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La jeune fille finit par arriver à la zone d'embarcation. L'espace était strictement délimité : un pré immense avait été grillagé pour empêcher quiconque d'y pénétrer et éviter les accidents aux décollages et atterrissages d'appareils ; la seule entrée était un bâtiment de conception visiblement elfique, gardé par des soldats Sindeldi. Les elfes gris étaient partout ici, mais semblaient davantage appartenir au personnel, allant et venant à travers diverses portes sur lesquelles était inscrit en lettres capitales : “ENTRÉE INTERDITE À TOUTE PERSONNE EXTÉRIEURE À AIR GRIS”. Dans quelques salles d'attente, des passagers, pour la plupart fortunés, Kendrans ou Ynoriens, patientaient sur des sièges confortables.
Elle consulta une notice accrochée à un mur expliquant les différents coûts pour les voyages. Après quelques minutes d'observation, elle finit par trouver ce qu'elle cherchait – ou plutôt comprendre que sa demande initiale n'existait pas. D'Oranan, on ne pouvait se rendre directement au Naora : il fallait d'abord rejoindre Kendra Kâr, puis emprunter un navire plus gros, ce qu'ils appelaient un “aynore”, pour rejoindre Tahelta. Elle ne savait même pas si cette ville, qui était visiblement la capitale des Sindeldi, était proche ou non de l'Île interdite, mais rien que pour l'aller-retour, elle en aurait déjà pour une coquette somme qu'elle aurait préféré dépenser différemment.
Puis une autre affiche attira son attention. Elle semblait bien plus récente, et indiquait une situation de crise au Naora – plus précisément à Nessima. Elle lut en diagonale et parvint enfin à l'adresse finale : tous les aventuriers compétents étaient conviés à la Milice de Nessima, le coût de leurs voyages via Air Gris étant intégralement pris en charge. Elle sourit de toutes ses dents. C'était parfait. Elle aiderait rapidement ces oreilles grises, puis elle se rendrait à l'Île interdite. Qui sait, avec leur technologie, peut-être pourraient-ils même l'aider dans sa propre quête ? Et puis, elle verrait bien si la mission qu'ils lui confieraient l'intéresserait ou non. Disparaître dans la nature après avoir profité d'un voyage à l'œil était toujours une option.
Elle avança donc vers le comptoir où une hôtesse lui accorda un grand sourire.
«
Bonjour, jeune fille. Vous avez perdu vos parents ? Nous pouvons leur demander de revenir ici pour vous retrouver, si vous le souhaitez...
-
Pas du tout, je voyage seule, répliqua sans hésitation l'adolescente, ce qui fit hausser un sourcil surpris à la réceptionniste – mais bon, ces humains... et puis, dans le fond, elle était déjà nubile.
J'aimerais me rendre jusqu'à Nessima afin de faire profiter la Garde locale de mes services, conformément à l'affiche là-bas, expliqua-t-elle en la désignant, avant d'adresser à nouveau un grand sourire à la Sindel. »
Celle-ci parut hésiter un instant.
«
Mais... Nous recherchons... des aventuriers compétents. Des adultes.
-
Je ne vois pas en quoi je ne serai pas une aventurière compétente, madame, répliqua Yurlungur sans se départir de son sourire, quoiqu'un peu plus rudement que précédemment.
Et adulte, je le suis, puisque je ne suis sous la responsabilité de personne, si ce n'est moi-même. »
La Sindel soupira.
«
Je ne vais pas le répéter. Les sales gosses ne sont pas ce qu'on recherche.
-
Les sales gosses ? Le regard de Yurlungur s'embrasa soudainement. J'ai été engagée il y a sept mois par la Milice d'Oranan afin de me rendre sur un monde extérieur, Aliaénon. Là-bas, j'ai aidé à étouffer une guerre civile, chevauché un dragon et même rencontré un Dieu. Répétez un peu que je ne suis pas assez compétente pour vous ?
-
Cesse donc de mentir et débarrasse le plancher si tu n'as pas de quoi payer. Ce ne sont pas ces salades d'humains mythomanes qui vont me faire changer d'avis. Tu veux que j'appelle la sécurité ?
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Eh bien donc, que je vous montre ! »
Elle avait crié cette dernière phrase, une lueur de défi dans les yeux, ce qui n'avait pas manqué d'attirer sur elles l'attention des passagers en salle d'attente, du personnel, et de toutes les personnes qui arriveraient opportunément à ce moment-là.
Une voix interrompit la dispute, un type qui se croyait tout permis du haut de son cheval pour lui faire la morale. S'étant retournée, elle ne distinguait pas pour autant ses traits, forcée de plisser les yeux à cause du soleil en contre-jour qui lui auréolait le visage. Mais cette voix... Ça lui disait quelque chose. Et puis ces membres frêles, et cette posture qui ressemblait à celle d'un pitre, et cette intonation rigolote... Elle l'avait sur le bout de la langue, mais décidément il semblait qu'elle n'était pas capable de s'en souvenir. Et qui de sa connaissance pouvait lui parler comme il le faisait ? Qui la considérait encore comme une gamine ? L'inconnu fit même une erreur de grammaire en parlant de “Sindels” au lieu de “Sindeldi”. C'était vraiment un tocard à ne pas savoir ça alors que même elle le savait.
Il descendit enfin de cheval et le regard de Yurlungur s'éclaira. Jorus !
Ce dernier mit bien vite fin à la blague en s'adressant à la Sindel et la désignant comme une dangereuse adversaire. Les mains sur les hanches, l'adolescente se retourna vers l'elfe, un air de victoire et de défi dans le regard.
«
Je vous l'avais dit ! »
La Sindel resta un instant bouché bée tandis que Yurlungur lançait d'autres regards de la sorte aux alentours, avant de se rendre compte que la plupart des autres personnes présentes s'étaient détournées de la dispute sans s'y intéresser réellement. Cela la vexa un peu, mais elle se rabattit sur la satisfaction d'avoir cloué le bec à l'elfe grise.
«
Je passerai sur cette bévue de votre part. Ne me remerciez pas. Passez-moi mon billet maintenant, pour Nessima je vous prie. »
Son sourire était aussi provocateur que sa condescendance. La Sindel lui fournit son billet avec une réticence évidente – ou plutôt ses trois billets : Oranan-Kendra Kâr-Tahelta-Nessima – puis la jeune fille, replaçant ses mains sur les hanches, lança un regard circulaire autour d'elle, victorieuse, comme un général en terrain conquis. Elle s'apprêtait à revenir vers Jorus pour le remercier lorsqu'une elfe aux cheveux d'un roux vif descendit du même cheval que l'humain. Elle haussa un sourcil. Ce n'était pas une aventurière d'Aliaénon, mais semblait suffisamment proche du jeune homme pour se permettre une remarque acerbe sur ses fréquentations.
(Ben quoi ? Qu'est-ce qu'elle a ma compagnie ?)
L'adolescente n'était pas bien sûre de comprendre. Soudain, la Taurionne gifla Jorus, ce qui arracha un froncement de sourcil franchement énervé à l'assassine. Pour qui se prenait-elle, celle-là ? Et Jorus qui ne réagissait pas ! Et après une réprimande, elle l'embrassa. La surprise succéda à l'agacement. Jorus avait donc... une amoureuse ? Il l'avait abandonnée sur Yuimen pour se rendre sur Aliaénon... Certaines choses s'éclairaient. Un léger sourire taquin apparut sur les lèvres de Yurlungur, qui fit à peine attention au regard féroce qu'elle lui adressa, attendant que Jorus se retourne vers elle à nouveau. Elle s'avança et lui glissa :
«
Merci mon pote ! »
Puis, sans demander son reste, elle fila à la recherche d'une place dans la salle d'attente. Elle n'eut finalement pas à chercher beaucoup : on annonça l'embarquement.
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