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par Nam » mar. 7 mai 2019 14:41
C'est dans la brume du matin que la Dame de Soie leva l'ancre à l'heure prévue par le marchand Akino. Les hommes s'affairaient déjà sur le pont, les yeux hagards, n'ayant pas véritablement récupéré de la veille après une longue et dure journée de manutention. L'opacité de l'air et la météo maussade qui allait suivre s'accorderaient parfaitement avec l'humeur générale de l'équipage et ne feraient rien pour l'améliorer. Comme de nombreux collègues, Nam fut affecté comme rameur le temps de sortir le navire du port. Il sentait que ses bras avaient bien travaillé la veille mais il se sentait en bonne forme, grâce à une hygiène de vie correcte ces derniers mois. Une véritable chance car les hommes autour de lui faisaient pâle figure. En silence, ils grommelaient tour à tour, pestaient dans leur barbe et leurs arcades sourcilières dessinaient un angle courroucé. Une fois sorti du port malgré le dense brouillard, on avait donné à Nam un poste de marin au niveau du pont. On l'avait jugé bien trop lourd pour être gabier, aussi se contenterait-il de manœuvres plus basses dans la voilure.
L'état de Dae-Ho ne s'était pas franchement amélioré. Si le vague repos qu'il avait eu dans l'une des chambres étroites du "Wok Siffleur" lui avait fait du bien, son dos restait en parfait chantier. Impossible pour lui d'effectuer la moindre tâche demandant force ou souplesse. Aussi, était-il parfaitement inutile dans les manœuvres nautiques qui exigeaient déjà un effectif bien plus conséquent que celui présent à bord de la Dame de Soie. L'homme continuait de grimacer et se contenait de toutes ses forces pour ne pas gémir quand son dos le trahissait. Il profita de sa fin de quart pour parler au marchand Akino. Ce dernier restait sous le pare-soleil, parfaitement inutile en cet instant, et consultait son livre de compte.
- Ma foi, les bénéfices engrangés seront tout à fait respectables, dit-il avec une pointe d'avidité sur la langue. A condition que nous arrivions à l'heure. Et cette purée de pois ne nous faciliteras pas la tâche... Il va falloir augmenter la cadence.
- M'sieur Akino, l'interrompit Dae-Ho?
- L'accès au gaillard d'arrière est strictement réservé aux officiers ! Foutez-moi le camp et retournez travailler !
- Je n'sollicite audience que pour une minute, Monsieur !
- Mon temps est plus précieux que celui d'un misérable fumiste dans votre genre ! Je suis sûr que vous avez inventé cette histoire de mal de dos pour ne pas travailler et être payé à ne rien faire. Et bien sachez que chez moi, c'est non. Sur ce navire, les gens méritent leur salaire.
- Par pitié, M'sieur Akino, laissez-moi d'venir l'assistant du cuisto le temps qu'mon dos s'remette. J'me débrouillerai bien, j'le jure !
- J'ai besoin de bras pour manier ce bâtiment, pas pour décortiquer des crevettes ! Le coq peut très bien remplir son office tout seul. Maintenant, je ne le répéterai plus : foutez-moi le camp.
A la mine dépitée de Dae-Ho, Nam su que le camarade n'avait pas fait mouche et que le marchand avait décliné sa proposition. Les quelques jours en mer qui les attendraient seraient sûrement plus pénible pour le blessé que pour quiconque. Seulement, Nam n'imaginait pas encore à quel point.
Au troisième jour, la brume laissa place à une pluie fine qui devint de plus en plus cinglante au fil des heures, trempant le pont et ses occupant. Certes l'eau était rafraîchissante, surtout sous les coups de midi, mais après des heures d'humidité absolue aggravée par un vent à décorner un buffle, l'expérience en devenait franchement désagréable. Dae-Ho semblait sur le point de vaciller dans l'inconscience et obligé de manœuvrer comme les autres. Plusieurs fois, un bout lui glissa entre les mains et il chuta à maintes reprises sur le pont glissant. Du gaillard d'arrière, le marchand et ses gardes du corps s'étaient couverts de vêtements étanches. Akino utilisa sa main droite pour tirer son col vers le haut de son visage, pour mieux se protéger des quelques gouttes qui pouvait l'attendre sous le pare-soleil, malmené par les rafales. D'un œil rapace, il scrutait la scène avec une exaspération difficilement contenue. Le climat capricieux lui empêchait toutefois de faire ses remontrances comme il l'aurait souhaité.