La fuite du temple se fait sur fond sonore de pierre rompue, de poussières roulant un peu partout et de respirations rapides. Quant aux images, elles demeurent floues et ne me marquent pas franchement. Dae'ron me guide avec fermeté malgré la substance poisseuse et sanguine maculant la main retenant mon abdomen. Au bout du long tunnel remontant vers la sortie, la lueur du jour me parait étrangement faible. À peine sommes-nous dehors que j'en détermine la raison sans la comprendre au premier abord. Le chaos s'est aussi répandu en extérieur. Aucun soleil à l'horizon, un vent violent et chargé de sable semble vouloir nous renvoyer d'où nous venons et, causant une pression légèrement accrue contre mon armure, les corps de plusieurs archéologues. Un peu partout, des bruits de lutte, de souffrance et de trépas émergent autour de nous. J'en grimace. Est-ce que le bouffon a fait le ménage en sortant ou est encore en train de le faire ? Une toux brève ravive un éclair de douleur dans ma poitrine et attire sur moi toute l'attention du Protecteur. Après avoir respiré la puanteur des géants pendant le voyage aérien puis la poussière de ce tombeau géant, voilà que les grains dorés des environs s'y mettent !
J'ai à peine élevé la main pour y faire barrage lorsque le tumulte des environs cesse subitement. Le spectacle est saisissant. Humains locaux et aldrydes font face à une nuée de ces insectes ignobles et couards, qui fuient sous terre dès que le temps les dévoile. J'entends Dae'ron prendre une inspiration vive, touché par la vue des combattants blessés ou agonisants. La tête couronnée humaine se permet de sourire, visiblement encore sous l'émotion d'une lutte à mort avec l'inconnu, et de demander qui étaient ces choses. Sauf que nul n'a la possibilité de répondre avant d'un grondement sinistre ne secoue les environs. C'est avec une sérénité teintée de mépris que je vois, comme tous les présents, la tour abritant les statues colossales s'effondrer sur elle-même. L'écho se répand dans les boyaux de la construction jusqu'à amener à nous une véritable brume de poussière teintant les environs de gris.
Lorsque les débris retombent, c'est un silence pesant qui plane un court instant, mais qui finit par être tailladé peu à peu par les plaintes des survivants de l'attaque, leurs râles ou leurs pleurs. Et si voir tous ces géants et ces emplumées gésir m'aurait empli de satisfaction en temps normal, là, je ne perçois qu'une grande lassitude. Un peu de fatalité aussi. Dire que parmi les combattants aldrydes, certains n'ont émergé de leur prison glacée que pour finir leur courte vie ici. C'en est pitoyable ! Et au fond presque... Triste.
"
Économise tes forces au lieu de...", commence Dae'ron, m'informant que j'ai encore du dire ça de façon audible, avant de juste claquer de la langue et de m'entrainer vers une tente où d'autres sont déjà aiguillés.
Il a beau faire de son mieux, il ne peut ni contrôler le léger tremblement qui l'anime ni masquer les pulsations abruptes et erratiques de son cœur. Le Protecteur est secoué, mais sa magie le place à l'avant-garde de ceux qui ne peuvent pas se permettre de se reposer. J'en arrive presque à le prendre en pitié sur son sort. Presque. Mais pas cette fois. Car si j'en juge au regard déterminé à mon endroit et qui ignore les autres patients affluant dans la tente que je constate, je suis le seul qui retienne son attention. Enfin, plutôt l'armure sombre qui m'enserre, et que Dae'ron regarde comme si elle était son plus grand ennemi. Si la douleur sourde m'avertissant que mon état est préoccupant ne s'y opposait pas, j'en rirais presque. Mais il a raison de s'en inquiéter. La dernière fois qu'une pièce protectrice se trouvait entre lui et son objectif, la blessure n'était pas belle à voir.
Entre deux étourdissements faisant passer les sifflements à un silence cotonneux, j'en viens à me demander distraitement combien de temps cela me prendra avant qu'il n'y ait plus de place sur mon corps pour poser d'autres cicatrices.
"
Nessandro...", gronde le Protecteur en me dardant d'un regard entre inquiétude et agacement.
Oh. Je vais devoir corriger cette foutue manie avant qu'elle devienne une sale habitude.
*
Des côtes enfoncées, un flanc droit perforé par des aspérités et un petit claquage au bras pour couronner le tout, voilà ce que me reproche Dae'ron une fois de plus en changeant le pansement couvrant la zone à vif de mon torse dénudé. Je le laisse grommeler, conscient qu'il ne fait pas cela pour me causer de la culpabilité -ce qui serait un effort stupide de sa part-, mais pour se distraire de la situation. Il est tendu, blessé d'avoir entendu le nombre exact de victimes du camp. Environ deux cents personnes, soit sans doute toute la population à la ronde dans ce foutu désert trop chaud ! Et repeuplé aussi vite avec tous les médecins s'affairant un peu partout. Guérisseurs et autres adeptes de la médecine que je revois Dae'ron menacer de la javeline à la simple évocation de leur laisser la place à mes côtés. Pour un peu, il leur aurait montré les crocs ! Dommage qu'il soit enclin à se montrer irréprochable et empli de sang-froid.
Je l'observe une fois qu'il s'est relevé, tandis qu'il flatte distraitement la huppe du harney alors que ce dernier lisse les ailes blanches. L'oiseau cesse brusquement son activité lorsque Jorhan se pose non loin du nid, façonné avec nos hamacs, où je suis assis. Je lui fais l'honneur de répondre à sa salutation d'un bref signe de tête avant de grimacer quand le blondinet se tourne vers Dae'ron. Le chef des aldrydes, qui s'est vu affublé de la position en attendant que la rouquine se remette aussi, affiche une expression concernée tandis qu'il discute avec le Protecteur. J'ai un peu de mal à entendre ce qui se dit entre eux, et cela m'agace. Encore des petits secrets ? Des choses que je ne suis pas censé entendre, peut-être ? En tous cas, j'esquisse un rictus victorieux quand, après de longues minutes à me faire ressembler à un élément du décor, mon manieur de lumière me divertit grandement en giflant la main intrusive pointant vers son visage, provoquant un hoquet de surprise chez l'aldryde aux ailes teintes. Qu'il masque en toussotant dans son poing, l'imbécile, avant d'apposer la même main contre l'épaule de son interlocuteur.
"
Qu'est-ce qu'il voulait ?", demandé-je sans détour lorsque Dae'ron s'agenouille à ma gauche.
"
Prendre des nouvelles."
"
Et ?"
J'accompagne ma question d'un regard appuyé, indiquant que j'ai assisté aux gestes échangés. Cela tire un souffle agacé de mon vis-à-vis.
"
Me dire de me reposer. De lâcher prise.", fait-il sur un ton empli de reproches. "
De me détendre un peu, par mes ailes !"
J'ai rarement vu Dae'ron dans cet état d'esprit, irrité au point de m'en voler mes jurons, mais c'est déjà arrivé. Et même si cela me plume de l'admettre, le blond a raison. Durant ces deux derniers jours, le Protecteur a veillé sur moi longuement mais s'est quand même rendu disponible pour aider les uns et les autres. Il s'est tout de même fatigué à fabriquer un nid avec
nos couchages, par crainte que quoi que ce soit d'autre nuise à mon repos. En parlant de ça, quand a-t-il véritablement dormi ? Le réaliser me fait plisser les yeux et croiser les bras lentement.
"
Il a raison."
"
Que... Pardon ?", lâche un Protecteur stupéfait.
"
J'ai dit... Il a raison.", répété-je avant de grogner. "
Et l'admettre est... Déplaisant."
Le Protecteur m'observe attentivement, comme si j'avais spontanément changé de coloris. Lentement, il approche sa main, en posant le revers contre mon front. Je roule des yeux en comprenant son geste et surtout en le trouvant inutile vue ma condition. Toujours à s'inquiéter pour les autres, celui-là. Je devrais le repousser pour ça, lui faire comprendre que je ne suis pas délirant, mais je suis avide de contact avec lui. Alors, je le laisse faire, me concentrant pour percevoir chacune de ses phalanges contre ma peau. Cela m'aide plus qu'il ne l'imagine car je ne suis guère plus détendu que lui, agacé par toutes les allées et venues aussi bien dans la tente que dans ses environs immédiats. Dire que je trouvais le camp des rebelles grouillant et inconfortable...
Maintenant que j'y réfléchis, je n'ai pas encore tenu parole. Je n'ai pas eu l'opportunité de monopoliser le Protecteur. J'attends de le voir pincer les lèvres en constatant l'inutilité de son geste puis, alors qu'il retire sa main, je l'agrippe et la tire par-dessus mon épaule, entrainant son propriétaire dans le même mouvement. À peine sens-je sa poitrine percuter la mienne que j'encercle sa taille, rabats mes ailes et m'allonge en l'obligeant à faire de même. La pression désagréable au niveau du pansement ne me fait même pas tressaillir, mais cause une certaine panique chez ma proie ailée. Dae'ron s'agite, cherchant un appui pour se relever et à agripper ma main qui le retient. Je ferme les yeux, percevant le vrombissement de son torse à chaque fois qu'il parle. Il balbutie, prétextant un danger pour mes côtes encore fragiles.
"
Tu as si peu confiance en ta magie ?", demandé-je en regardant finalement le tissu de la tente lorsque le Protecteur se crispe un peu. "
Pas moi.", soufflé-je à sa spirale auditive, tout en desserrant mon étau sur sa forme.
De longs instants s'écoulent où je perçois ses ailes, jusque-là agitées de mouvements instinctifs et brutaux, se replier petit à petit et s'abaissant jusqu'à envelopper sa forme. Il demeure immobile un moment, son souffle étant la seule chose vraiment audible du nid. Il finit par faire basculer son poids, prenant appui sur avant-bras et jambe droite pour se redresser. Je fais de même sur mes coudes pour accompagner son geste, laissant son expression hors de ma vue un court instant. Quand son visage est de nouveau visible, j'y décèle un léger sourire soulagé auquel je réponds malgré moi. Ce n'est qu'à cet instant que je remarque qu'il est proche. Très proche. Assez pour sentir son souffle effleurer ma joue et voir que sa lèvre inférieure est légèrement coupée... Trop sèche sans doute... Et pourtant toujours bizarrement attractive... Je cligne des yeux, remarquant avoir fixé la bouche de Dae'ron plus longtemps que mon égo l'y autorise. Une conversation que nous avons eue me revient par bribes. Est-ce que lui aussi songe à cet aveu fait sous le coup de la colère ? Nos regards se croisent de nouveau. Est-ce qu'il s'éloigne de moi ? S'approche ? J'ai du mal à m'en rendre compte, obnubilé que je suis par le soudain mouvement de sa gorge alors qu'il déglutit. Il suffirait simplement que...
Dae'ron et moi sursautons de concert à l'impact, pourtant à peine perceptible, causé par un harney plein d'entrain au bord du nid. Nous tournons notre attention sur la bête, tandis que l'oiseau sombre émet un son joyeux, presque moqueur. Sans doute parce qu'il nous voit si proche l'un de l'autre, le volatile indélicat se colle à nous et déploie ses ailes comme pour nous couver. Je me serais pincé l'arête du nez avec dépit si mes bras ne me servaient pas d'appui, frustré que je suis par la tournure des événements. Rarement me suis-je senti si floué par un imprévu, et c'est peu dire vu tout ce que j'ai déjà pris sur le coin des ailes !
Je me contente de plisser les yeux et de pousser un souffle courroucé, pendant que le Protecteur réagit à l'importun par un petit rire. Et maintenant, ma monture lisse ses plumes, produisant mouvements et sons ruinant ce qu'il restait du moment.
"
Nessou ?", m'interpelle le Protecteur avec un fond d'amusement dans la voix.
Je laisse ma gorge produire un petit grognement en réponse à l'appel, mais le silence qui suit la prise de parole m'incite à reporter mon attention sur le brun. Son front s'accole au mien puis c'est au tour de son nez qu'il frotte doucement, réitérant le geste que nous avons partagé chez les sektegs. Mes yeux s'écarquillent brièvement au gré de la surprise, puis se ferment lentement. Je prends une longue inspiration que je finis par libérer en un semblant de soupir quand il a rompu le contact. À peine ai-je exhalé cet air chaud qu'une fraicheur, parfaitement tangible celle-ci, effleure mes lèvres. Une seconde se mue en deux puis trois avant que je réalise ce qui se passe, ce que Dae'ron a eu le courage d'entreprendre à son tour. Et je n'ai aucune envie de l'en dissuader. Je ferme les yeux au moment où une main fraiche s'accole le long de ma joue, un doigt lissant ma balafre sur toute sa longueur. J'ai à peine le temps d'esquisser un mouvement en réponse que le contact de nos lèvres se brise. Aucun de nous n'ose parler. Pour dire quoi ? C'était trop rapide alors... Encore une fois ? J'ai beau y songer avec une force incontestable, quelque chose m'empêche de le formuler. De nouveau, je sens Dae'ron apposer son front contre le mien et déglutir à plusieurs reprises. Lui aussi a l'air de se débattre avec ses idées...
Après un moment de cette intimité délicate que ni l'un ni l'autre n'ose mettre à mal, mon brun prend une décision responsable et m'enjoint sans un mot à m'étendre, faisant de même à mes côtés après m'avoir observé prendre place. Je sais que si je le regarde aussi franchement qu'il vient de le faire, je ne suis pas certain de ce qui pourrait arriver. Alors, je me contente de profiter de son contact, pas franchement étonné de la rapidité à laquelle il s'endort en calant ses mains de part et d'autre de mon bras.
Le silence qui nous entoure est étrangement agréable. La certitude que je ne pourrai jamais m'assoupir dans ces conditions, beaucoup moins.
*
Une poignée de jours plus tard, mes forces revenues, je suis convié comme les autres chez la tête couronnée du désert. Et si ces derniers temps je parvenais à retenir mon amertume et mon irritation, devoir me remettre à la chasse aux aurores leur laisse la porte grande ouverte ! D'autant qu'à part proposer un breuvage brûlant auquel je n'ai aucune envie de toucher, l'humain pose des questions idiotes ! Qu'est-ce que c'était que ces bestioles et qu'a-t-on découvert dans ce tas de gravas ? Mais qu'ont fait les géants capables de tenir sur leurs deux guiboles pendant que d'autres se remettaient ?! J'aurais cru les grands imbéciles capables d'un minimum de réflexion et de jugeote, du genre à tenir le détenteur d'autorité informé rapidement ! Mais il faut croire que j'ai encore surestimé la logique des grandes-gens...
Par contre, leur capacité à accuser est inchangée. Le milicien, plutôt que de se renseigner de façon détournée, met pile le doigt sur un fait qui dérange : comment le borgne a pu disparaitre de la cité aldryde pour arriver ici ? Les aurores, bougre de crétin... Elles ont fait arriver un elfe grillé, qui a disparu d'ailleurs, elles peuvent aussi bien ramener un pirate. Je sens déjà un mal de crâne poindre à cause de l'agacement. Quant à ce que nous avons trouvé... J'avise mon compagnon ailé, qui affiche un air surpris, comme s'il ne s'attendait pas à ce que je porte mon attention sur lui. Ou parce qu'il me dévisageait lui-même et ne pensait pas que je le pincerais en train de le faire. Dae'ron toussote pour s'éclaircir la gorge et s'avance un peu.
"
Nous nous sommes divisés assez vite. De notre côté, Nessandro, le sieur Adar et moi avons parcouru une aile funéraire de la construction."
"
Pas très palpitant. À part le gardien de métal.", ajouté-je en inclinant la tête sur le côté.
"
Oui... Elle débouchait, comme d'autres passages, sur une salle où deux golems gigantesques servaient à ouvrir des portes également impressionnantes. Elles donnaient sur des tunnels faits d'une roche noire et peu familières.", explique le Protecteur, attendant mon aval marqué par un signe de tête avant de continuer. "
Tout au bout du complexe, une salle servait de... Comment expliquer... De point de départ à..."
"
À partir de cette pièce, il était possible de contrôler un contingent d'autres combattants de métal.", aidé-je le Protecteur avant de durcir le ton. "
Qu'il a fallu réveiller pour couvrir certains... Quand je pense que seule la petite soldatesque a pu être mise en service..."
"
Et combat peut-être encore quelque part sous nos pieds, qui sait ?", évoque le Protecteur avant de se tourner vers les autres. "
Pour le reste, je pense que nous partageons les mêmes connaissances."
Au tour des géants de se dessécher les cordes vocales à s'expliquer.
[Suite]