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Comme elle s'y attendait, le Sans-Visage ne put répondre à l'interrogation de Jorus à propos du Code des Chevaliers Sans Bannière. Il ne tenait qu'à l'acrobate de s'enrôler parmi eux pour découvrir leurs préceptes et leur doctrine, fût-ce au prix de son identité entière... Sans donner davantage d'indications à ce propos - y avait-il réellement besoin de discuter davantage de cet ordre ? - il se tourna vers elle et consentit à répondre à sa question. Un simple coup de dague... Tuer était aisé, mais plus le moyen était simple, plus il était contré facilement. Somme toute, il éludait la question, comme il venait de le faire pour une bonne moitié de celles qui lui avaient été posées. S'en rendait-il seulement compte ? N'importe quel prétendu “sage” perché en haut d'une montagne, qui aurait après des décennies de méditation atteint la contemplation suprême des vérités de ce monde aurait pu trouver des répliques aussi bateau. Certes, certaines des questions posées avaient été, dans l'ensemble, suffisamment directives pour qu'ils apprennent des éléments de l'Histoire d'Aliaénon et des faits qui avaient précédé leur venue : pour autant, il n'échappait pas à l'adolescente qu'il s'était surtout échangé du vent.
Dans un sens, c'était d'autant mieux. Les dieux avaient ceci de gênant qu'ils risquaient trop de contraindre la réalité à leurs désirs en venant en aide à un groupe d'aventuriers spécifiques : le Sans-Visage avait le mérite d'éviter brillamment de tels écueils, consentant finalement à ne donner que les informations qu'il estimait nécessaire. En un mot, il jouait avec eux. La présence d'Endar lui était probablement insupportable - il serait pourtant si aisé de l'écraser d'une minuscule étincelle de son pouvoir... - mais cela faisait partie des règles.
Ariane s'interrogea alors sur la présence de Naral dans la Tour d'Orsan, et sur ce qu'ils pouvaient faire à propos de l'emprisonnement de l'Unique à Nagorin. Chose à quoi il répliqua fort naturellement, employant à nouveau une litote sans donner l'information directement, comme si son savoir était lui-même forgé d'impressions plus que de faits concrets, que Naral avait probablement de nombreux ennemis ici. Gregan, celui contre qui Sibelle venait de les avertir, était donc une sorte de scientifique spécialisé en tératologie, de ceux qui créent les monstruosités qui pullulent au sein des terres d'Oaxaca, voire qui servent au sein de son armée. Les bruits qui couraient à ce propos étaient nombreux à Dahràm - ne serait-ce que parce qu'un marin qui avait abattu un Brachyu de Moura était d'ordinaire bien mieux loti lorsqu'il désirait se prélasser dans l'un des lupanars du port. Des récits contradictoires qu'elle avait réussi à glaner ici et là, Yurlungur pouvait être certaine que la plupart inventaient toutes leurs prises ou en altéraient prodigieusement l'ampleur : si bien que ses seules sources certaines concernant les abominations d'Oaxaca provenaient de sa seule expérience, et restaient ponctuelles.
Le Sans-Visage, après les avoir également prévenus de se méfier de ce fumeux Gregan, répliqua que Nagorin était actuellement hors de leur portée.
Et Endar reprit la parole. Il était véritablement le seul ici présent qui tenait encore à envenimer les choses, mû par une rancœur profonde et aveugle à l'égard du dieu : la jeune fille, attendant que le réquisitoire, ferma les yeux en soupirant. Le seul fait notable était qu'il avouait ouvertement être un adorateur de Thimoros. C'était peu étonnant pour la jeune fille, mais ayant cru saisir quelques fragrances des personnalités de ses autres compagnons, elle doutait que cela leur paraisse si naturel. De fait, si Thimoros était communément vénéré dans l'Empire d'Oaxaca, on continuait à considérer ses fidèles comme des brutes dangereuses, même à Dahràm. Mû par un orgueil immense, le Shaakt affirma qu'il saurait se débarrasser du Dragon mauve lorsque ce dernier n'aurait plus aucune utilité ; Yurlungur pouffa. C'était un son faible mais elle détourna le regard et observa un instant l'horizon de cadavres, un vague sourire aux lèvres.
La réplique du Sans-Visage fut à la hauteur de l'accusation. Les informations qu'il lâchait étaient intéressantes et attisaient la curiosité de l'Ombre : mais il ne comptait visiblement par leur donner un cours complet sur l'Histoire de ce monde, aussi leur ouvrit-il la porte de la Tour en dernier cadeau, avant de lâcher une dernière pique à l'attention d'Endar et de disparaître. Sa façon de se téléporter était étrange : cela ressemblait, en quelque sorte, à la capacité des Ombres d'Arothiir, mais c'était aussi... différent. Elle ne saurait dire comment. Arsok avait-il déjà vu la divinité agir ainsi ? Un instant, l'idée lui vint que c'était lui qui avait enseigné aux assassins de la Trinité à user de cette forme de semi-magie, à un niveau bien moindre que le sien ; idée idiote, qu'elle rejeta aussitôt. Non, il était impensable qu'elle pratiquât la moindre magie : c'était un don des ténèbres et une faculté qui ne pouvait qu'émaner de leur entraînement intensif. Après tout, l'adolescente avait des connaissances en la physique des mondes bien trop naïves pour deviner comment fonctionnait tel ou tel miracle, se contentant d'en tirer parti.
À l'intérieur de la Tour, se dévoilait un décor qui lui rappelait étrangement le manoir d'Aethalin. C'était tout aussi abandonné, mais elle craignait que, à l'instant où ils auraient tous pénétré à l'intérieur, la porte se refermât derrière eux et les empêchât de s'échapper. Alors, un gros monstre serait lâché pour tenter de les écraser... Elle haussa les épaules. Le destin serait vraiment un mauvais scénariste s'il avait besoin de se répéter à ce point.
Il n'y avait rien dans cette entrée, déserte. Dans le fond, on distinguait une table dépourvue de chaises, et quelques chandeliers à l'unique mur circulaire qui encerclait ce hall. Tous étaient éteints : il régnait une atmosphère d'abandon qui, pourtant, n'était appuyée par aucun dépôt visible de poussière au sol. L'œil de la jeune fille parcourut rapidement l'ensemble de la pièce : s'il était crédible que cela soit le fait d'un courant d'air, il était en revanche impossible que la pièce soit uniformément épargnée par ce phénomène qui caractérisait les véritables manoirs abandonnés. Même Aethalin avait eu davantage de soin à soigner l'apparence de son château, pour faire croire à l'absence totale d'individus par des pièces délabrées et des tapisseries saupoudrées de saletés : ici, ou bien les propriétaires avaient raté leur coup, ou bien ils ne se cachaient absolument pas. Cela dit, un œil non averti aurait pu manquer ces signes et ne remarquer que l'absence flagrante de vie.
Ariane, encore sur le pas de la porte, proposa de rester groupés et de commencer par explorer cet étage, tandis que Jorus tentait de prendre contact encore une fois avec Sibelle afin d'en apprendre davantage sur Gregan. La jeune fille eut une moue d'agacement. L'elfe n'avait probablement rien d'intéressant à leur apprendre : qu'importe, s'il pensait que cela pouvait servir...
«
D'accord, répondit-elle brièvement à la coureuse des plaines. »
Elle désigna Kĩvan et ordonna plus qu'elle ne demanda :
«
Vous, vous resterez en retrait et couvrirez nos arrières. Surtout, évitez la mêlée, si jamais. »
Puis, sans attendre le moindre consentement, elle expliqua :
«
Je passe devant. »
Et avança à l'intérieur. Elle comptait bien profiter de l'absence de sentinelle qui, elle l'espérait, n'était pas feinte, afin d'éviter à leur groupe toute mauvaise rencontre. À ce titre, la présence des autres était une gêne plus qu'autre chose : si son propre pied n'était pas infaillible, elle le savait déjà bien plus discret et agile que les autres, Jorus excepté, peut-être. Et effectivement, dans la demi-obscurité qui baignait l'intérieur de la Tour, elle se mouvait sans le moindre bruit, amortissant tous ses pas sans même y songer. La plupart de ses compagnons ne le remarqueraient sans doute pas, mais elle avait constaté (potentiellement à leurs dépens futurs) qu'il était aisé de les repérer en pleine nuit à la simple lourdeur de leur marche, alors que la sienne avait été travaillée pour être aussi imperceptible que sa présence indolore - avant qu'elle ne frappe, bien sûr. Ajoutons à cela que, contrairement à d'autres, elle ne craignait absolument pas d'avoir à combattre au corps à corps et que ses possibilités d'esquive et de retraite étaient, grâce au pouvoir des Ombres, infiniment plus vastes que les leurs : à ce titre, il était raisonnable de ne pas la gêner dans son exploration solitaire, et de se tenir à l'affût si elle les avertissait d'un danger proche.
Elle fut rapidement à la porte du fond de la salle et, avec une retenue exceptionnelle, glissa un regard furtif à l'intérieur.
(((utilisation des pouvoirs Rp d'archétypes : déplacement silencieux + dissimulation)))
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