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par Heartless » sam. 26 juin 2021 02:02
Sirius constata à son retour que les serviteurs qui manquaient, guidés par Nani, étaient bel et bien sur son navire, sains et saufs. Principalement des femmes et des enfants. Les hommes avaient peut-être jugé que si jamais le borgne disait vrai quant à la menace qui pesait sur eux, ils ne pouvaient pas se permettre d'imposer le fardeau de la guerre à leurs êtres aimés, et préféraient les confier à la brave jeune femme. Heartless laissa s'échapper un souffle apaisé.
"Z'êtes venus, au final."
"C'est vrai, ce que vous nous avez dit ? Vous nous emmènerez du côté kendran ?"
"J'vous emmène où vous voulez, kendran ou pas. Donc d'un côté, c'était pas totalement vrai."
Elle marqua un silence.
"Qu'est-ce que vous voulez, en retour ?"
"Vous en faites pas pour ça. Vous avez rien à me donner."
"Alors pourquoi vous nous avez aidés ?"
"Quoi ? J'ai besoin d'une raison ?"
Le regard inquisiteur de Nani lui disait qu'elle n'était pas convaincue. Sirius prit un air exaspéré.
"Des gosses, Nani. Des femmes et des gosses."
Derrière Nani, deux enfants, assis contre le bastingage et emmitouflés dans une couverture faisaient rebondit une balle en cuir. Il plaqua un instant sa langue dans un coin de sa bouche, puis reprit.
"Je sais pas comment cette guerre va tourner. Je sais pas ce qu'il va m'arriver. J'ai peur de faire une connerie, que des gens qu'ont rien demandé, y crèvent à cause de moi. Au moins comme ça, j'pense que j'aurai fait au moins une chose bien."
Le vent du sud balaya les mèches noires de Nani. Elle lui tendit les deux objets qu'il lui avait confié. Le cor et le poignard. Heartless les reprit sans rien ajouter. Le vent se levait de plus belle.
"Vous vous appelez comment ?"
"Sirius. Et pas la peine de me vouvoyer, c'est bizarre."
Pour Nani, c'était le remercier qui semblait étrange. Elle n'était pas sûre si c'était adapté. Pour elle, il était encore trop tôt. Elle n'eut pas besoin de le faire, car les pas de Sinaëthin, suivie par Sibelle, secouèrent le ponton branlant. Sans grande surprise, l'hinïonne des neiges faisait sombre mine, mais ce n'était rien comparé à la compagne de Sirat, dont les yeux étaient rouges et la mâchoire serrée. Elle refusait de dévoiler ce qui l'avait mise dans cet état, mais il était évident que cela avait un rapport avec l'humoran. Lorsque ce dernier aborda enfin, il fut accueilli par un conseil de guerre assemblé à la va-vite. Heartless était assis sur une caisse au milieu du navire. Il avait convié les autres aventuriers à le rejoindre. Alors qu'Iguru lui préparait une attelle, il ordonna au reste de l'équipage de se préparer au départ. L'hospitalité de Karsinar avait ses limites. Les anciens serviteurs qui traînaient sur le pont du Masamune attirèrent le regard de Sirat.
“Nani, tu peux dire aux autres de faire comme chez eux, on manque pas de place, sur ce rafiot. On va bientôt partir d’ici.”
Elle hocha la tête et s'en alla, bien qu'elle avait du mal à trouver du confort dans cette situation.
"C’est qui ceux-là ?"
“Hm ? Oh, d’anciens serviteurs de Vandrak. Je leur ai proposé de nous suivre.”
Il fit un petit signe de la main à l'un des enfants qui le fixait d'un air distrait. Sibelle s'approcha, un petit objet brillant à la main. Elle le tendit à Sirius. Un sucre d'orge ? Elle lui assura qu'il détenait le pouvoir de guérir toutes les blessures, mêmes les plus graves. Le borgne crut à une plaisanterie, mais il savait pertinemment que ce n'était pas le genre de la spartiate. Alors il obéit comme un bon petit soldat et garda la friandise entre ses lèvres.
“Ce qui m’emmerde, c’est qu’il va falloir trouver un moyen de les écarter des combats. Parce que je sais pas pour toi, Sirat, mais moi, je compte pas en rester là. Absolument pas."
"Je ne compte rien faire en l’occurrence. Je peux les ramener jusqu’à bon port, si tu veux. Mais tu n’as qu’un bateau, donc il va falloir nous déposer."
“As-tu une idée de l’endroit où tu veux les emmener ? Quoi qu'il en soit, je t’accompagne." ajouta l'hinïonne, fidèle.
“Attendez, quoi ?! Vous comptez jeter l’éponge ?” fit Sirius, estomaqué.
"Au sens strict des termes de notre contrat, on devait libérer Vandrak. Il n’est pas prisonnier donc ma mission s’arrête là. Pour la suite, je vais observer, je ne veux pas me hâter. Tu as déjà failli mourir étranglé, cela ne t’a pas suffit ?"
“Bien sûr que non, ça m’a pas suffi !” s'exclama Sirius en agitant la bourse pleine de Yus qu'il avait subtilisé à Karsinar.
Les deux partagèrent un rire étouffé. Mais Heartless, le poing serré, était loin de vouloir jeter l'éponge.
“Ces salauds vont faire couler le sang d’un tas d’innocents pour leurs raisons à la con. Ce n’est plus une question de gloire ou d’renommée. Je connais des gens à Oranan, et plus je réfléchis à tout ce bordel, plus j’suis convaincu qu’cette fois, Oaxaca est plus proche de la victoire que jamais ! La mission Vandrak n’a peut-être plus lieu d’être, mais va pas me faire croire que tu comptais juste suivre aveuglément les ordres de cette bande de vieux schnocks. Regarde-nous, on est pas des soldats modèles, on fait pas tout ça pour une médaille. On a chacun nos propres raisons d’agir, pas vrai ?”
Il y eut un moment de réflexion. Silma n'avait toujours pas dit un mot. Comme à son habitude, elle observait avant de faire quoi que ce soit. Sibelle, les bras croisés, rétorqua.
“Rien n’est terminé en effet, et oui, je veux combattre l’armée d’Oaxaca… Mais il faut attendre un peu, voir où elle place ses pions.”
"Si tu veux qu’il n’y ait plus d’innocent qui meurt, c’est contre la guerre en elle-même que tu dois lutter. Le camp d'Oaxaca n’a pas le monopole du mal. Elle est juste opportuniste et avide de pouvoir. Sa victoire totale n’est pas si assurée, bien au contraire. Pour mes raisons, je les ai exposées au château."
Il ajouta qu'en ce qui concernait les réfugiés, Sirius pouvait les guider jusqu'au port du Val d'Abondance, s'il n'était pas aveuglé par ses désirs de revanche. Cette remarque sournoise blessa le pirate. Que croyait-il savoir de sa pensée ? L'humoran lui attachait des motivations malhonnêtes, et un égoïsme borné. Il n'avait pas entièrement tort, Sirius était conscient de ses faiblesses, dans une certaine mesure. Mais cela le blessait, car c'était justement son égo qu'il avait mis de côté pour le bien du groupe. Ce fut alors que Silma intervint.
"Tu préfères donc ne rien faire plutôt que de prendre une décision moralement imparfaite ? Te soucies-tu si peu du sort des innocents en jeu que ton opinion de Kendra-Kâr te retient de souhaiter leur venir en aide ? Ou est-ce parce que tu désires avant tout devenir le guide de tous et estime donc que tu dois rester neutre ? Peut-être qu'ils ne suivraient pas un ennemi, mais il n'est pas dit qu'ils suivraient quelqu'un qui s'est contenté de regarder les leurs mourir non plus…"
"Des innocents meurent tous les jours, peux-tu tous les sauver ? Moi en tout cas, je n’ai pas ce pouvoir. Des guerres, il y en aura d'autres, les peuples se meuvent et les gens meurent, c’est ainsi."
L'indifférence froide de Sirat, était-elle née de la cruauté, de la lassitude, du désespoir ? Ou alors était-ce normal, pour un fidèle du dieu du temps et du destin, d'embrasser la fatalité en tout temps ? Sa religion entravait son jugement. Il s'était lui-même rendu aveugle au présent. Et le présent obsédait Sirius. Il voulait protéger Oranan, faire front commun, montrer au monde entier ce qu'un groupe disparate mais déterminé pouvait faire pour le changer, sans obéir aux camps qui le divisaient. Il voulait agir tant qu'ils en avaient l'occasion, frapper Oaxaca là où elle ne s'y attendrait pas pour donner une chance à tous de s'en sortir, en cas de défaite. Il voulait reprendre le port. Perailhon, sûr de sa victoire sur la flotte kendranne, ne s'attendrait pas à une attaque par l'arrière. Ils avaient une chance de changer les choses, mais le lion ne voulait rien entendre aux promesses de Sirus.
"On était tout sauf bien coordonnés au castel, mais après tout ça, on sait au moins qu’on peut compter les uns sur les autres. J’peux pas prévoir le futur non plus, Sirat, mais je préfère agir maintenant que d’avoir des regrets plus tard !"
Sirat le toisa avec un sourire en coin.
"Je ne peux pas prévoir le futur non plus, mais des fois, la mauvaise action est plus regrettable que l'inaction. Tu veux surtout te faire Peraihon, pour ta renommée."
"Répètes ?!"
Ces mots étaient un coup de poignard. Comment osait-il prétendre que Sirius était encore en quête de renommée alors que c'était lui-même qui avait renoncé à sa quête de gloire pour amener les autres ici ?! Le borgne était à deux doigts de se lever de rage, mais il savait pertinemment que ce genre de démonstration donnerait raison à l'humoran.
"J’suis pas en train de vous embobiner pour une question de gloire personnelle, Sirat. J’suis pas hypocrite à ce point !"
Il était à deux doigts d'en venir aux mains pour lui faire entendre raison, mais il prit Sibelle à part. Les deux s'écartèrent du groupe, laissant Heartless fulminant et Sinaëthin déboussolée. Qu'avaient-ils fait, jusque là, sinon gâcher du temps ? Du début de leurs messes basses, Sirius n'entendit que des bribes. Sirat s'était mis à parler de mages gris, du camp d'Oaxaca, de leur rapport, à quel point ils étaient proches, de l'inéluctabilité de la défaite. Dans un souffle, il lui fit la demande. Il comptait rejoindre le côté oaxien, mais il ne pouvait supporter l'idée de se séparer de la rousse. La combattante restait figée. Une statue de marbre, son visage tremblait, ses poings se serraient.
“Et pourtant, tu dois faire un choix… si tu rejoins Oaxaca, ce sera sans moi.”
"Je tente de sauver Yuimen et l’ordre établi."
Il la suppliait du regard de voir les choses à sa manière. Mais Sibelle, femme aux fortes convictions, jeta son sac au sol et se mit dans une position de combat.
“Tu n’aurais pas dû me sauver de ces chasseurs. Tu aurais dû me laisser mourir aux côtés de mon compagnon. Tue-moi donc immédiatement au lieu de me tuer à petit feu en te joignant à Oaxaca !”
Elle bondit sur le zélote, mais ce dernier l'évita d'un geste, sans riposter.
"Sibelle..."
Elle se redressa, fondit sur lui à nouveau.
"C’est donc ainsi, je reste éternellement incapable de me faire entendre."
Dans un cri de rage, l'hinïonne lui octroya un coup de poing au visage. Il l'encaissa, sa colère montant peu à peu.
"Cesse. Tout de suite."
Tout l'équipage avait les yeux rivés sur cette violente rupture, mais Heartless n'intervint pas. Cela ne servait à rien. Si même Sibelle ne pouvait pas le faire rester, il n'y avait rien à faire. Une perte complète de temps. Sinaëthin était prête à intervenir, mais Sirius la retint d'une main sur l'épaule.
"Elias," murmura Heartless. "Largue les amarres, on s'en va. Dis à Plagg de faire de même pour le bateau de Vandrak en le raccordant au nôtre, discrètement."
Sirat, capable de voir les coups dans les bribes du temps avant qu'ils ne l'atteignent, ne mit pas longtemps à bloquer Sibelle dans une clé de bras. Pendant cet instant de répit, ils se rendirent compte tous les deux que le Masamune commençait à s'éloigner du port. C'était un ultimatum. S'il voulait quitter le navire, qu'il le fasse sans attendre, au lieu d'envenimer davantage les pensées de Sibelle. L'humoran la relâcha. Il tenta de convaincre le reste du navire de son point de vue, sa voix emprunte d'une certaine tristesse. Non, Sirius était bien trop en colère contre lui pour écouter son petit numéro de prophète incompris.
"Vous ne voyez que la partie haute de l’iceberg. Nous devrions rester unis, ma solution est viable… mais peut-être pas pour tout le monde. Pas besoin de se battre maintenant. Des mages gris sont en train de prendre du pouvoir, ils sont puissants et dangereux. Ils ont déjà infiltré des villes comme Kendra-Kar, et cette guerre est une aubaine pour eux. Seule la magicienne à le pouvoir de les contrer. Je ne l’aime pas non plus, mais je fais ce sacrifice pour un bien ultérieur. Du moins c’est ce que je pense..."
D'un geste vif, il rejeta Sibelle vers le capitaine. Un pied posé sur le bord, il leur adressa à tous un dernier regard, et leur souhaita bon courage avant de sauter sur les quais. Un adieu étouffé par le chagrin échappa de Sibelle. Elle regarda la silhouette de l'humoran se faire de plus en plus mince, et le castel se faire plus petit dans l'horizon. Des loups hurlèrent, car le navire de Vandrak suivait le Masamune, mais que pouvaient-ils faire, sans embarcation digne de ce nom ?
Le Masamune avait repris les vagues. Un hippogriffe fendit le ciel, Sibelle voulait s'écarter de tout ceci, réfléchir seule, là-haut, à ce qu'il venait de se passer. Nildë, la chouette de Sinaëthin, l'accompagnait en silence, dans l'espoir qu'une présence muette puisse l'apaiser.
L'heure qui suivit fut animée par les discussion du marin et de l'archère. Elle voulait entendre les plans du pirate, mais il était à regret d'avouer qu'il n'en avait pas vraiment. Leurs effectifs étant réduits, il ne savait plus vraiment quoi faire, et ne pouvait que proposer ce qui était essentiellement des plans suicidaires avec un mince espoir de faire tourner les choses en leur faveur. Tout de même, elle l'écoutait. Jusque-là, même si elle semblait exaspérée par sa conduite la plupart du temps, Sinaëthin était la personne qui partageait le plus les convictions d'Heartless. Elle était peut-être juste plus ouverte d'esprit. "Perailhon n'a plus que des pirates superstitieux à ses ordres.", "J'ai de quoi mettre le feu à une flotte entière.", "Ils ne nous verront pas arriver.", autant d'affirmations qu'elle écoutait sans broncher. Elle réalisait sans doute plus qu'Heartless à quel point ses plans étaient du domaine de l'insensé. Mais, au moins, sa passion avait trouvé une oreille. Plus il parlait, plus il comprenait la bêtise dont il faisait preuve. Dont il avait fait preuve à maintes reprises au cours de sa vie.
"Mais bon, je sais, je sais. J’ai tendance à élaborer des plans cinglés. Je suis pas mauvais pour foutre le boxon, mais je sais que ça a tendance à vite virer à la débandade. Toi, tu serais prête à foutre la merde sur ce petit bout d’océan, quitte à y risquer la peau des fesses ?"
"Comment ça l'approche sous-marine que ce harpon permet ? Et comment comptais-tu jouer sur la superstition pour mettre ces mercenaire en déroute ? Du reste on pourrait effectivement rallier Oranan par les airs mais nous ne serions que deux ou trois pions de plus à défendre la cité et je préfère penser qu'il y a une meilleure façon de mettre nos pouvoir particuliers et compétences à profit..."
C'était presque un miracle qu'elle l'ait écouté jusqu'au bout. La patience de l'hinïonne semblait être à toute épreuve. C'était peut-être lié à la longévité de son espèce. Elle pouvait se permettre de se poser davantage qu'une humaine éphémère.
"Armés comme on l’est, on tiendrait pas vingt secondes si on tente de forcer un passage en force à l’ancienne. Comme je l’ai dit, les gars de Darhàm sont sans doute très superstitieux, comme tout marin qui se respecte... Tu verrais comment ce vieux bouc réagit à chaque fois qu’il entend le mot cor-"
Un couteau alla se planter juste à côté d'Heartless. Il se crispa et changea de position, tout en gardant un grand sourire.
"Je disais, il doit y avoir une légende ou deux qu’on pourrait mettre en pratique pour ficher la trouille à ces gaillards, ou alors quelque chose d’assez spectaculaire pour leur faire croire qu’ils ont perdu l’avantage... Tu penses pouvoir faire une Esswan Sessra convaincante ? J’veux dire, j’ai une partie de son bordel, et… beaucoup de teinture bleue."
"Esswan Sessra ?"
"Ah oui, euh, guerrière earionne légendaire, possible incarnation de Moura, tout ça. Rouquine, maintenant que j’y pense. Tsk, pas de bol."
"Ça ce n'est pas un problème."
Elle sortir une bague de sa besace. Lorsqu'elle l'enfila sur son annulaire, sa couleur de cheveux vira subitement au rouge éclatant. Sirius restait bouche bée tout le long de la transformation. Toujours sceptique, Silma le ramena à la réalité.
"Mais tu penses franchement que me voir apparaître rousse et la peau peinte en bleue suffirait à convaincre qui que ce soit de fuir le port ?"
"Mmmmh, non, non, mais ça peut être un bon début. Après tout, beaucoup de marins croient encore qu’un jour, la cité d’Antalyä émergera pour reconquérir les océans. Si on peut leur faire croire à une armée submergée, ils seront ptèt plus enclins à nous croire. Je t’ai déjà dit que t’étais pas mal en rouquine ?"
L'archère fit les gros yeux. Le compliment était innatendu. Elle s'y attendait encore moins que d'autres, en vérité, car elle n'était pas coutumière des compliments.
"Merci ?"
Sinaëthin n'avait vraisemblablement aucune idée de ce qu'elle était en train de faire pour Sirius Heartless. Elle ne se doutait peut-être pas qu'elle parlait à un homme qui s'était remis depuis peu d'une série d'échecs écrasants, qui avait désespérement tenté d'atteindre l'immortalité au point le plus bas de son existence, qui doutait encore de sa place au sein du monde et de son propre équipage. Le départ soudain de Sirat et la promesse d'une guerre sanglante pesaient sur son esprit. Le peu de temps qu'il passait à discuter de plans stupides et de stratégies invraisemblables avec Sinaëthin l'avait transporté à ses débuts. Plusieurs années auparavant, il faisait ce genre de plans insensés sur le Masamune, navire de sa jeunesse, devant Gallion Thunderhead, un marin bien plus expérimenté et cynique qu'il ne l'était.
Il était, en quelques sortes, revenu au point de départ. Et bien qu'il ait grandi de ses expériences passées, ses victoires comme ses innombrables échecs, c'était toujours ce genre de moments qui le définissait. Et avoir une oreille attentive pour l'écouter lui permettait de parler davantage, et en s'entendant parler, une partie inconsciente de lui se souvenait de ce qu'il aimait et de qui il était vraiment. Il était loin du rôle qu'il redoutait tant, celui d'une figure de proue pour la Confrérie d'Outremer, un projet fantasque qu'il avait lancé sans réfléchir, et duquel il se sentait désormais responsable. Il était juste Sirius Heartless, jeune marin stupide à la tête remplie d'idées et la bouche pleine de bêtises.
Il se leva de son siège et empoigna son trident.
"Bon. Tu sais quoi ? J’ai bien envie de tester ce joujou maintenant. Moi aussi, j’ai hâte de voir le résultat. La vieille chaloupe fera l’affaire. J’ai pas envie de courir le risque de couler le Masamune."
Heartless commanda à l'équipage de jeter l'ancre puis il se dirigea vers la chaloupe qui était suspendue d’un côté du navire. Il demanda à Iguru de la faire descendre et monta à son bord.
"Tu montes ou tu regardes ?"
"Couler le Masamune ?"
"Euh..."
Le pirate émit un petit rire gêné.
"Ouais, reste ici quand-même, au cas-où."
Heartless laissa descendre la chaloupe sur l’eau. Arrivé à une distance confortable de son bateau, il adressa un regard pas entièrement confiant à Sinaëthin puis, il inspira un grand coup. D’un large geste, il planta l’arme dans la barque même, mais rien ne se produisit dans l’immédiat. Sirius déglutit.
"J’dois le dire tout haut, c’est ça ?"
Le silence des vagues fut sa réponse. Il s’éclaircit la gorge.
"Bon, d’accord. Léviathan."
Rien. Il regarda autour de lui, confus, puis répéta avec plus d’ardeur.
"Léviathan !"
Toujours rien. Il passait pour un idiot. Dans sa frustration, il cria encore plus fort.
"LÉVIATHAN !!"
Il était cassé, ce machin, ou quoi ?
"LÉ-VIA-T-"
Soudain, il y eut comme un grondement de tonnerre, et d’énormes ailes transparentes, ou plutôt, des nageoires, jaillirent du bois. La coque de l’embarcation se distordait, et des craquements bruyants ne présageaient rien de bon quant à la suite. La chaloupe sembla se replier sur elle-même pour former une sorte de toit au-dessus d’elle. Une membrane épaisse, de composition semblable à celle des nageoires, entre chair et écume, recouvrir toute l’embarcation. Le trident, fermement planté, vit l’ondyria qui le composait se reformer, comme vivant. De nombreux pics bleus sortirent du manche, et dans un assaut liquide, se joignirent pour former ce qui ne pouvait être rien d’autre qu’une roue de gouverne. Ou plutôt, deux roues, comme pour signifier à l’avance que la chose sur laquelle il se trouvait était désormais capable d’un nouveau genre de mouvement. Alors que tout cela se déroulait sous le regard paniqué d’Heartless, la chaloupe transformée se mit à couler, et nul ne put discerner ce qu’il se tramait sous le fil de l’eau pendant plusieurs minutes.
C'était comme un autre monde. Il n'avait jamais vu sous la surface de l'eau avec une telle clarté, derrière la fine membrane qui le séparait d'une grande tasse salée. Il pouvait voir du bleu qui s'étendait à l'infini, il pouvait voir comme une substance, une épaisseur... Les bulles qui dansaient de manière presque hypnotisante. Il tourna le gouvernail en ondyria, d'abord vers le bas, puis vers la droite, et, conformément à ses attentes les plus folles, l'embarcation sous-marine plongea davantage et tanga vers la droite. Il put voir les poissons. Il les avait vus de manière trouble dans leur milieu naturel, mais il n'avait jamais pu voir leur nage dans un tel détail. Il trouva de la grâce dans quelque chose d'aussi mondain que le déplacement d'un banc d'anchois. Ce qu'il ressentit à cet instant, ce n'était pas seulement de la liberté. C'était comme un émerveillement révolté, un étonnement profond que ce monde-là avait toujours été à leur portée mais caché, secret. Seul un sang-pourpre ou un éarion pouvait voir la mer comme il la voyait en cet instant. Et ce n'était que la surface ? Qu'y avait-il au fond ? Il lui fallait lutter contre la curiosité qui l'envahissait alors, car il se sentait capable de passer des heures sous cette mer... calme. Oui, la dernière chose qu'il ressentit, la sensation qui resta après tout cela fut le calme. Au fond de l'océan se trouvait une sérénité à nulle autre pareille. Et dire qu'il avait toujours eu ça sous son nez...
Sur le navire, l'archère s'impatientait. Heartless n'était toujours pas remonté. Empruntant la forme d'un phoque nosvérien, elle plongea à sa rescousse. Lorsque les yeux de Sinaëthin s’habituèrent à son milieu, elle fut surprise par la disparition totale d’Heartless et de son étrange embarcation. Cela ne dura cependant qu’une demi-seconde car cette dernière perça la surface tel un dauphin en pleine plongée. Il semblait que la chaloupe avait bondi hors de l’eau au moment-même où elle avait sauté, et elle était désormais témoin de son retour à la mer salée. Elle put constater que Sirius était toujours à bord et qu’il contrôlait son nouveau gouvernail à l’aide de la double barre en ondyria. Derrière la membrane trouble mais transparente, elle put discerner un large sourire venant du borgne. La chaloupe fit plusieurs tours dans l’eau, et il semblait s’amuser comme un petit fou. Puis, après une bonne minute d’enfantillages, il revint à la surface, regardant son équipage accoudé au bastingage tout en riant à gorge déployée.
"Wahahahahaaa ! C’est trop bien ! C’est trop la classe ! Siiiin’, tu vois ça ?"
Heartless remonta à bord de son navire après avoir arraché le trident de la chaloupe. Celle-ci reprit doucement sa forme originelle et les membranes aqueuses se liquéfièrent, se mêlant à l’écume comme si elles n’avaient jamais pris forme.
"A y est, t’as touché le fond ?"
Heartless répondit comme si Elias ne venait pas de le railler.
"Bientôt, ouais ! Bientôt, je le toucherai ! Mais revenons à nos cochons."
Il s’approcha de Silma qui était en train de se sécher, plus enjoué que jamais. Un battement d'ailes et un bref obscurcissement signalèrent le retour de Sibelle qui reprit sa forme humaine et se posa sur le pont avec Nildë. Sa balade parmi les nuages semblait lui avoir changé les idées pour le moment. Sirius lui fit part des aboutissants de leur discussion, et des découvertes sur le Léviathan.
"Et toi, tu comptes faire quoi ?" demanda-t-il à la rousse.
“Je veux me rendre à Oranan par la voie des airs, je voudrais m’assurer que les civils sont protégés. Je pensais garder ma forme d’hippogriffe… avoir un cavalier serait plus facile de me faire passer pour une simple monture.”
Le borgne resta silencieux un instant. Les mains posées sur le bastingage, il se sentait impuissant d'arrêter l'hinïonne.
"Et pour Sirat ?"
Les cheveux de Sibelle passèrent devant ses yeux.
“Il croit que les mages gris constituent un pire danger qu’Oaxaca... et que elle seulement peut venir à bout de ceux-ci… Je ne crois en rien à cela.”
Elle avait dit l'essentiel. Son départ n'était plus qu'une question de minutes. Sinaëthin s'approcha à son tour du Wiehl. Elle avait pris une décision, à son tour. Elle comptait elle aussi quitter le Masamune, pour accomplir un rôle d'espionne et d'éclaireuse pour l'armée kendrane, une tâche bien plus adaptée à ses compétences. Heartless souffla alors qu’il s’adossait au bord du navire. Il n’était clairement pas enchanté par l’idée de Sinaëthin, mais il réalisait peu à peu que ses camarades ne partageaient pas ses plans. Au moins, ils agissaient par force de conviction.
"Pffff… T’as ptèt raison. Et pis, c’est pas comme si on pouvait contribuer à grand-chose à bord du Masamune. Bonne chance à toi, et à Sibelle. Je compte pas rejoindre Oranan tout de suite, mais j’espère qu’on s’y retrouvera."
Des adieux s'ensuivirent. Formels, sans grande émotion. Lorsque Silma prit son envol, Sirius fit un geste d’adieu. Il la regarda partir avec un sourire confiant, bien qu’un peu triste. Il ne savait pas grand-chose d'elle en fin de compte, ne l’ayant croisée que quelques fois à des occasions toutes plus singulières les unes que les autres, mais il était resté assez longtemps autour d’elle pour savoir qu’elle était une personne de principes et de volonté. Et surtout, elle lui avait prêté une oreille attentive. Cela lui suffisait.
Il avait demandé une faveur à Sibelle. Si elle venait à survoler le port ynorien, et qu'elle constatait la présence d'huile à la surface de l'eau, elle devait tenter d'y mettre le feu. Elle ne put rien promettre, et quelque part, c'était mieux ainsi. Car la demande d'Heartless impliquait une chose. Son navire était plein de matériaux inflammables. Si jamais il venait à être détruit, il les libérait dans la mer. Il voulait s'assurer qu'en cas d'échec, quelqu'un puisse s'assurer que le sacrifice de son navire ne soit pas vain. Elle lui proposa de rejoindre Oranan sur son dos, mais il déclina son offre. Il voulait encore tenter quelque chose. Il ne savait pas quoi exactement, mais il le tenterait. Il remarqua une insistance timide dans la manière que Sibelle avait de jeter des regards vers le haut du mât. Elle n'osait pas le dire, mais elle voulait sans doute faire ses adieux à Plagg. Sirius le fit descendre et les laissa tous les deux.
“La mer n’est pas pour moi. Je ne reviendrai pas, mais je ne vous oublierai pas.” déclara Sibelle avec un mélange de tristesse et de détermination, alors qu'elle commençait sa transformation en hippogriffe.
"Hé, t'as oublié ça !"
La main encore humaine de la rousse attrappa au vol le sucre d'orge qu'elle avait laissé à Heartless. Elle put constater qu'il l'avait lancé avec sa main droite, désormais guérie. Elle le rangea dans sa besace et acheva sa métamorphose. La bête majestueuse bondit et déploya ses ailes qui l'emmenèrent jusqu'à l'horizon.
Et Heartless dut tous les regarder partir. Sirat, Sinaëthin, Sibelle... C'était comme si une boule s'était formée dans sa poitrine. Il aurait aimé que cette alliance dure plus longtemps. Il y avait quelque chose chez ces gens-là, quelque chose qu'il ne ressentait pas souvent. Il avait l'impression d'avoir trouvé ses égaux, mais ils étaient partis si vite. Il se demanda si quelque part, tout cela était de sa faute, si c'était lui qui les avait tous repoussés sans s'en rendre compte.
Lorsque le castel ne fut plus qu'un lointain souvenir disparu de l'horizon, le capitaine se tourna vers le groupe de réfugiés. Son regard s'attarda sur Nani l'espace d'une seconde, mais il se détourna. Les adieux étaient inévitables, il ne voulait pas former d'attaches.
"Alors, euh... Prenez le bateau de Vandrak. On fera en sorte que vous arriviez à un port sûr et qu’on prenne soin de vous. Quelqu’un veut se dévouer pour les accompagner ?"
Contre toute attente ce fut Plagg qui se désigna.
"T'en fais pas pour moi, Heart', j'ai pas fait qu'la vigie toute ma vie." affirma-t-il non sans bomber le torse.
"Ouais mais... si jamais Sibelle revient, tu veux pas la revoir ?"
L'homme au teint sombre se mordit la lèvre, réprimant un rictus quelque peu amer.
"L'a dit qu'elle reviendrait plus."
"Elle l'a dit, ouais, ça veut pas dire qu'elle reviendra pas."
"Mon pote. Quand j'étais à Darhàm... j't'ai déjà raconté ça ?"
"Mec, je sais pas si tu te rends compte, mais tu racontes pas grand-chose en temps normal. La dernière fois qu'on a autant causé, on pouvait encore entendre ton accent varrockien. J'commence à croire qu'y va pleuvoir des vaches, bientôt."
"D'accord, la ferme. Tu vois, quand j'étais à Darhàm, y'avait cette fille. Parfaite, parfaite de partout, tu vois le genre ? La meuf, elle et moi, c'est quelque chose, on s'invente une vie, elle dit qu'elle va quitter la vie urbaine et qu'on partira ensemble, dans la campagne, un trou paumé, je sais pas où qu'on nous fera pas chier. Fallait juste que je l'attende. Elle avait des trucs à régler avant, à abandonner, même. "Attends-moi", qu'elle me dit, "Quand je reviendrai, on partira.", tût-tût, la clarinette."
Sa mine s'assombrit.
"Si j'l'attendais encore, on se s'rait jamais rencontrés, et je s'rais encore en train de dégueuler d'ce rhum infâme qu'ils servent dans les bordels à Darhàm. Hrm, à l'époque, si c'était pas elle et moi, c'était la fin du monde, j'pensais. Mais j''ai r'pris la mer, et l'monde est toujours là. Parfois faut savoir... quitter les autres. Et accepter qu'y nous quittent aussi."
Avec le départ de Plagg, Nani et du reste des femmes et enfants arrachés au castel Vandrak, il ne restait plus qu'Heartless, Elias, et Iguru à bord d'un Masamune plus silencieux que jamais. Sirius demeurait assis à même le pont. Il ne disait pas un mot, son regard était fixé sur l'horizon duquel venait de disparaître le petit voilier.
"Qu'est-ce qu'on fait maintenant, Sirius ?" demanda timidement Iguru.
Les jambes en tailleur, le borgne s'étira. Ces au-revoir sans garantie l'avaient drainé de son énergie habituelle.
"J'en sais rien, Ig. Est-ce que ça vaut toujours la peine d'essayer ?"
Le géant posa un doigt contre son menton. C'était son geste habituel lorsqu'il était plongé dans une profonde réflexion.
"Pour c'qu'on en sait, Mazhui est encore à Oranan. Si ça tourne mal..."
"Hmmm... Ouais, c'est vrai. Et pas que Mazhui. Y'a aussi le teg qui m'a appris les armes. T'imagines ? Vingt ans à pas savoir se servir d'une épée correctement, et c'est un gobelin qui t'apprends à le faire. C'est une ville marrante, en vrai."
Le soleil s'était complètement couché. Le Masamune n'était plus éclairé que par la lune et les étoiles. Le ciel de cette nuit-là était si clair qu'il n'y avait pas besoin d'allumer les torches.
"T'as déjà eu des amandes douces ?"
"Hm, ça m'dit rien."
"C'est euh, c'est comme des amandes, tu vois ? Sauf que c'est bourré de sucre roux et c'est enduit de chépaquoi. C'est super sucré, genre, trop sucré, au point que tu te dis "Putain, j'aime le sucre, mais j'aimerais presque qu'il y en ait moins là-dedans.", tu saisis ?"
"Oui, oui."
"C'est un peu dégueulasse au début. Comme j'ai dit, trop sucré. Mais ils t'en donnent un paquet, donc t'as forcément un moment où tu vas en croquer une deuxième. C'est, genre, la forme, elle te donne envie de gober, alors tu gobes. Et plus t'en bouffes, bah, moins tu sens le sucre. Et tu commences à sentir l'amande, et tu finis par te rendre compte que, merde, en fait c'est l'amande qui rend ça bon."
Une vague percuta la coque. Des gouttelettes jaillirent au-dessus du bord, puis revinrent à la mer.
"Ça a l'air pas mal, dit comme ça."
"Ouais, c'est super bon, en vrai. J'aurais pu devenir accro."
Le tangage du navire était une berceuse mélancolique qui échouait à leur faire oublier les enjeux de la terre ferme.
"Tu crois qu'on aura encore des amandes douces, s'ils prennent l'Ynorie ?"
"Peut-être. Rien n'est dit. Mais j'pense pas qu'elles auront le même goût."
Elias s'était joint aux autres après s'être assuré du bon cap.
"Moi, c'est le "coq au préjo" qui me rend dingue. La même chose, du coq qu'y font rôtir, sauf qu'ils ajoutent du sucre quelque part."
"Qu'est-ce qu'ils ont, les ynoriens, avec le sucre ?"
"Chépa. Z'aiment le suc'."
"Faudra leur demander, à l'occasion."
Sirius détacha enfin son regard de l'horizon. Il regarda brièvement la lune, puis les étoiles. Il se leva.
"Vous pouvez aller dormir, les gars. Je garde le cap."
"On fait quoi, du coup ?"
"On verra demain."
Le Masamune continua sa traversée à travers la nuit. Seul le vent du sud savait vers quoi il menait ces voiles bleues, sur cette mer incertaine.
(((Utilisation du sucre d'orge de Sibelle)))
XP : 2 (Conversations multiples) + 1 (Première expérience du bateau sous-marin).