La Grande Traversée - 16
L’Ogre ne tarda guère à trouver la boutique de Neridan dans les détours obscurs de ce quartier mal fréquenté. Aussitôt la porte passée, un sindel borgne au visage plein de cicatrices affreuses et à qui il manque un bras l’accueillit avec… une curieuse hospitalité, rare dans ce pays de cinglés pédants. Gurth s’exécuta lorsqu’il lui demanda de le suivre dans une seconde pièce, bien moins conventionnelle que la première, remplie de grimoires obscurs, de matériel d’arcanes noirs. Un vendeur bien louche, en soi. Précisément ce qu’il cherchait pour sa mission en ces bas-lieux. Sans un mot, jusque-là, le Von Lasch attendit la classique question commerçante pour prendre la parole d’un air sombre :
« Inutile de perdre mon temps en circonvolutions : je suis envoyé ici par la Dirigeante de la Garde Militaire de cette cité pour enquêter sur un trafic d’armes en ces bas-quartiers. Mes pas m’ont mené jusqu’ici, votre nom ayant filtré lors de mes interrogatoires. Je pense que vous pourriez être impliqué. Je n’ai aucune aspiration à l’ordre, ni aucune fidélité envers ma commissionnaire. Je ne sers que le chaos, auquel profite cette vente d’armes illégales. Mon souhait, Ser Neridan, est d’en apprendre le plus possible sur ces trafics pour en assurer la continuité, et de dénicher quelque pigeon embarrassant à lui livrer comme responsable fantoche… Même si j’ai déjà une piste pour l’un de vos… revendeurs. Je suis persuadé que nous pouvons trouver un terrain d’entente… »
Soupçonneux, il n’avoua pas directement être impliqué, utilisant un conditionnel de circonstance dans ses propos qui suivirent. Au lieu de répondre, donc, il demanda ce qu’il pouvait avoir en échange de sa collaboration. Gurth le fixa intensément de ses yeux livides.
« C'est simple : la possibilité de couvrir officiellement votre trafic en mettant dans mon rapport une autre personne à sa tête. Un rival, peut-être ? Quelqu'un que vous n'appréciez pas. Votre chance, c'est que c'est à moi que cette enquête a été confiée : quelques manipulations pourront jouer largement en votre faveur. Si vous n'allez pas dans mon sens, Ser, je n'aurai d'autre résultat à donner que ceux que j'ai actuellement... Et qui mènent à vous. »
L’elfe sembla amusé par les mots du fanatique des dieux sombres, et balaya son offre en argumentant le manque de preuve et l’inutilité de son aide au vu du trafic actuellement bien en cours et sans anicroche. Les sourcils broussailleux de l’obèse se froncèrent. Nediran n’était pas né de la dernière pluie. Il dévia la conversation en évoquant les talents de Gurth, et en lui demandant ce qu’il connaissait du Dirigeant de la ville de Nessima. Et ça le crispa un peu plus encore : il n’en connaissait pas même le nom. Acceptant l’invitation de l’elfe à un bras de s’asseoir, il répondit :
« Je ne souhaite pas vous menacer, je soulignais juste votre chance : cette opportunité que je vous offre. Les sombres côtés de votre déesse-mère ressemblent fortement à ceux que je vénère moi-même. Quant au dirigeant de la ville, je crains n'en rien connaître. Et quels talents rechercheriez-vous chez moi ? »
Il commença à répondre sur le sujet de la divine, précisant qu’elle était plus l’équilibre entre le blanc et le noir plutôt que ces deux visages à la fois. Gurth avait pourtant vu la statue sombre de la déesse, le prêtre aux affinités aussi obscures que les siennes. Ce n’était que divagations théologiques dont il n’avait pas vraiment cure : il savait quels étaient ses dieux, à lui. Et sa foi leur était acquise. Il pesta juste de s’être trompé en parlant de ce qu’il ne connaissait que trop peu. Neridan croisa alors les mains et alla alors dans le sens d’une proposition. Sans cacher son but, le meurtre du général à la tête de la cité de Nessima, il demanda à Gurth s’il possédait une chose : armes, forces ou opportunité. En tant que simple humain dans une cité martiale sindel, qu’espérait-il de lui ? Il répondit, un peu sur la défensive :
« Des armes... Ne les avez-vous pas déjà via ce trafic ? De force, je ne peux offrir que la mienne, et mes pouvoirs sombres. D'opportunité, je pourrais vous en donner, si vous m'aiguilliez. L'on parle d'une guerre en approche, une guerre ciblant votre cité, menée par les elfes du désert et d'étranges alliés. N'est-ce pas une opportunité suffisante pour faire sortir le loup de sa tanière ? »
Rageur, Neridan souligna vouloir débarrasser son peuple d’un dirigeant corrompu et méprisant. Il précisa que Sylënn allait aussi globalement dans ce sens, même si elle n’approuverait pas directement la méthode qu’il proposa alors : le meurtre. Il accepta l’idée de la guerre, de la bataille arrivant comme opportunité pour agir, mais précisa qu’il faudrait réduire son escorte et infiltrer ses rangs. Gurth doutait, si le général était si fier, qu’il puisse directement rejoindre ses rangs. Il répondit néanmoins :
« Je peux aisément obtenir les informations découvertes par les aventuriers embauchés par Dame Tar'Thinel. Nul doute qu'ils ont eu l'opportunité de farfouiller en ce sens : elle en sait sans doute beaucoup elle-même. Mais il me faudrait du grain à moudre pour son moulin si elle doit pouvoir me faire confiance. Sous-entendre que ce général serait impliqué dans le trafic, pour la faire douter ? Porter l'opprobre sur ses gardes les plus proches, via des preuves fabriquées ? Je veux bien porter ce projet, Ser Neridan, mais il faut que vous m'épauliez. Et au moment d'agir, je serai là pour semer chaos et confusion. Peut-être même pour porter le coup de dague final à ce général... »
Il affirma que les preuves seraient aisées à trouver, souriant d’un air malicieux. Se moquait-il du prêtre noir ? Et il le pressait en même temps, précisant la rapidité et la discrétion nécessaires pour la mission. Gurth grommela :
« Pas difficiles à trouver ? Que voulez-vous dire ? Plus vite j'aurai des réponses claires, plus vite je pourrai m'acharner à ma tâche. »
Il annonça que la manipulation et les menaces faisaient souvent l’affaire. L’adorateur des dieux de l’ombre ne savait pas bien où il voulait en venir avec cette remarque. Il précisa aussi à Gurth de ne pas s’inquiéter pour les preuves accablant les soldats directs du Général, qu’il n’aurait pas à s’en soucier. Ça au moins, c’était une bonne chose.
« Bien. Tenez-vous prêt. Vous aurez de mes nouvelles. »
Il était ravi de l’apprendre. Sans épilogue flagorneur ni même poli, Gurth leva son pesant séant et s’en alla de la boutique : direction la Garde Militaire pour rapporter ce qu’il avait mis en place à Sylënn. La pauvre… Être ainsi entraînée sans le savoir dans un complot qui pouvait l’arranger… C’était gratifiant.