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Les semaines s’enchaînent. Les saisons passent sur la cité pirate. De l’été étouffant qui soulève des odeurs insoutenables nous passons à l’hiver, à ses vents glacés qui gèlent les dalles du port et transforme la baie en banquise par les jours de grand froid. Le chantier sur La Baliste est sur le point de se terminer, le capitaine parle en jours. Quinze jours a-t-il insisté aujourd’hui devant la moue du chef des charpentiers. Nous avons largement eu le temps de nous préparer au départ et les esprits commencent à s’échauffer. Impatients de reprendre la mer. Nous avons déjà récupéré une partie de l’argent revendu grâce au receleur. Nous devons encore faire le plein de vivres mais les armes, munitions et les divers accessoires qui nous seront utiles pendant le voyage sont déjà prêts à être chargés. Laeten ne m’a pas redit un mot au sujet de mon plan mais les regards noirs que me lance cet idiot de Sang Pourpre me laissent croire qu’il tient toujours. Malaggar m’a donné les derniers conseils possibles sur la façon de gérer la comptabilité au sein d’un navire pirate. Surtout ne pas se tromper dans la répartition des parts m’avait-il soufflé comme dernier conseil avec un mince sourire.
Il n’y a pas eu d’autres incidents en ville depuis l’assassinat du sans abri. Ni corbeaux, ni visions. Mon temps libre se divise entre mon entrainement au sabre, des recherches sur les fluides magiques et sur les différentes pièces d’armure que je portais dans ma vision. Les images étaient si claires que chacune sont ancrées dans mon esprit. La lame, le bouclier, mon armure, ma cape, le pendentif et la bague. Hélas, les ouvrages sur les pendentifs à tête de corbeau ou les anneaux sertis d’une pierre sombre manquent dans la bibliothèque de La Baliste et du Mat d’Or. Quant à mettre la main sur un autre livre dans cette cité d’illettrés sans pouvoir approcher les têtes pensantes sans avoir plus d’influence, c’est peine perdue. Hors de question de retourner dans cette boutique magique évidemment. Il reste éventuellement un endroit où je pourrais trouver des réponses et c’est justement l’endroit où j’ai décidé de me diriger. Je me dois donc, encore, de traverser ces ruelles immondes qui ne manquent pas de me mettre d’humeur maussade. Une bonne purge, voilà ce qu’il faut dans cette ville. Elle gagnerait à avoir moins de misère. Ces clochards n’apportent rien d’autres que de la saleté, des maladies, des mauvaises odeurs. Je pousse du pied sans ménagement l’un d’eux qui essaie de m’attraper la jambe pour me quémander quelques piécettes.
" Tu n’as qu’à traverser la rue pour te rendre au port et trouver un travail ! Fainéant ! "
Je m’en veux presque de lui avoir accordé de la salive. Il ne la mérite même pas ! Il n’est rien. Ils ne sont rien. Rien d’autre que des parasites !
Je reconnais le temple grâce à la vue que j’en ai eu des remparts lors de ma visite guidée et heureusement car rien ne m’aurait indiqué que ceci est un temple à la gloire de mon si grand Dieu de la mort. Perdu dans une ruelle, une simple habitation de pierre à la porte noire. Ma colère monte d’un cran. Comparé à celui de Moura, c’est presque une insulte ! Il mériterait de s’élever au-dessus de toutes les autres bâtisses minables aux alentours ! Sa porte devrait être immense, ornée de crânes, de sculptures de corbeaux ! Nous devrions pouvoir la comparer aux portes de l’enfer elle-même ! Mais non ! Non ! Ce n’est qu’une simple porte sans ornement, ni même indications qu’il s’agit du temple du grand Phaïtos. Un bout de bois noir qui donne sur une masure abîmée. Ravalant ma colère, je pousse doucement la porte qui s’ouvre dans un grincement qui me fait frémir. Elle donne, à ma grande surprise, sur un escalier. Je m’attendais presque à trouver une pièce miteuse avec un pauvre autel en ruine. En fait, je m’attendais à ce que ce temple soit une ruine abandonnée. Il n’en est rien. Les marches m’amènent dans les profondeurs de la cité portuaire, éclairés par une lueur blafarde, pâle. Juste assez suffisante pour voir les pierres sombres sur lesquelles je pose les pieds. Ma mauvaise humeur s’atténue au fur et à mesure de ma descente. Peu à peu, je découvre ce que cette ridicule masure dissimule. Une crypte où l’obscurité est omniprésente. Creusée dans une roche obscure, soutenue par des arches aux décors funèbres. Illustrations des reliques et des représentations de Phaïtos. Mais tout ça ce n’est rien face à ce qui trône au centre de l’immense crypte. Au-dessus d’un autel de pierre sombre s’élève une statue de corbeau prenant son envol. Une sculpture majestueuse au regard rubis. Un regard qui me transperce. Je me mets immédiatement à genoux. Je me prosterne jusqu’à ce qu’on mon front touche la pierre humide et froide. Je reste un instant ainsi. Priant en silence Phaïtos, le remerciant de m’avoir montré et guidé vers ce lieu.
" Ooooooh. "
Le gémissement me fait relever la tête. Mêlé de surprise et d’intérêt, profonde et roque. Elle me saisit au cœur comme une vibration inquiétante. Il provient d’un vieil homme au visage translucide tant il est maigre et sans doute privé de soleil. Il porte une longue robe noire à capuche, rabattue sur ses cheveux blancs. Grand, fin, les doigts longs comme des branches de bouleau. Il y tient un corbeau d’onyx qu’il caresse de gestes saccadés. Je comprends sans mal qu’il s’agit du prêtre dédié à ce lieu. Ma tête s’incline à nouveau, témoignant mon respect qui reste évidemment moins grand que celui que j’offre au gardien des enfers. Son visage se fendille d’un sourire inquiétant, révélant des dents aux couleurs de sa peau. Il s’approche. Sa démarche me fait penser à celle d’un esprit, sa longue robe recouvrant ses pieds, j’ai l’impression qu’il glisse jusqu’à moi. Il pose sa main squelettique sur mon crâne en inspirant profondément. Je reste immobile, inquiet mais pas menacé. Une minute passe et le silence est toujours profondément installé. Dérangé uniquement par le bruit d’une goutte d’eau qui vient frapper le sol de manière lente et régulière.
" Vous venez chercher quelque chose ici… " Prononce-t-il de sa voix qui me fait trembler les os.
" Qu’est-ce ? "
Il retire sa main glacée de mon crâne pour la placer sous mon menton, m’invitant à me relever. J’accompagne son mouvement pour me mettre debout. Je lève encore mes yeux vers les siens qui semblent être ouvert depuis un million d’année tant ils sont ternes.
" J’ai eu une vision où je me suis aperçu au commandement d’une grande armée, mettant feu à Darhàm. Ma vision était enfumée, je pouvais apercevoir les bâtiments en flammes, les habitants qui voulaient fuir mais certaines choses étaient limpides. La tenue que je portais par exemple. "
Il se frotte le menton avant de se retourner pour s’approcher de l’autel.
" Une armure sombre, un large bouclier, une lame rouge de sang, une cape en lambeau, un pendentif à crâne de corbeau et un anneau sertie d’une pierre sombre. Je… "
Il me coupe la parole, précisant que si je venais chercher ces objets ici, je ne les trouverais pas. Qu’il existe de nombreuses armes et armures qui pourrait coller à cette description mais que si elles me sont apparues dans une vision c’est qu’elles sont bien plus spéciales que je ne le pense. C’est bien pour ça que je suis ici. Pour en apprendre d’avantage.
" Je ne demande qu’à comprendre vers où Phaïtos veut me guider. "
Il darde brutalement son regard vers moi. Je baisse le regard tandis qu’il glisse à nouveau sur le sol pour s’approcher, me jaugeant de haut en bas avant de déclarer.
" Moi aussi j’ai eu une vision. D’un homme qui se tient là où vous êtes en ce moment. Seulement il ne s’agissait pas de vous. "
Précise-t-il en décelant probablement mon enthousiasme.
" Il s’agissait d’un homme grand mais mince aux yeux dénués de couleurs. Les cheveux sombres. Le visage déformé avec une cicatrice lui encerclant le cou. Autour de celui-ci pendait d’ailleurs le pendentif à tête de corbeau dont vous venez de parler. "
Il approche sa main de ma gorge, la prenant délicatement sans la serrer.
" Sans doute vous prenez vous pour un élu, à qui Phaïtos donnerait ses précieuses visions, des indications, des chemins à suivre pour devenir une sorte de… champion. "
Je reste figé, incapable de bouger, immobilisé par la terreur que m’inspire à la fois ce prêtre mais aussi le discours qu’il tient.
" Phaïtos ne choisit pas d’élu. Il repère des hommes et des femmes hors du commun, prêt à tout pour le servir certes. Mais il ne leur accorde des faveurs que quand ils ont fait leurs preuves d’eux même. "
Sa main quitte mon cou alors que son ton se fait plus colérique, il donne une tape sur mon torse alors que je l’aperçois faire un signe de tête derrière moi. Je sens l’instant d’après deux hommes me saisir les bras, si brutalement et avec une telle force que je décolle du sol. Je n’arrive même pas à ouvrir la bouche tant la terreur me fige. Le prêtre poursuit, colérique, presque haineux.
" Mais êtes-vous seulement digne de fouler de vos pieds le sol de ce temple ?! De citer le nom de notre gardien des Enfers. "
Il s’approche à nouveau, vole de ma poche la fiole contenant le liquide obscur en poursuivant.
" De porter sur vous un fluide élémentaire permettant de vous servir de la magie noir, propre à Phaïtos et son frère ? "
J’essaie de prononcer une réponse, que c’était une question que j’avais à lui poser mais je ne parviens qu’à bégayer quelques mots incompréhensibles.
" Etes-vous seulement capable de l’absorber sans défaillir ?! Si c’est le cas, je vous aiderais mais sinon, vous serez sacrifié sur cette autel ! "
Il se met de côté tandis que ses acolytes me transporte vers l’autel, m’allongeant dessus sans aucune retenue, l’un me maintient les épaules alors que l’autre me tient les pieds même si pour l’instant, je suis toujours incapable de réagir. Mes yeux sont pointés sur la statue de corbeau qui s’envole juste au-dessus de moi. Mon cœur palpite à m’en soulever la peau, ma respiration s’accélère. Le visage blafard du prêtre s’interpose. Je l’aperçois déboucher la fiole alors que la substance à l’intérieur semble s’agiter. Il verse ensuite le contenu sur moi mais le liquide change d’état. Il se fait plus volatile, gazeux, devenant une ombre qui lévite entre la fiole et mon visage. Cela dure un court instant où nous semblons nous observer avant que soudainement l’ombre pénètre mon nez. Je sens un vent glacé s’infiltrer dans mes narines, un froid me faisant penser à la mort elle-même. Je sens la substance descendre le long de ma gorge, l’impression qu’une main saisit mes poumons pour les empêcher de fonctionner. Ma vue se teinte d’un voile noire alors que ma langue et mes lèvres s’assèchent pour tomber en poussière. Mais malgré la sensation de peur, de douleur, de froid, je me sens aussi imprégné de puissance. Le sentiment de me renforcer fait vite place à celui de mourir. Je parviens enfin à réagir, à bouger mes doigts, le halètement s’atténue. La terreur disparaît pour faire place à une vive excitation. Celle de revivre cet instant, ce sentiment d’abondance de force, de pouvoir inexplicable qui peu à peu s’approprie chaque partie de moi pour se faire moins présente.
Alors que je devrais ressentir une haine vivace à l’encontre du prêtre, je ressens un sentiment de reconnaissance tandis que son visage s’apaise pour m’offrir à nouveau se rictus inquiétant. Je sens la pression sur mes épaules et mes chevilles disparaître. Quand je me redresse pour me mettre assis je n’aperçois plus personne. Ni acolytes, ni serviteurs du temple, ni même d’autres adorateurs de Phaïtos présent. Le prêtre m’invite d’un geste à quitter l’autel. J’obéis, me place face à lui et avant même que je n’ouvre la bouche il prend la parole.
" Ce que vous avez décrit pourrait être ce qu’on appelle des reliques. Equipements de défunts ayant eu une existence héroïque ou dons divins. Il en existe un nombre incalculable. Dissimulées dans les profondeurs de la terre ou de l’océan. Gardés par des créatures à la puissance incommensurable ou tout simplement perdue par son ancien propriétaire. Je ne connais pas l’existence de toutes et encore moins leurs emplacement. Néanmoins, l’anneau serti de pierre sombre me rappelle une légende que j’ai appris il y a fort longtemps. "
Il se tourne vers le corbeau aux yeux rubis, se racle la gorge et poursuit son monologue.
" Un jour, Thimoros aurait versé une larme et Phaïtos l’aurait conservé dans une pierre et sertie sur un anneau d’argent et d’olath. Il l’aurait ensuite envoyé sur Yuimen pour démontrer que personne n’est infaillible. Même les dieux. "
Il se tourne à nouveau vers moi, répétant ces derniers mots avant d’incliner la tête et de m’indiquer d’un geste la sortie.
" Je n’ai rien d’autre à vous dire. "
J’incline la tête et quitte le temple sans la moindre rancune pour ce prêtre qui m’a permis de découvrir une nouvelle part d’ombre enfouie en moi et la façon de la renforcer. C’est donc avec un sourire ravi, encore frémissant de ce que je viens de vivre, que je remonte les marches sombres pour retrouver la surface.
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