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par Madoka » dim. 13 mars 2022 13:46
Nous remontons tranquillement à travers les petites ruelles pour rejoindre une grande bâtisse grise d’où j’entends déjà le tohu-bohu joyeux des tavernes bien fréquentées.
Arrivant devant les portes, il commente avec amusement que je suis presque aussi neuve que lui dans tous cet environnement, et je comprends mieux alors ce savant mélange d’amusement, d’assurance et de gène qui l’entoure depuis mon arrivée ; les rares hésitations dès qu’il décrivait cet Ordre qui semble mieux le connaître qu’inversement aussitôt éclipsées par un sourire et son regard intense.
« Qui es-tu, toi dont je connais bien moins que je ne le voudrais ? » Dit-il alors en m’ouvrant les portes d’un geste naturellement galant.
Je ne réponds pas de suite, prise de cours par l’intérieur de la taverne. D’une île isolée et encore peu connue, on aurait pu imaginer une taverne chichement meublée, simpliste et pratique ; quand le mot qui me vient est fastueux. L’ambiance est amicale et sereine, les danseurs sont nombreux autour des musiciens et mon œil expert reconnait facilement à leur démarches et leurs mimiques les filles de joies. Un sourire amusé aux lèvres, je m’imprègne de l’ambiance et me tourne vers Cromax tandis qu’il cherche une table libre :
« Oh, mon pauvre, je ne suis presque personne ! Mais je sais être de bonne compagnie. Alors que dirais-tu de faire connaissance à la manière des gens normaux.»
Il rétorque aussitôt que les personnes qui disent n’être personne sont souvent les plus intéressantes. Il s’installe à une chaise décorée d’un coussin en velours bordeaux, un siège confortable qui va de pair avec le reste des meubles, tous très confortables où cette unique touche de couleur donne l’impression d’un clan ; à l’image des tenue des gardes des Amants. Je m’assois face à lui et hausse une épaule lorsqu’il émet l’hypothèse que ni lui ni moi ne sommes guère des gens normaux mais joue le jeu et tente une première hypothèse, me demandant si je suis Ynorienne d’origine, de cœur ou de fait.
« D’origine, mes deux parents l’étaient. Dis-je sans trop m’avancer sur les autres points. Et toi, si je devais parier je dirais Sindel, par défaut car tu es très différent de ce qu’on dit d’eux. Il te manque ce petit air hautain. »
Il avoue ne l’être que d’origine et n’a jamais connu le Naora. Embarrassé, il toussote et ajoute qu’il n’aime guère ce qui se dit des siens, marquant ce dernier mot d’un ton très distant. Dans le passé il fût hautain, une attitude naturelle lorsque l’on fait face à des êtres qui vivent si peu longtemps. Un point que je lui concède, ayant souvent eu à croiser ce regard mâtiné de condescendance et de pitié sans jamais pouvoir leur en vouloir, tant je les plains, moi, de vivre si longtemps. Ce qu’il a compris lui grâce à des personnes qui lui ont fait comprendre que vivre peu équivaut à vivre intensément, une doctrine qu’il applique à son quotidien. Je n’ose imaginer ce que peut donner une telle vie et m’apprête à lui en faire part lorsque je remarque son front plissé et son air grave, un changement saisissant qui me faire taire.
Son regard dans le mien, il me demande si j’ai été touchée de près par les récents événements en Ynorie. Je connais cet air grave sur ce visage pour l’avoir enduré personnellement. Inquiète, je lui réponds par une question.
« Je … récent à quel point ? cela fait un moment que je n’y suis pas retournée. »
Très récent, me précise-t-il de ce ton ennuyé et résolu à la fois qui n’engage pas à la bonne humeur. Pendant mon passage éclair à Kendra-Kar la guerre se préparait, pendant mon long voyage à bord de l’Allégresse la guerre a éclaté sur les terres d’Oranan. Il me raconte sans fignoler. Une bataille majeure a rassemblé tous les peuples Nirtim et au-delà. Une bataille meurtrière où des milliers de soldats ont péri sous l’impulsion magique du Dragon Noir et où l’on a vu une déesse disparaître et une autre faite prisonnière. Une bataille qui porte déjà un nom : le charnier des âmes.
Je baisse la tête, sachant qu’ainsi mes cheveux cacheront mon visage et mes sentiments. L’âme au bord de la nausée, je me crispe pour tenter de trier ces mots dans ma tête, pour ne pas les laisser s’échapper, emportés par un sentiment naturel de protection. Mais je n’y parviens pas, toutes mes pensées se bousculent, je pense à tous ces visages inconnus croisés pendant des années, à jamais disparu de ce monde ; je me sens coupable, coupable d’avoir laissé penser il y a quelques minutes que l’Ynorie n’était qu’une origine et ne peux m’empêcher de gronder à mi-voix pour m’échapper du joug de ma culpabilité.
« Tout cela pendant que je me baladais sur un foutu bateau … tu parles d’une enfant du pays. »
Je jure entre mes dents, m’en voulant d’avoir oublié d’où je viens. J’inspire profondément, à plusieurs reprises pour reprendre le contrôle, me défaire de l’inutile. Cromax me dit alors de ne point me culpabiliser, que même ceux qui était là étaient dépassés par le combat, qu’il n’y avait rien à faire, peu importe les actes, tout n’a été qu’un gâchis de vie. Je relève difficilement la tête. Des mots restent en suspens, accrochés au fil de la réalité.
« Je … deux Déesses, dis-je d’une voix tremblante. Brytha et Oaxaca ? Laquelle a disparu ? »
La réalité s’exprime dans les mots de l’elfe gris. Brytha, dont la rumeur de son existence avait traversé nos murailles, dont le principe d’équilibre s’était répandu facilement chez les miens, s’est sacrifiée en emmenant avec elle le Dragon Noir. Oaxaca, jugée comme une imposture en ce monde par les Dieux est emprisonnée pour l’éternité pour ses crimes.
Il me saisit doucement le poignet, son regard me rappelle cette nuit avant le combat contre Zarnam. Depuis, il a vécu bien pire et survécu à l’horreur. Essayant de me convaincre, il me dit que ma présence n’aurait rajouté qu’un risque de mort supplémentaire. Et cela est vrai, ma présence n’aurait rien changé, quand même lui s’est senti impuissant là-bas. Je l’observe, cherchant en lui l’espoir mais ne voit que la souffrance des survivants. Rassemblant mes idées, j’inspire profondément et parviens à parler non sans difficultés.
« Que de vies, que de vies perdues pour mettre fin à cette vieille guerre. Maintenant, tout a changé et en si peu de temps à l'échelle du monde, ou même de ta vie ... Oaxaca n'est plus. On a tant prié pour un avenir sans son ombre au-dessus de nous, mais avions seulement conscience du prix à payer pour l'avoir devant nous. »
Je me souviens alors de sa question et pense à ma vieille Nonj’ qui avait déjà tant perdu dans sa jeunesse, ma vieille bique muette plus dure que l’acier ; Morlet aura fait ce qu’il faut pour qu’ils survivent. Quant aux autres :
« Je ne peux répondre à ta question. Bien qu’ayant vécu longtemps à Oranan, je n’avais pas vraiment de proches. Et les rares qui me sont chers, je sais qu’ils sont en vie … et je les retrouverais un jour prochain. »
((Oh oui, ils sont en vie. Il faut plus qu’un Dragon et une Déesse pour tuer des cafards.))
Cromax relâche mon poignet et me regarde à nouveau, déclarant que c’est une bonne chose et qu’il faut savoir s’y raccrocher. Sur son visage pourtant, nul repos. Il m’apprend que de nouvelles menaces s’élèvent déjà dans des contrées lointaines. Encore à cran, je lui réponds aussitôt de m’en dire plus.
« Je n'en sais pas plus que ce qu'on m'en a dit : un mage de l'Université de magie de Pohélis, en Nosveris, appelle urgemment à l'aide concernant un danger qu'il a pressenti, concernant une sorte d'esprit des glaces... J'ignore tout du reste, sinon que la demande était pressante. Et je compte moi-même m'y rendre : je me suis promis de ne laisser aucune once de malfaisance hanter ce monde si je pouvais aider à l'empêcher. »
Quels étaient mes propos sur le quai ? : Aucune idée de ce que je vais faire ensuite. J’observe la taverne où la boisson coule à flot et les rires remplissent l’air. Les habitants de l’île ont tous l’air avenants et chaleureux, les matelots sont gais, certains ivres, d’autres en tête à tête intense avec leur partenaire d’une nuit. Le serveur venu déposer la carafe et les verres est souriant, déférent même vis-à-vis de Cromax. Ici tout ne serait que repos, paix et fêtes.
« Puis-je t'accompagner ? Rien ne me retient ici et je ne peux pas repartir chez moi, voir ce qu'est devenue ma ville et les miens, entendre leur lutte, leurs souffrance et leurs sacrifices en sachant que d'autres font face à pareille épreuve. »
La lueur dans son regard est vivace, convaincante à plus d’un titre sur l’affect et l’intensité de son combat intérieur. Personne ne peut vouloir rester assis là à revivre les pires moments d’une vie quand ils sont encore si frais. Tout cela me met mal à l’aise, mes sentiments, les siens, nos douleurs respectives, je n’en veux plus pour ce soir. Aussi, j’y coupe court :
« Mais tu peux mettre ma décision sur le compte de ton extraordinaire influence ... c'est au choix. »
Ma voix est plus tremblante que je l’escomptais mais il semble saisir l’occasion de changer de sujet. Il se dit honoré de faire ce bout de chemin en ma compagnie si tel est réellement mon choix et ajoute tout aussi rapidement que moi pour clore l’autre sujet un trait d’insouciance quant à sa capacité à se rendre n’importe où.
« Mon choix est fait. Si j'étais honnête je m'avouerais que je fuis en avant ; mais chaque fois que j'ai fait ce choix, j'ai finalement mieux avancé que jamais. Alors je prends ce pari encore une fois. Et rien au monde ne pourrait m'empêcher de voler en ta compagnie. »
Un sourire se dessine sur son visage encore grave l’instant d’avant. Plus qu’une fuite, il y voit un but, un objectif qui ne laisse pas sa place aux choses passées. Je ne cache pas mon soulagement de le voir réagir ainsi. Levant son verre haut il rajoute :
« Et si c’est une fuite, que je sois ton exutoire ! A notre collaboration !
- A mon exutoire ! »
Nous trinquons ensemble et je scelle mes sombres pensées dans un verre de vin qui me fait grimacer. Les heures suivantes, nous parvenons à discuter de choses simples sans conséquences. Il me raconte ce qu’il connait de l’île et de la vie ici et je lui fais le récit de mon voyage palpitant et mouvementé sur l’Allégresse. Nous nous séparons tôt dans la soirée avec la promesse de se rejoindre ici à l’aube.
Le lendemain, nous ne retrouvons en bas où des gens dorment sur les cousins et des employés s’affairent déjà. Cromax me propose, lorsque j'évoque le besoin de voyager léger, de laisser mes affaires les plus encombrantes ici, en lieu sûr. Je m'arrange ainsi avec un employé de la taverne et après discussion, nous nous entendons sur un échange entre ma grande tente et une individuelle qui ne manquera à personne ici.
Les pâles rayons du soleil naissant sont les seuls à nous accompagner dehors où il prend la forme d’un petit dragon aux couleurs grise et pourpre. Je m’y installe le plus solidement possible et aussitôt, il prend son envol, direction le Nord.
((hrp : dépot de : 9500 Yus - gants de combat et Tessen (armes rangées) - Tunique de la rose - Bon de l'Erementarifoji - la dose d'ondyria
échange entre la tente chapitrale et une tente soldat qui sera attaché au paquetage.))