<-
Suspect
Je reste un petit moment sur le pan de la taverne, mains dans les poches, fixant le ciel un peu plus dégagé que la veille, le vent humide soufflant dans mes cheveux à peine remis de la douche d’hier. L’humidité ambiante pèse encore après l’orage nocturne et il est difficile de trouver un chemin qui ne soit pas encore envahi de boue. Un peu plus loin, sur les docks visibles depuis la taverne les différents pavillons amarrés témoignent de l’agitation habituelle qui règne dans une nouvelle journée à Darhàm. On y voit, au loin, les dockers et autres marins se déplacer dans tous les sens autour des navires comme une colonie de fourmis s’occupant de sa reine. Un navire se démarque dans cet environnement, un trois-mâts noir est à côté des autres, comme une tache d’encre au milieu d’une peinture, vide de toutes activités. Je me désintéresse de cette agitation, tourne la tête vers ma direction, prend une grande inspiration et me lance.
Si Meredith m’a indiqué le bon chemin, je vais devoir repasser par la ruelle que j’ai empruntée la nuit dernière pour arriver ici. J’avance à grands pas décidés, à cette heure de la journée les rues ne sont pas encore vides et je dépasse plusieurs marins, marchands, mercenaires et autres vauriens qui errent à leurs occupations, discutant entre eux sans vraiment chercher à dissimuler leurs discussions aux autres. Plusieurs mendiants aussi, mais au bout d’un moment, dans cette ville, on n’y fait plus vraiment attention, ils sont autant des éléments tenaces du décor que les maisons de passes, les tavernes et l’odeur de la mer, qu’ils arrivent à empuantir d’une odeur rance de vomi et d’alcool. Pourtant je n’en perds pas un du regard lorsque je les croise, après les deux dernières tentatives d’assassinat dont j’étais la cible, je ne me sens plus vraiment en capacité d’ignorer les risques qui pèsent sur moi. Évidemment aucun d’entre eux ne semble être une menace particulière, mais mieux vaut être sûr, pour l’instant je n’ai jamais été agressé en pleine journée. En tout cas pas de manière volontaire.
Lorsque j’arrive à coin précis de la ruelle, une tache de sang encore visible sur une façade me renvoi à un flashback soudain qui me remontre le corps s’envolant pour atterrir à mes pieds, déchiqueté. Il n’est plus là, ni les deux autres qui l’accompagnaient la nuit passée. Un léger frisson me parcourt l’échine mais je continue d’avancer comme si de rien n’était, doublant une autre tâche de sang laissé par le carreau d’arbalète qui a transpercé le crâne du premier assassin. Un petit bout anecdotique de ma discussion d’hier soir avec le capitaine Kendran me revient en mémoire.
(C’est vrai ça, où disparaissent tous ces cadavres ?)
Je grimace légèrement en repensant plus largement à mon échange avec le capitaine Wibberich, il va me falloir trouver une autre façon d’atteindre ma cible, ou alors trouver un moyen de le forcer à accepter mon aide. Je me perds en réflexion, hésitant sur toutes les options qui s’ouvrent à moi, serait-ce mieux de gagner un peu plus sa confiance, ou juste continuer à l’espionner jusqu’à ce qu’il se trahisse lui-même.
Je marche en regardant mes pieds, essayant d’être le plus discret possible. Je jette de temps en temps de léger regard derrière moi, essayant de repérer une figure que je reconnaitrais. Je sais que ce J. qui m’espionne a décidé que nous devions nous rencontrer, mais je ne compte pas le laisser me tomber dessus comme ça. Au moins ma tenue habituelle me permet de me fondre plus facilement dans la foule. Un peu trop facilement. C’est alors que je remarque finalement l’absence du poids indésirable qui pèse habituellement sur une de mes épaules, le corbeau ne m’a pas rejoint à la sortie de la taverne comme il fait habituellement. Maintenant que je m’en souviens, il a disparu après avoir attaqué un des trois bandits qui voulait me faire la peau…
Je n’aurais pas à m’interroger plus sur son absence, je manque de rater la rue dans laquelle se trouve la boutique que je cherche. Étriqué et sombre, il est facile de passer à côté sans se rendre compte qu’elle est là. Lorsque j’y pénètre, les ombres se font écrasantes, éclipsant presque la lueur du soleil, et l’odeur de la mer est diluée dans les effluves soudainement plus tenaces de détritus et de crasse. Certains individus à l’air louche son adossé au mur, me regardent passer avec un air intrigué mais se désintéressent bien vite de moi lorsqu’ils comprennent que je ne suis pas venu pour eux. D’autres sont simplement inanimés au sol, mort ou ivre, je ne perdrais pas de temps à une analyse plus poussée. Plusieurs rats courts entre mes jambes pour rejoindre des petits trous dans les murs des bâtisses qui encadrent la ruelle. Je remarque la boutique uniquement à la pancarte qui est posée devant, usée et abîmée par l’usure du temps et de l’air marin, sans elle je serais sans doute passé à côté de cette maison à l’air délabré qui pourrait bien être abandonnée depuis une bonne dizaine d’années. Meredith m’a assuré que la boutique devait être ouverte aujourd’hui mais j’ai du mal à y croire maintenant que je suis devant. Pourtant en m’approchant des volets fermés, je peux apercevoir une fine lumière qui filtre depuis l’autre côté et il me semble également pouvoir distinguer les voix de deux personnes en pleine discussion.
Je réajuste ma veste sur mes épaules, mon tricorne sur mes cheveux, et toque trois fois à la porte. Aucune réponse. Je me décide à pousser la porte et j’entre dans la demeure. Parfois dans Darhàm, la façade extérieure des bâtiments n’a rien à dissimuler, et d’autre fois, elle est un véritable maquillage pour les activités, légales ou non, qu’elles abritent. J’ai l’impression d’avoir été transporté en dehors de la ville pirate en entrant dans ce commerce tant l’ambiance y est étrangère. Je plisse les yeux un moment devant la vive lumière de la boutique qui détonne avec l’obscurité de la ruelle qu’elle habite. Lorsque je m’habitue finalement à l’intense luminosité produite par un nombre incalculable de lampions dispersés aux quatre coins de ce commerce, je remarque alors à quel point cet endroit est mystérieux. En dehors du fluide d’eau que je pouvais manipuler naturellement durant mon âge d’or de piraterie, je ne me suis jamais trop intéressé à la magie, bien que j’aie croisé tout type de mages, prêtres et autres charlatans au cours de ma vie. Au final, magie ou pas, un sabre qui vous éventre ou une dague en travers de la gorge règlent tout aussi bien les problèmes. Mais cela ne m’empêche pas d’être curieux, si j’ai un jour l’occasion de me venger je ne reculerais devant rien, enfin presque.
Partout où je pose les yeux, une nouvelle question émerge dans mon esprit. Je passe devant des bocaux aux contenus aussi intrigant que des plantes que je n’ai jamais vu, des morceaux d’anatomie animale plus ou moins bien conservés ou encore des liquides associant des mélanges textures/couleurs parfaitement étranger. Sur une autre étagère sont alignées plusieurs bouteilles contenant des bouteilles de fluides magiques, tourbillonnant dans leur récipient de manière hypnotique. Un imperceptible tic nerveux crispe mon visage lorsque je repère les fioles de fluides obscures, mais je remarque qu’il y en a bien moins de disponible par rapport à celle des autres types. J’ignore la désagréable sensation qui se réveille dans mes veines et continue mon exploration de la boutique. Dans les airs flottent différents objets aux formes multiples et variées sans que je sois réellement capable de les identifier. Adossée à un mur, une immense étagère semble crouler sous le poids des années et des parchemins qu’elle contient, j’ai du mal à croire qu’une telle somme de savoir puisse se retrouver dans une ville comme celle-ci. Le long d’un mur de nombreuses étagères abritent des bijoux, amulettes et autres baguettes de toutes les formes et origines possibles. De l’autre côté pendent d’un grand meuble des robes, chapeaux et autres capes qui forment la parfaite panoplie du magicien.
Lorsque je m’approche du bureau, je tombe sur les deux personnes que j’entendais discuter à voix haute depuis l’extérieur de la boutique, je n’arrive pas à distinguer exactement ce qu’ils disent mais leur discussion a l’air plutôt agitée. Celui de l’autre côté de la table m’est parfaitement inconnu, l’autre qui me fait dos par contre … M’entendant approcher les deux individus se tournent vers moi. Je reconnais les traits que j’ai déjà croisés deux fois. L’homme qui se retourne vers moi semble toujours être bloqué entre deux âges. Le disciple de Phaïtos que j’ai déjà croisé dans le temple de sa divinité et dans la boutique de l’elfe noire finit par me reconnaitre et ses traits maussades se transforment en un petit sourire qui déforme sa barbe de trois jours et les rides de ses joues. Il semble avoir eu la décence d’arranger la tignasse grisonnante qu’il porte sur la tête, qui contraste avec son front dénué de tous plis.
« Ah, un codisciple de notre dieu bien-aimé. Et bien, je vais finir par croire que vous me suivez »
Mon regard devient sombre, je m’avance vers lui sans un mot. Il finit par se rendre compte que je ne m’approche pas de lui avec de bonnes intentions mais je suis déjà trop près de lui et, avec ma main indemne, je l’attrape par le col de la même bure noire qu’il portait leur de nos dernières rencontres. Je le plaque sans ménagement contre le mur le plus proche, faisant légèrement trembler le contenu des étagères qui y sont accolées alors qu’il pousse un petit cri, autant de surprise que de douleur. Il lâche la bourse en lin qu’il tenait à la main et qu’il était en train de remplir de plusieurs objets que je n’ai pas eu le temps d’identifier. Il n’est pas beaucoup plus petit que moi et mon regard carmin fixe ses iris d’un bleu pâle presque blanc. Il lève les mains en signe d’apaisement mais avant que l’un d’entre nous n’ait le temps de prendre la parole, une atmosphère lourde se lève dans la boutique. Je tourne la tête vers le marchand.
Lui aussi parait hors du temps, contrairement à tous les parchemins jaunis, bocaux usés et étagères croulantes, il semble dans la force de l’âge. S’il n’a pas l’air spécialement imposant physiquement, il émane de lui une aura mystique qui complète le tableau de l’érudit fasciné par la magie. Dans son regard passe une étrange lueur, et c’est d’une voix calme mais dans laquelle pointe une menace à peine dissimulée qu’il nous dit :
« Messieurs, je ne sais pas qu’elle votre différend, mais je vous encourage vivement à le régler en dehors de ma boutique »
Nous le regardons tous les deux sans un mot, puis, alors que le disciple commence à essayer de s’expliquer, de lui dire que ce n’est qu’un immense malentendu, je le tire à ma suite en dehors de la boutique. Une fois la porte passée, je la plaque à nouveau contre le mur d’en face, sans que cela ne dérange les autres individus qui parasitent la rue qui ne nous jettent pas plus qu’un coup d’œil désintéressé. Ma voix grogne presque lorsque je commence à le questionner
« Ton prénom ? »
« Comment ça »
Je le plaque une nouvelle fois contre le mur, mais cette fois il n’émet aucun son.
« J’ai pas d’temps à perdre, ton prénom »
« Stephan, mais je ne vois pas pourquoi nous devons en venir à ça pour faire connaissance »
Je lève les yeux au ciel. Il ne serait donc pas le fameux J. En tout cas pas directement. Néanmoins je n’en ai pas fini avec lui et je jette quelques regards aux alentours, m’assurant que personne ne nous surveille, avant de reprendre.
« Pourquoi tu m’suis ?»
« Je vous assure que ce n’est que coïncidence »
Un mauvais rictus apparait sur mon visage.
« Trois fois, ça commence à faire beaucoup d’coïncidence »
« Qu’y puis-je si nous partageons les mêmes intérêt »
« Alors comparons, c’quoi tes intérêts ici ? »
« Désolé mais ça je ne peux pas le dévoiler, secret de culte »
Seul Meredith connaissait ma destination lorsque nous nous sommes croisés à l’entrepôt de Shurdriira Luen Yoeg', mais je n’avais informé personne de ma visite du temple de Phaïtos. Qui plus est je n’ai jamais vu ce type trainer aux alentours de la taverne et vu que le temps que j’y passe, je pense être capable de reconnaître tous les habitués du lieu. Alors, simple coïncidence ? Je sens la présence des armes dans mes poches et à mon flanc, si je l’égorge ici, je pense que personne ne m’en tiendra rigueur. Mais ce mage m'a vu avec lui et je n’ai peut-être pas envie d’avoir le culte de Phaitos de la ville sur le dos, en plus de tous ceux qui veulent déjà me faire la peau.
Je ne l’ai pas lâché le long de mes réflexions et il me regarde d’un air intrigué, mais pas inquiet. Je le jette sur le côté avec un nouveau grognement, il perd légèrement l’équilibre mais ne tombe pas. Peut-être qu’il est lié à ce J, d’une façon ou d’une autre et qu’il m’espionne pour son compte, mais je n’en ai pas la preuve sous la main. Ou alors peut-être est-ce juste ma paranoïa et nous nous sommes effectivement croisés par hasard …
« Si ça ne vous dérange pas j’aimerai récupérer mes achats »
Il n’attend pas de réponse et retourne à l’intérieur de la boutique alors que j’attends sur le pan de la porte, main dans les poches. Il ressort avec son sac en main, bien rempli d’objet que j’entends tinter lorsqu’il agite le sac dans ses déplacements. Il ne perd pas son petit sourire qui dissimule son attitude froide et quelque peu inquiétante.
« Oublions cette altercation, je suis sûr que nous pourrions nous entendre »
Il me salue d’un geste de la tête, époussette sa bure, et s’en va dans la direction opposée alors que je le regarde s’éloigner avec une grimace de dégoût. Il devrait plutôt espérer que nous nous recroisons pas. Une fois que je suis sûr qu’il a quitté la ruelle et qu’il ne reviendra pas immédiatement, je retourne à mon tour dans la boutique du magicien.
Il est toujours derrière son comptoir, plongé dans l’analyse d’un lourd volume dans lequel il note rapidement quelque chose, sans doute les résultats de sa dernière vente. Lorsque j’arrive devant lui, il me jette un regard sévère dans lequel passe à nouveau une lueur mystérieuse.
« Comprenez bien que les articles de cette boutique on a mes yeux une valeur inestimable, et que je ne laisserais pas une brute venir la saccager »
Je hoche la tête dans un signe d’apaisement, bien que mes pensées soient toujours dirigées vers ce Stephan et les raisons qui nous ont amenés à nous croiser dernièrement. Il referme le livre, faisant s’envoler un amas de poussière du comptoir et des pages jaunis par le temps. Il retire son monocle, unique objet luxueux qu’il porte et après un soupir, me demande d’un ton plus calme ce que je suis venu chercher dans sa boutique.
Je tire sans un mot les trois petites pierres gravées de la poche de ma veste avant de les étaler sur le comptoir. Le vendeur se penche immédiatement dessus avant même que je n’ai le temps de me racler la gorge pour lui poser ma question.
« On m’a offert ses trois pierres, je pense que vous vous y connaissez mieux que moi, qu’est-ce qu’elles disent ? »