Les carrottes ...
Son doigt glissa le long de son arcade, descendit l’arrête de son nez, puis remonta sa pommette avant de suivre la ligne de sa mâchoire jusqu’au menton. Haple redécouvrait son visage dans le miroir de leur chambre d’auberge. Cela faisait plus de deux ans qu’elle ne s’était pas vue dans un miroir en verre – objet trop luxueux pour le Couvent ou les auberges qu’elle avait fréquentée.
La dernière fois qu’elle s’était ainsi examinée, c’était dans le vestibule de sa maison natale. Ses traits avaient bien changé en ce court laps de temps : son visage rond et potelet s’était affiné et affermi sous l’effet conjoint de l’ascèse et de la puberté. Néanmoins, une chose n’avait pas changé : la pâleur de son teint.
Les rigueurs du voyage ne pouvaient altérer que temporairement ce trait, source de sa beauté angélique. La bassine d’eau grisâtre devant elle en attestait : un brin de toilette et l’éclat de son visage adolescent était ravivé. Haple regarda avec circonspection le tas de vêtements à ses pieds. Eux aussi auraient bien eu besoin d’un rinçage à l’eau claire. (
Tant pis). Elle ferait au mieux.
Habituée aux corvées domestiques depuis son noviciat, Haple traversa la pièce et ouvrit la fenêtre. Le bruit de la ville et l’air frais de la nuit s’engouffrèrent dans l’intimité de la chambre, caressant sa peau nue. Hermance leur avait loué à toutes deux cette chambrette donnant sur la cour arrière de l’auberge.
Des odeurs de cuisine et d’urine en montaient – un mélange olfactif qui tout à la fois lui mettait le cœur au bord des lèvres et la salive à la bouche. A n’en pas douter, la chambre supérieure que Nétone avait insisté d’occuper seule présentait non seulement tous les conforts auxquels celle-ci était habituée mais donnait aussi vue sur l’élégant carrefour commerçant dont l’auberge avait pris le nom.
D’un coup d’œil circulaire, Haple inspecta le parterre obscur. (
Personne). S’avançant par-dessus le parapet, Haple tendit et secoua ses vêtements empoussiérés un à un jusqu’à ce que, à défaut d’être propres, elle puisse les renfiler sans donner l’impression d’être une va-nu-pieds.
Une fois rhabillée, son estomac gronda. Il exigeait de ce ragoût qui lui chatouillait les narines. En l’espace de quelques secondes, elle avait fait l’aller-retour au cabinet de toilette et était revenue armée du pot de chambre et de la bassine en émail. Nouveau coup d’œil circulaire par la fenêtre. (
Personne). Et Haple déversa le contenu de chaque récipient en contrebas.
Sans attendre, l’adolescente affamée ferma la fenêtre, souffla la bougie qui éclairait la chambre de sa lumière vacillante et sortit en enfilant ses chaussons. Aussitôt dans les escaliers, le son de la musique jouée dans la grande salle lui donna des ailes. Malgré l’obscurité, elle descendit les marches deux par deux jusqu’à déboucher sur un océan de lumières chaleureuses mis en mouvement par le souffle enjoué d’un trio de flutistes.
Les clients étaient nombreux et divers. Humains, Sinaris et même quelques Hinïons conversaient, dînaient et buvaient en harmonie. Point de soudards ici, ni de trublions. L’établissement était raffiné ; sa clientèle aussi. Faisant fi du contraste qu’elle devait donner avec ses fripes de voyage sur le dos, Haple traversa la salle d’un pas assuré au rythme invitant du canon de flutes et rejoignit Hermance à une table près de l’âtre.
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Nétone n’est pas encore descendue ? s’enquit-elle en s’asseyant à dos aux flammes.
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Au contraire, elle est déjà partie.
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Partie ? répéta distraitement Haple en faisant signe au serveur.
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Elle a tenu à raccompagner le petit au manoir Désirelle sur le champ. Seule, ajouta-t-elle avec irritation.
Haple n’était pas sûre de la raison pour laquelle l’humaine en prenait ombrage mais se doutait bien de pourquoi la géomancienne avait voulu être seule avec Grégoire… L’adolescente avait-elle fini par s’attacher au Kendran ? Non, prétentieux ou honteux, l’humain manquait de caractère et ça… ça ne l’attirait pas ni en amitié, ni autrement. Non… c’est juste qu’elle ne souhaitait à personne le même sort que ces enfants qui avaient fait les frais des expérimentations de la géomancienne.
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Qu’est ce que je vous sers, Mademoiselle ? l’interrompit poliment dans ses pensées un serveur à la livrée bariolée aux quatre couleurs de l’auberge – une pour chaque avenue qui s’y croisait : bleue, vert, jaune, rouge.
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Je.. J’ai senti un ragoût.
-
Un ragoût de mouton, nota mentalement le jeune homme.
Et à boire ?
-
Une… une chope de bière, aventura Haple.
L’humain lança un coup d’œil subreptice à la seule adulte à table, qui opina du chef :
-
Une petite.
Avec un sourire poli et un pas en arrière, le serveur s’excusa en direction des cuisines, laissant à Haple le loisir d’admirer sa démarche… qu’il avait charmante. Reprenant ses esprits, l’adolescente reprit le cours de leur conversation interrompue.
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Et… est-ce qu’elle a dit pour combien de temps elle en avait ?
Ça ne présagerait rien de bon pour Grégoire si elle s’absentait longtemps.
-
Non, penses-tu… commença sèchement la cheffe de mission courroucée avant de se reprendre.
Non.
Haple voulut changer de sujet mais ne trouvant rien à dire, son esprit tout à son dîner qui lui semblait mettre une éternité à arriver, elle se contenta de tourner son attention vers les musiciens. De toute évidence, il s’agissait de professionnels. Leurs costumes étaient appariés, leurs mouvements de tête synchronisés, leurs regards complices… leur musique exquise.
Elle en aurait presque oublié sa faim. Un effet bien regrettable dans une auberge… Peut-être la musique permettait-elle au client d’oublier également leurs soucis ? Et la note due à l’aubergiste en fin de soirée…
-
Ah tiens, justement, la voilà, siffla Hermance entre les dents en faisant signe à la Sœur Nétone qui venait à leur rencontre.
Haple tourna la tête à s’en froisser un muscle. L’humaine bien en chair lui rendit son regard curieux avec la plus parfaite indifférence. Difficile d’imaginer qu’il s’agissait là d’une cynique meurtrière… (
Pas ce soir) Ou bien… Comme pour contredire ses pensées, la Sœur Nétone déposa une chopine devant l’elfe.
-
C’est bien pour toi, la bière ? vérifia l’adulte par pure formalité avant de s’expliquer : le serveur me l’a remise en m’indiquant votre table.
Haple ne savait quoi en penser. Elle jeta un regard suspicieux au contenu du récipient en étain. (
Bière). Mais la géomancienne en avait-elle profité pour ajouter un peu de fluide d’air pour étudier sa réaction à un fluide opposé ? Son silence durait trop ; les mots se bousculèrent dans sa bouche comme pour rattraper le temps pris à réfléchir :
-
C’est moi. C’est pour moi, oui.
Haple posa la main sur la hanse mais ne leva pas la boisson à ses lèvres. Nétone la dévisagea en s’asseyant face à elle.
-
Peut-être que je ne devrais pas… hasarda l’adolescente dans le doute.
-
Ça ne te tuera pas…
(
Tu ne crois pas si bien dire…)
-
… mais pas besoin de te forcer si tu as changé d’avis.
Heureusement, le jeune arlequin qui avait pris sa commande revint avec une assiette creuse fumante.
-
Mon ragoût ! s’exclama Haple pour changer de sujet.
Elle contempla avec un intérêt non feint les morceaux de navets, de carottes et de pommes de terre coupés en dés qui surnageaient dans une sauce brune à l’écume graisseuse, entourant la pièce maitresse du plat : une généreuse tranche de collier.
-
La même chose pour moi, demanda aussitôt Nétone avec une intensité dans le regard que Haple ne lui connaissait qu’en présence de mets savoureux.
Et une miche. Et du beurre. Et… non, ça ira comme ça. Non ! le rattrapa-t-elle avant de rajouter à la liste :
Faites-moi un petit plateau de fromage pour aller avec. Et tant qu’à faire, amenez moi directement une part de gâteau aux dattes et au miel.
-
Et pour boire… ?
-
Une pinte de lait de chèvre. Pas fermenté… Frais et crémeux, le lait.
Le serveur acquiesça avec le même sourire poliment effacé et repartit sans rien laisser transparaître de ce qu’il pensait de la bonne vivante. Pendant le temps qu’avait duré la commande, Haple en avait profité pour engloutir son dîner à toute vitesse.
Poussée par un appétit féroce attisé par une journée de voyage pour le moins mouvementée, ainsi que par la hâte de quitter les lieux et de s’éloigner de cette chopine de bière potentiellement empoisonnée, l’adolescente ignora délibérément la sensation de brulure qui envahissait sa gorge à chaque bouchée. Tant et si bien que lorsque Nétone eut fini de lorgner sur les assiettes de la table voisine et reporta son attention sur l’adolescente au comportement inhabituel, celle-ci s’essuyait la bouche et se levait de sa chaise.
-
Ça fait du bien ! Bon, bah, je vous laisse. Je suis épuisée, enchaina Haple dans un même souffle.
Et sans leur laisser l’occasion de répondre, l’adolescente repue leur tourna les talons et se dirigea vers la montée des escaliers, une main sur son estomac, l’autre sur la bouche… pour étouffer un rôt qui fit irruption sans prévenir. (
En rythme avec la musique au moins).
***
De retour dans leur chambre, Haple ne perdit pas une seconde car elle ne voulait pas être surprise par Hermance lorsque celle-ci montrait se coucher. Première chose : rallumer la bougie. Ensuite … (
Là !). Ses bijoux gisaient sur le plan du cabinet de toilette où elle les avait laissés pour se laver les mains. Ecartant les bricoles ornementales inutiles, elle saisit sa bague de pouce en or blanc. Elle n’était pas sûre de ce qu’elle faisait et espérait ne pas surestimer ses capacités… La bague était si belle avec son émeraude enserrée entre les griffes de l’écrin.
Assise sur son lit, elle l’examina de plus près. Avec les yeux d’abord, puis paupières fermées, laissant son esprit d’artisane guider ses doigts experts sur les lignes et anfractuosités du bijou. Maintes fois, elle avait travaillé le métal… (
mais jamais de l’or). Maintes fois, elle avait ouvragé de délicates pièces d’orfèvrerie… (
mais jamais de détail aussi intriqué). Inspirant à fond, elle repoussa ses doutes et se lança dans l’inconnu.
Dans un premier temps, elle déplia les griffes de l’écrin et extirpa la pierre de taille. Aussitôt, l’orfèvre amatrice inséra la pointe de son petit doigt dans l’orifice ainsi libéré et pris contact avec la surface froidement métallique à son fond. Elle les sentait les particules métalliques. Contrairement au laiton ou au cuivre qu’elle avait souvent manipulé dans l’atelier du Couvent, les éléments de l’or blanc étaient enchevêtrés les uns dans les autres de manière chaotique, formant un réseau minéral récalcitrant à sa magie.
Avec patience et persévérance, Haple finit par convaincre le métal de plier à sa volonté. Un à un, les granules métalliques se désolidarisèrent et la matrice figée qu’ils avaient formée perdit de sa consistance. L’elfe en profita : de son doigt gracile, elle exfolia le fond de l’écrin de manière à le creuser de quelques dixièmes de millimètres. Satisfaite du résultat, elle s’attaqua ensuite aux bords de l’écrin, utilisant la matière prélevée au fond pour les élever d’un millimètre.
Une fois finie, elle observa le résultat. La cavité qui viendrait accueillir l’émeraude avait été agrandie verticalement suffisamment pour constituer un compartiment secret. Ouvrant son sac de voyage à la va-vite, elle en sortit l’un des deux minuscules flacons obtenus chez l’apothicaire des ruelles de Pont d’Orian. Par transparence, elle observa la lumière vacillante de la bougie jouer à travers le vert acidulé du distillat d’Ortie Vêlevite.
Avec la plus grande précaution du monde, elle retira la cire qui sécurisait le bouchon et ouvrit le flacon. Le liquide était inodore. Tant mieux, rien ne trahirait sa présence sous l’émeraude de sa bague une fois son œuvre terminée. (
Maintenant, l’étape la plus délicate…)
Haple approcha le flacon de la bague entre ses doigts… Elle aurait préférée avoir un étau à disposition ou bien tout autre moyen pour éviter de s’exposer à une éventuelle éclaboussure du poison spasmogène. A défaut, elle stabilisa son poignet contre son genou et bloqua sa respiration.
(
…)
(
… …)
Une goutte.
(
… …. ….)
Deux, trois gouttes.
(
‘cor’ ine p’tite goutte, allez…)
Après la quatrième et dernière larme empoisonnée, Haple redressa d’un geste franc le flacon pour éviter toute coulure. Avec la plus grande prudence, elle le posa à ses pieds tout en prenant soin de maintenir à niveau la bague contenant le dangereux liquide. Puis, avec trépidation, elle replaça l’émeraude qui venait fermer l’écrin. Elle tenait parfaitement ! Peut-être même aurait-elle pu rajouter un peu de poison. Mais elle se dit qu’il ne fallait pas tenter le diable. (
Et Hermance qui peut revenir à n’importe quel instant…)
Alors, l’orfèvre satisfaite de sa prouesse, les joues chaudes sous le coup de l’adrénaline refluant, replia les griffes de métal blanc sur la gemme au vert ensorcelant. Voilà qui fera l’affaire ! Après avoir rangé le flacon incriminant au fond de son sac entre une toile cirée et une couverture en laine, Haple essaya la bague. Elle n’aurait plus qu’à ouvrir une fente sur le côté de l’écrin grâce à son pouvoir de manipulation minérale, et de verser le poison au bon moment.
Sur cette pensée trépidante, l’elfe se déshabilla et se glissa entre les draps. Cette nuit, elle ne dormirait pas. Cette nuit, elle rêverait des milles manières d’empoisonner Nétone avant que celle-ci ne fasse de même avec elle. Cette nuit…
L’aspirante empoisonneuse retira tout de même la bague pour dormir. (
Sait-on jamais…)
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