus de succès puisqu'elle vint se ficher dans le col de l'armure d'un gobelin - pas celui qu'elle visait mais c'était un bon début. Dans un couinement plaintif, le gobelin tomba à la renverse et agitait ses membres comme une araignée en détresse.
Ses sens s'affutaient, Phyress plissait les yeux pour s'assurer de toucher ses cibles, comme si elle ne cherchait qu'à voir les ombres glissantes des Sektegs. Elle décocha de nouveau une flèche qui se perdit dans l'herbe. Ses mains tremblaient, ses épaules parsemées de spasmes, ses jambes cotonneuses, la jeune archère faisait là son premier combat armé et n'avait pas le mental de fer des soldats. Ses mouvements étaient gauches, ses tirs peu précis, Landru la repoussa à l'intérieur de la maison et Phyress perdit l'équilibre. Son carcois se détacha et tomba à terre, perdant toutes les flèches de la femme sur la terre battue. Luk allait passer la porte, sa grande stature prenait presque tout le pas de porte et tandis qu'elle l'observait, comme un géant prêt à la protéger, Phyress reçu un liquide chaud au visage, il collait sa peau et dégageait une odeur puissante, celle du fer et de la mort. Une flèche venait de perforer le ventre de Luk, se sachant condamné et peut-être voulant expier les fautes de son existence, il recula d'un pas et claqua lourdement la porte.
Phyress, toujours sur les fesses se releva comme propulsé par un spasme de panique et sans même réfléchir à la condition de Luk, bloqua la porte en renversant une étagère devant. Le geste était risible, la frêle étagère d'osier n'opposerait pas une résistance suffisante à qui voudrait ouvrir la porte, et bien que les gobelins ne semblent pas massifs, ils étaient une quinzaine et trouveraient un moyen de venir terminer le travail.
Phyress tournait le dos à la porte, elle tenait sa tête entre ses mains et tâcha de faire abstraction des hurlements de Luk derrière la porte. Devant elle, les trois enfants se tenaient par la main, leurs grands yeux apeurés devant la jeune femme.
(" Phyress !") Clama la Faera !
(" Je n'arrive pas à penser ! Qu'est ce qu'on va faire ! Qu'est ce qu'on va faire ! ") En proie à la panique la plus totale, elle se jeta dans les bras des enfants et les serra fort contre elle. Leurs petites mains se collaient contre son dos, glacé de sueur et dans ses cheveux blonds. Les marmots tremblaient mais restaient dans un profond silence, comme s'ils venaient de comprendre.
(" Phyress... Tu as perdu ton carquois. ") Dit la Faera d'un ton grave et glacé.
La pulsation d'adrénaline manqua de faire défaillir son coeur, elle se releva immédiatement sans prévenir les enfants qui, étonnés, reculèrent pour mieux s'agglutiner les uns aux autres pour se protéger mutuellement. Elle palpa sa ceinture, là où se trouvait son carquois mais n'y trouva que sa cuisse. Les flèches avaient disparues, il n'en restait que quelques unes éparpillées à l'entrée.
" Restez là mes trésors, je.. J'arrive. "
L'archère se pencha derrière la porte, Luk avait arrêté de crier et déjà les gobelins grattaient la porte comme des prédateurs monstrueux, prêts à déferler et tuer tout le monde. Phyress ramassa ses flèches, elle n'en comptait que quatre qu'elle planta au sol, bien alignées devant la porte, prête à tirer.
(" Peut-être que si je tue le premier, il bouchera l'entrée et ainsi de suite, ça me donnera un peu de temps. ") Face à cet espoir délirant, la Faera de glace se montra plus clairvoyante.
(" Non ma Douce... Ce n'est pas envisageable. Tu ne pourras pas protéger les enfants. Ils vont rentrer, tôt ou tard. On sait toutes deux comment ça va finir. ")
Phyress baissa son arc et sanglota. De grosses larmes brillantes dévalaient ses joues rougies et tombaient sur la terre poussiéreuse de la maisonnée. Elle se tourna vers les enfants, laissant tomber son arc. Elle n'en avait plus besoin, s'il fallait attendre que la mort daigne passer la porte, pourquoi lui résister ? C'était là le prix à payer pour avoir tué une guérisseuse ?
" Mes chéris... Je suis désolée, il va falloir être très courageux... Comme de preux chevaliers. Il y a de vilaines créatures, mais... "
Un des marmots ne lui laissa pas terminer.
" Mais, et le magicien ? Pourquoi il nous protège pas ? "
Phyress renifla un glaire salé et écrasait les petites joues dodues du marmot entre ses mains et fit pleuvoir des baisers humides sur sa bouille ahurie.
" Il va nous protéger... Le magicien va nous protéger mais il veut que je fasse quelque chose d'abord. "
(" Oh... ") Mentionna Lys, elle qui venait de comprendre l'idée qui germait dans l'esprit de Phyress la trouva à la fois très noble, courageuse... Et cruelle.
" Le magicien va venir, mais il est très secret... Il veut.. Il m'a demandé que vous vous tourniez chacun face à un mur. Il faudra ensuite se boucher les oreilles car il ne faut pas que vous reteniez ses formules magiques, elles sont très anciennes... " Un craquement de la porte alarma davantage la jeune femme, il lui fallait faire vite. Phyress avait été contrainte de faire un acte de " bienveillance " pour la mère, voilà qu'elle se faisait un devoir sacré de protéger les enfants des gobelins, et face à cette situation désespérante, elle entreprit de les placer chacun face à un mur et leur demanda de se boucher les oreilles et fermer les yeux aussi fort qu'ils le pouvaient.
Elle ramassa son arc. La porte tambourinait puis cessa un instant. La jeune femme aux yeux brouillés de larmes comprit très vite pourquoi ils cessaient de cogner la porte, un nuage de fumée piquante commençait à tomber de la toiture. Phyress pointa la flèche rivée sur la corde tendue dans le dos du premier enfant.
Elle tomba à genou en même temps que lui, laissant son arc et ses flèches restantes s'échapper de ses mains qu'elle colla à son visage. Essuyant les flots de larmes et son nez qui faisait s'écouler la morve jusque dans sa bouche. Phyress se mordait la langue pour ne pas crier, le goût du sang de Luk et le sel de ses larmes se mélangeait à l'amertume infinie que lui infligeait de tuer des enfants. Se ressaisissant, elle banda une seconde flèche sur le second garçon. Et enfin le troisième.
Assise à même la poussière, elle ne pleurait plus. Au dessus d'elle, la chaume et l'osier crépitait et tombaient en une pluie nonchalante de cendre incandescente. L'air était lourd mais les pluies récentes avaient rendu la toiture humide et le feu n'avait pas pris comme les gobelins l'espérait. C'était ce qui sauva Phyress ce jour là.
De nouveau, les bruits répétés à l'extérieur retentissaient jusqu'à ses oreilles, des bruits sourds et violents comme si de rage les gobelins se battaient entre eux et cherchaient à défaire la pierre en cognant dessus. La porte reçut un puissant choc.
" Ils ont du prendre un rondin et faire un bélier... C'est fini. " Dit-elle tout bas en se relevant.
Une migraine douloureuse lui barrait le front, le stress, les larmes, le profond désespoir avaient eu raison de sa bonne volonté et de son courage jusque là infini. Elle avança jusqu'à un bambin, derrière elle une latte de porte craqua douloureusement. Elle caressait les cheveux du petit bonhomme mort face à la poussière. Phyress se rassurait en se disant que c'était là un destin bien plus enviable que de mourir de la mains des gobelins, l'horreur à jamais gravée dans ses derniers souvenirs. Là, il semblait dormir paisiblement, la tête pleine de magnifiques rêves où les magiciens sauvaient les opprimés.
Elle posa sa main autour de la flèche plantée entre ses omoplates, le pouce et l'index enfermaient la flèche qu'elle tira de sa seconde main. Un chuintement de chair et d'os fragiles, un peu de sang. C'était là une vie qui tombait dans le néant.
Si on devait lui demander ce qui passa alors dans son esprit, Phyress serait probablement incapable de l'expliquer, mais pour la première fois depuis longtemps, son coeur noircit de colère et elle se tenait devant la porte, le visage grave avec la profonde envie de tuer le plus de Sektegs possible avant de rejoindre à son tour le monde merveilleux qui germait dans les esprits des enfants.
Si leurs âmes s'étaient déjà détachées, avaient-ils compris ? Pouvait-elle espérer leur pardon ?
Dehors, le vacarme était assourdissant et au dessus d'elle, la toiture crépitait et la fumée grise devenait plus opaque, noire, irrespirable et âcre jusque dans le fond de sa gorge.
La porte fut heurtée une fois encore, puis une seconde, suivie d'une troisième et lorsqu'elle s'ouvrit en grand, l'appel d'air fit un éclair de flammes au dessus du palier, aveuglant la jeune femme. Elle décocha sa flèche sur l'ombre qui se tenait devant la porte.
(" Attend !") Tenta d'intervenir Lys mais trop tard, la flèche volait jusqu'à une forme bipède bien trop haute et large pour appartenir à un gobelin. Alors qu'elle fantasmait l'idée folle que Luk ait survécu, ses yeux rouges de larmes et de fumée distinguèrent une armure complète, la flèche ne parvint pas à la traverser et rebondit sur le plastron de l'homme armé d'un grand sabre.
C'était un des guerriers d'Oranan, un Samouraï. Phyress n'en revenait pas... Les bruits du dehors n'étaient ceux des gobelins qui attaquaient la maison, mais celui des Samouraïs qui étaient tombés sur les gobelins. L'armure approcha d'un pas lourd face à une Phyress complètement déboussolée, il lui arracha son arc des mains et la souleva sur son épaule pour la conduire à l'extérieur.