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Jorus avait-il simplement oublié de la réveiller pour prendre son tour de garde ? Quoiqu'il en soit, lorsque Yurlungur se réveilla, il faisait déjà trop sombre pour que ce soit encore la journée, même en pleine Lande noire. L'esprit encore embourbé dans la fange d'un sommeil crispé, comme tous ceux qu'elle avait connus depuis qu'elle parcourait ce désert noir, elle sentit néanmoins dans son dos une forme dure et entendait nettement le souffle de Jorus. Son sang se glaça à l'idée de ce que cette chose pouvait être qui se frottait contre elle, chaude et élancée. Le souvenir de l'accueil de la Trinité, à Arothiir, lui revint en mémoire et relativisa un temps la situation pour qu'elle daigne s'écarter un peu, se retourner et constater la main de Jorus serrée.
En réveillant le jeune homme, l'excuse pour sa mauvaise humeur empreinte d'une certaine gêne était naturellement qu'il avait oublié de la réveiller pour son tour de garde, ce qui somme toute n'était rien. En fait, la gravité de l'oubli avait été complètement éclipsé par le besoin flagrant de sommeil de la jeune fille et cet événement... particulier au matin. Elle préférait ne pas y penser.
Bien sûr, elle avait déjà vu des hommes excités. Elle savait que c'était normal : quiconque sait se faufiler et passer inaperçu peut tout à fait se gausser des ébats si peu naturels dans les bordels de Dahràm... mais là, c'était quand même autre chose. De toute façon, le sexe, à ses yeux, c'était bon pour les putains ou pour les mariés, du moins pour son propre sexe : il n'y avait guère d'autre raison pour coucher avec un homme. L'idée en elle-même était répugnante, comme si elle avait voulu frotter ses parties intimes contre les siennes... Non, décidément, c'était un loisir qu'elle préférait s'éviter, autant que possible, incapable de saisir pourquoi les grandes personnes affectionnaient tant cela. Elle ne comptait pas se marier et être soumise à quelqu'un d'autre qu'elle-même : et quant à la possibilité de vendre son corps, elle méprisait secrètement ceux qui avaient embrassé cette voie, justement parce qu'elle était si fréquente à Dahràm et qu'elle-même avait réussi à s'extirper de cette morne destinée.
Ils reprirent la route au milieu des cadavres. Yurlungur, l'esprit passablement dérangé par ses dernières réflexions, essayait de comprendre comment certains individus pouvaient apprécier le coït avec d'autres races humanoïdes, telles des Garzoks, des Sinaris ou même des Thorkins. S'il y avait bien quelque chose de répugnant, c'était ça : et les corps verdâtres qui reposaient çà et là, donnant une bien piètre image du physique de leurs races respectives, achevaient de la dégoûter de tout ce qui pouvait se ramener à ce mot si sensible et si méprisé qu'était le sexe.
Bien sûr, elle désirait à moitié connaître ça, tout comme elle regardait les bouteilles de rhum des bars, réservés aux fiers marins, avec une envie paradoxale, mêlée de dégoût de tous les effets que ces choses-là pouvaient induire. C'était une fascination perverse, comme si elle sentait qu'on lui cachait quelque chose. Était-ce seulement possible que tant de personnes soient à ce point obnubilées par le sexe et qu'il soit en même temps si repoussant ? Face à ses propres règles morales, édictées selon le mépris qu'elle accordait à telle ou telle occupation, son inconscient s'élevait en rebelle de l'ombre, la poussant à toujours cultiver des idées là-dessus, à chercher dans son imagination qui, à mesure qu'elles se faisaient plus répugnantes pour sa chaste âme effarouchée, n'en devenaient que plus marquantes et plus récurrentes à se présenter à son esprit.
Au loin, une longue forme élancée finit par se dresser, émergeant sombrement de l'obscurité qui régnait en ces lieux. L'image d'un phallus dressé disparut promptement de l'esprit de l'adolescente, qui tentait autant que possible de ne pas croiser le regard de Jorus, ni même de penser à lui. Il n'existait plus, tout comme ces réflexions absurdes : et pourtant l'ensemble revenait sans cesse, s'imposant à elle en vérité monolithique qu'elle refusait de reconnaître, que c'était tout ce qu'elle désirait – et aussitôt l'idée disparaissait face à la répression terrible contre ce genre de pensées si peu morales.
Au fur et à mesure qu'ils s'approchaient, le jour commençait à poindre à l'horizon, éclairant faiblement la tour et les volutes de brouillard qui dansaient autour d'elle tels des spectres maudits. La nuit fuyait, et avec elle toute ces formes imaginées qui profitaient des ombres pour se rendre plus dégoûtantes, plus grandes et... plus grosses. Avec la lumière du jour, c'était comme une forme de raison nouvelle qui venait aider l'assassine à se recentrer sur son environnement direct : et c'était finalement bien nécessaire.
Car il commençait à y avoir des formes qui bougeaient dans les ombres. Des animaux de la taille de chiens s'approchaient petit à petit, se dévoilant aux yeux des deux téméraires aventuriers qui avaient osé pénétrer sur leur domaine. Yurlungur, consciente que Jorus observait lui aussi avec un intérêt marqué ces nouveaux adversaires qui se présentaient, se sentait envahir d'un calme nouveau. Cette situation était tellement plus facile à gérer que d'affronter sa propre imagination.
Elle en comptait six. L'obscurité qui se retirait lentement ne semblait pas souhaiter en cracher d'autres : mais c'étaient des formes absurdes, monstrueuses, des sortes de chiens de chairs coupées, taillées comme des buissons puis vaguement raccordées par des épingles métalliques, des pantins amorphes d'un serviteur d'Oaxaca. Bien qu'elle ait vécu au sein de l'empire de la Reine noire, Yurlungur n'avait finalement qu'une expérience toute relative des expérimentations des treize lieutenants – qui pour la plupart servaient dans des cas très spécifiques et n'étaient guère dévoilés à la populace – mais ne parvenait pas à ressentir la moindre surprise à la vue de ces chiens de garde.
Il était évident qu'ils souhaitaient manger. Ils n'avaient pas d'yeux, probablement guidés par leur seul odorat comme les molosses qu'employait parfois la garde de Dahràm pour retrouver des criminels fugitifs, et deux individus de chair fraîche devaient avoir l'air bien plus appétissants que tous leurs repas des trois derniers mois cumulés.
Ils s'étaient tous deux arrêtés, en plein milieu de la voie, dégainant silencieusement leurs lames. Ces monstres présentaient des muscles à vifs mais probablement très puissants et, surtout, une gueule immense qui aurait pu engloutir d'un coup la tête de Yurlungur. Celle-ci comptait bien ne pas leur rendre la tâche aisée et attendit patiemment que l'un d'entre eux fasse le premier geste d'agression. C'étaient des bêtes sauvages : il n'y avait guère à parlementer, simplement à les abattre, un par un – il était même probable que la mort de l'un d'entre eux n'affecte en rien le moral des autres.
Ils finirent par charger, tous les six d'un seul coup. Deux sur le côté droit, que Jorus semblait vouloir prendre, deux de face, deux à gauche. Observant avec un regard des plus tranchants les muscles des prédateurs qui les faisaient bondir sur les corps décharnés, elle en laissa trois s'approcher, avant de se fondre en un nuage d'ombres et d'esquiver miraculeusement la charge cumulée qui convergeaient sur elle, la proie
faible.
Toute l'animosité qui couvait dans son cœur depuis un moment semblait se réveiller et se déverser intérieurement sur ces êtres pourtant dénués de toute raison. Elle les considérait avec dédain, consciente de n'être à leurs yeux, comme à ceux de tant d'autres êtres tout aussi aveugles qu'eux, une cible menue, appétissante, inoffensive. Dans son dos, les trois monstres se rentrèrent dedans, grognant de confusion alors qu'elle se retournait lentement vers eux, l'expression carnassière.
Puis, sans attendre, elle se précipita sur l'un d'eux, qui se retournait à peine, et d'un coup fulgurant de la lame de la Trinité, elle vint taillader le mollet d'une de ses pattes arrière. Il s'effondra sur le choc dans un couinement pathétique, alors que les autres se rapprochaient – mais la rage de la jeune fille croissait, imperturbable. Elle souhaitait les décimer, les anéantir. Il n'y avait en elle nul désir de les faire souffrir outre mesure, d'ailleurs, si elle avait su lire en son propre cœur, elle aurait su que sa fureur n'était même pas réellement dirigée vers ces bêtes-là, sur lesquels elle la reportait par hasard, parce qu'ils faisaient des cibles faciles.
Elle se translatait sur le côté et ils semblaient la suivre de ce regard qu'ils n'avait pas. Sous ses pieds, il commençait à y avoir des membres, des corps et des os, le charnier mouvant ; mais elle se sentait à l'aise, ses membres répondant instinctivement et gardant en toutes circonstances son équilibre qui aurait pu être si précaire.
Alors que l'un des monstres se décida à lui bondir dessus, elle se jeta au-dessous de lui pour lui échapper, se relevant d'un mouvement preste tandis qu'un autre s'avançait vers elle : esquivant sa mâchoire qui claqua, elle lui donna un violent coup de pied avant de se déporter à nouveau en arrière pour éviter les crocs du dernier qui, blessé, se mouvait avec moins d'aisance. En reculant, elle faisait à nouveau face aux trois chiens monstrueux : mais ceux-ci semblaient déjà moins certains d'eux, quoiqu'ils bavassent toujours autant.
C'était à proprement parler répugnant. Prenant une grande inspiration, la jeune fille rugit toute sa haine. C'était un son à peine humain, bestial, qu'elle avait inspiré dans cette partie d'elle-même qui se révélait face à ces bêtes affreuses ; c'était un cri de fureur, de rage et de souffrance qui, sur le coup, sembla stopper les bêtes dans leur avancée – ou ne fut-ce qu'une illusion ?
Quoiqu'il en soit, elle se précipita sur eux et, dans un effort surhumain, ses muscles se tendirent pour porter une multitude de coups sur les trois bêtes rassemblées devant elle, indistinctement. Celles-ci furent à peine capables de riposter face à la violence de l'assaut : elles subirent chacune une touche mais leurs tentatives de riposte étaient si pathétiques et se gênaient mutuellement que l'Ombre les esquiva sans problème.
Elle se sentait lasse. Ces adversaires étaient là pour affaiblir leur groupe, avant d'arriver au véritable ennemi qui les attendait à la Tour d'Orsan... Elle ne voulait pas épuiser ses forces mais contrôlait à peine ses émotions qui bouillonnaient et la pousser à attaquer, à se déchaîner contre ces monstruosités qui lui bloquaient le chemin.
Le coup suivant atteint l'un des monstres à la gorge et se révéla fatal. Celui-ci fit un pas puis s'effondra lamentablement, alors qu'une de ses artères devaient se déverser sur le sol sombre. Ils n'étaient plus que deux à lui faire face, blessés à leur proto-visage, et l'un à la patte. Elle haussa des épaules, se retourna et s'enfuit.
C'était une semi-fuite : elle avait bien vu que les deux chiens étaient bien plus rapides qu'elle à la course, mais elle comptait les séparer et les achever séparément. Ce serait bien plus simple : ce qui l'avait gênée jusqu'ici était surtout le fait qu'ils étaient à trois, et l'élimination de l'un d'entre eux rendait la manœuvre d'autant plus facile. Elle entendit rapidement un galop effréné derrière elle, qui se rapprochait, bien qu'elle gagna quelques secondes par quelques feintes et changements soudains de directions. Enfin, d'un seul coup, elle se retourna et s'évanouit en une ombre intangible, comme la première fois, le molosse lui passant au travers. L'autre était encore à une dizaine de mètres : elle opina du chef, satisfaite, et se rua sur le chien qui restait, esquivant ses coups en lui en portant d'autres, jusqu'à ce qu'il s'effondre au sol, inerte.
Le dernier chien avait entre ses crocs une portion de chair aussi rose que la sienne, qui provenait vraisemblablement de la première victime de l'assassine. Cela lui avait procuré un répit certain : mais, alors qu'elle s'apprêtait à éliminer de même cet adversaire-là, elle entendit un hurlement, un hurlement humain : Jorus. Son attention se détourna immédiatement du canidé et elle lui fonça à travers, profitant encore une fois du pouvoir des Ombres, avant d'entamer une course contre la montre vers le lieu de provenance de ce cri.
Arrivant à toute allure, elle le vit coincé sous l'un des monstres, tandis qu'un autre s'approchait dangereusement, tournant le dos à la jeune fille. Sans ralentir sa course, elle sauta sur son dos et, s'agrippant tant bien que mal aux échardes d'acier qui lui transperçaient les flancs, elle entreprit un rodéo surprise, tout en assénant avec une hargne barbare des coups de dague dans sa nuque et sur son visage défiguré. La bête finit par tituber et elle en profita pour lâcher prise et se jeter au sol, se relevant d'un seul coup pour aller pousser le cadavre qui bloquait Jorus sous sa masse. Mais il avait trop de muscles sans doute : alors qu'elle s'efforçait de repousser le corps, alors que celui-ci commençait enfin à basculer, Jorus lui cria un avertissement désespéré et elle eut seulement le temps de se retourner en continuant à pousser le monstre qu'elle vit le dernier restant, d'une charge clopinante, ouvrir une gueule béante au niveau de son torse.
Ce fut alors qu'un miracle se produisit. Alors que ces crocs auraient dû lui entailler les chairs, ils passèrent purement et simplement à travers son armure, comme si cette dernière était devenue, pendant ces quelques instants, aussi intangible qu'un rêve. Ce n'était pas le pouvoir des Ombres – celui-ci nécessitait un minimum de concentration, et elle l'aurait senti à travers la marque d'Arsok.
Mais cet événement impromptu, aussi salvateur fût-il, lui fit néanmoins perdre l'équilibre et chuter en arrière, sur le dos, sur Jorus. Improvisant dans ces circonstances et profitant de la surprise de l'affreux, elle lui décocha une volée de coups de pieds en se cramponnant à son compagnon : repoussant ainsi la bête loin d'elle – tout en évitant ses crocs -, Yurlungur finit par rouler sur le côté et se relever d'un agile saut.
Jorus était toujours au sol, probablement encore sous le choc : il était possible qu'il ne soit pas aussi prompt qu'elle à se relever et, dans ces circonstances, alors qu'il était lui-même déjà blessé, il formait sans doute une cible de choix pour la bête. Si bien que Yurlungur n'eut d'autre choix que de prendre le problème à bras le corps et de s'approcher autant que possible de ses crocs, évitant les coups autant que possible pour l'occuper sans chercher à en porter aucun pour l'heure. Elle était trop proche et la bête trop furieuse pour qu'elle puisse songer à autre chose qu'à sa propre survie, mais il lui aurait suffi d'un signe de Jorus, un signe qu'il était en sécurité, relevé, pour qu'elle reprenne face à la bête une posture plus distante, plus naturelle.
Il finit par laisser échapper quelques mots à quelques mètres. Prise dans le feu de l'action, elle les entend à peine, et répond d'un vague : «
Bien... »
Avant de disparaître à nouveau dans l'ombre et de réapparaître juste derrière la bête. Si Jorus souhaitait lui échapper, c'était peine perdue : car c'est à présent lui qui se trouve dans sa ligne de mire. L'assassine ignorait bien si sa disparition dans les ombres laissait ou non une trace olfactive de son passage, mais ne comptait pas vérifier cela par des expériences débiles : alors que la bêtes commençait à s'avancer vers le jeune homme, elle lui taillada le second mollet arrière et celle-ci perdit tout à fait l'équilibre, tentant de se retourner vers la jeune fille en traînant misérablement derrière elle ses deux pattes tremblantes, secouées de spasmes, grattant le sol en tentant d'avancer alors que les nerfs avaient définitivement lâchés.
À y regarder rapidement, Yurlungur se félicita de la netteté des coups. Elle avait visé juste et avait suffisamment incapacité cet adversaire pour rendre la victoire risible. Rangeant ses dagues elle trottina jusqu'à Jorus en esquivant nonchalamment un mollasson coup de crocs et lui indiqua :
«
Je te le laisse, si tu veux. »
C'était une cible facile : ils auraient tout aussi bien pu le laisser là. Ses pattes arrières n'allaient probablement pas cicatriser facilement, ni cicatriser du tout ; il était devenu incapable de courir, se traînant, rampant presque. Mais elle n'avait pas beaucoup vu le style de combat de son compagnon jusqu'ici, ni la précision des coups qu'il était capable de porter, et souhaitait intérieurement, sans pour autant le mettre véritablement en danger face à un tel adversaire incapable de se mouvoir, qu'il se prête au jeu et lui démontre ce qu'il savait faire.
Il s'approcha de la bête et, faisant fi de ses blessures, effectua une acrobatie pour atterrir derrière elle et lui porter un coup fatal. Elle sourit faiblement. Ce n'était pas si mal. Il était plus aérien qu'elle, en quelque sorte : ça ressemblait bien à son caractère.
Elle ressortait de ce combat avec comme seules séquelles quelques bleus et les muscles qui la tiraient. L'utilisation du pouvoir des Ombres, bien que fort utile, avait pompé son énergie, d'autant plus qu'elle commençait à peine à le maîtriser. Peut-être que, après s'être entraînée à l'employer plus souvent, elle saurait se montrer aussi agile et aussi mortelle qu'Elisha'a... Ou aussi terrible qu'Arsok. Pour l'heure, une fois que Jorus eut consommé une potion pour se remettre, ils finirent le trajet jusqu'à la Tour.
C'était le matin et, devant eux, une porte close se dressait. Jorus entreprit d'escalader : elle, restant en retrait, observait avec une certaine appréhension cette approche pour le moins audacieuse, sur le qui-vive. Ils n'avaient aperçu personne dans la Tour, mais elle était prête à parier qu'on les avait déjà repérés...
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