Trou à rats
Nauséabonds et humides, les égouts de Dahràm sont un terrain nouveau pour Eteslê qui n'a guère l'habitude de ces galeries étroites et sombres où des eaux usées s'écoulent lentement. Seuls les rebords de chaque côté des tunnels évitent aux deux exploratrices de patauger dans une eau sale et puante. La faible lueur de la torche portée par Kolin offre une lumière lugubre, rendant leurs ombres difformes presque effrayantes. Un silence, parfois brisé par le clapotis de l'eau ou le couinement d'une vermine effrayée par leur passage, est la seule chose qu'elles entendent. La respiration inquiète de la jeunette n'échappe pas à Eteslë qui se tourne vers elle. Son teint pâle et ses yeux grands ouverts trahissent une anxiété certaine. Elle l'a prévenu pourtant, mais la jeune fille la suit malgré tout et la fixe de nouveau du regard, comme pour la défier d'oser lui dire de faire demi-tour. Elle n'essaie pas, se contente de lui tapoter l'épaule. Elle lui plaît de plus en plus, cette jeune fille, mais sa témérité risque de lui jouer des tours, un jour ou l'autre. Elle a envie de voir comment elle se débrouille, mais pas au risque de la tuer au beau milieu de ce labyrinthe puant.
La voie est étrangement dégagée, le seul croisement rencontré étant en grande partie muré, laissant les deux exploratrices confiantes dans leur recherche. Puis, la lueur tremblante de la torche se réverbère soudainement et Eteslë s'arrête, empêche Kolin d'aller plus loin alors que de petites lueurs rouges se tournent vers elles dans un concert de couinement. La jeune fille lève la torche, illuminant la scène qui leur fait face. Bien mal lui prend. Eteslë entend Kolin retenir à grande peine un haut-le-cœur et la torche manque de tomber dans l'eau lorsque la jeune fille la lâche presque.
- C'est... une main ?
Eteslë acquiesce. A quelques pas, une main, humaine à n'en pas douter, séparée du reste du corps de son propriétaire. Visiblement arrachée violemment, elle sert à présent de repas à quelques rats qui ne semblent pas apprécier la présence des deux humaines aussi près de leur festin macabre. L'un d'eux, téméraire ou terriblement affamé, va même jusqu'à faire un bond dans leur direction en piaillant, dévoilant ses dents en une tentative d'intimidation qui ferait sourire beaucoup de combattants. Le problème pour Eteslë, c'est que ces saletés transportent nombres de maladies et qu'une seule morsure peut s'avérer désastreuse sur le long terme. Combien de gens meurent d'une infection causée par une morsure de rat mal soignée ? Si un rat ne lui fait pas peur, une douzaine de ces créatures peut s'avérer extrêmement dangereux. Sans un mot, elle prend la torche des mains de Kolin et s'avance en la pointant devant, cherchant à faire fuir les nuisibles. Effrayés par la chaleur des flammes, ils reculent en couinant, deux d'entre eux tirant la main, ce qu'Eteslë n'empêche pas, préférant les laisser à leur repas plutôt que de les voir se jeter sur elle à la place. La main est étrangement serrée sur quelque chose, et c'est bien le seul élément qui l'y fait s'y intéresser, mais elle avance prudemment à la suite des rats, torche toujours pointée devant elle, Kolin sur ses talons.
Elles progressent lentement, Eteslê veillant à ne pas trop approcher les rongeurs qui restent potentiellement agressifs malgré leur petite taille. Soudainement, les couinements s'intensifient et plusieurs rats font finalement front tandis que les autres tirent la main. Eteslë fronce les sourcils devant ce changement d'attitude qui n'annonce rien de bon. Puis il apparaît. Au départ, elle pense voir un chien, mais les dents sont immanquablement celles d'un rongeur. Un rongeur de la taille d'un chien, sans lèvres, les dents proéminentes bien visibles. Une fourrure noire et épaisse entoure un corps étrangement musculeux pour un animal de ce genre. Elle entend Kolin déglutir et la pousse pour qu'elle recule. Elle n'a aucune envie que cette saleté leur saute dessus avec ses congénères plus petits. Malheureusement pour elle, les petits rongeurs s'élancent rapidement vers leurs jambes, la présence de leur version géante semblant leur donner le coup de fouet nécessaire à leur attaque. Aussitôt, Eteslë pousse plus violemment Kolin vers l'arrière en lui donnant la torche pour avoir les mains libres. Ils ne sont qu'une demi-douzaine, aussi ne perd-t-elle pas de temps et donne un violent coup de pied dans le premier qui s'envole au-dessus des eaux usées avant d'y disparaître. Le peu de temps où son pied reste en l'air, les rats se ruent sur l'autre, l'obligeant à faire un bond en arrière. Elle glisse, se rattrape de justesse au mur. Le rebord, étroit, la gêne, mais tomber n'est pas une option dans cette situation. Ces satanés rongeurs sont rapides, mais un balayage de son pied gauche en envoie deux autres au beau milieu des eaux. Les autres commencent à s'enfuir, mais l'un d'eux lui saute dessus. Elle réussit à l'attraper par la queue avant qu'il ne plante ses dents dans son mollet et d'un geste sec, le fracasse contre le sol, éclatant l'animal comme un fruit mûr.
- La milice est pas sensée s'occuper de dératiser les égouts ?
Eteslë ne retient pas un rictus de mépris. Comme si la milice a quelque chose à foutre des égouts de la ville. Elle ne s'occupe déjà pas de la surface, alors des sous-sols... On peut toujours rêver pour voir un jour un milicien y poser un orteil. Un cri fait lever la tête de la jeune femme. L'un des rats survivants se fait sauvagement réduire en pièce par son congénère géant qui le dévore avant qu'il ne tourne un regard mauvais vers Eteslë. Il charge aussitôt, toutes griffes dehors. Surprise par sa virulence, Eteslê se ressaisit juste à temps et évite un coup de griffe visant sa cuisse. Elle répond aussitôt d'un chassé qui n'effleure même pas l'animal qui s'est intelligemment reculé après son attaque. La réaction de l'animal la laisse perplexe, mais elle se met en garde, genoux fléchis, faisant signe à Kolin de reculer. Le rebord est trop étroit pour qu'elles puissent se mettre à deux de front et elle va avoir besoin d'assez d'espace pour manœuvrer. Celle-ci semble comprendre et s'éloigne, non sans élever la torche pour donner assez de lumière à Eteslë. Cette dernière se focalise entièrement sur la créature aux dents jaunies qui passe de nouveau à l'attaque. D'un bond, elle arrive aux pieds d'Eteslë, tentant de mordre la jeune femme au niveau du tibia. Elle recule la jambe et son poing s’abat sur la créature qui, d'un mouvement fluide, bat en retraite avant de revenir à la charge en bondissant en direction de ses hanches. Eteslë donne un coup de la tranche de sa main pour faire tomber la bestiole au sol, mais le coup ne semble guère l'affecter et, s'il empêche la jeune femme d'être blessée, elle n'arrête pas l'animal qui revient à la charge, obligeant la jeune femme à reculer de plus en plus pour éviter les dents tranchantes et porteuses de maladie. Elle manque de trébucher sur le sol glissant, se rattrape au mur tandis que l'étrange rat géant s'en prend à sa cheville, qu'elle écarte violemment. Sa position précaire la rend vulnérable, mais plutôt que de se redresser, elle essaie d'écraser le rongeur en lui tombant dessus. Celui-ci, vif, se faufile hors de portée de la jeune femme qui se redresse rapidement alors qu'il revient à l'assaut. Énervée d'avoir autant de mal à se débarrasser d'un simple rongeur, Eteslë passe aussi à l'attaque, donnant un chassé de son pied que le rat évite d'un bond. Un sourire carnassier se dessine sur le visage de la jeune femme qui n'attendait que ça. Son poing serré cueille l'animal en plein vol, au beau milieu du corps. Elle l'entend couiner alors qu'elle sent quelque chose craquer avant que l'animal ne soit projeté en arrière avec violence, s'écrasant deux bons mètres en arrière avant de rouler au sol où il se redresse péniblement. Un des autres rats se jettent alors sur lui, probablement pour profiter de sa faiblesse, mais il le réduit en charpie avant de s'enfuir, abandonnant les autres qui ne tardent pas à le suivre en laissant la main derrière eux.
Eteslë reprend son souffle et s'examine avec l'aide de Kolin. Assurée, et rassurée, de n'avoir aucune morsure de rats, elle se dirige vers la main à moitié dévorée par les rongeurs. Enroulant sa main dans une bande de tissu donnée par Kolin, elle l'examine et, dans un craquement écœurant qui soulève le cœur de la jeune fille à ses côtés, elle déplie les doigts devenus rigides par la mort. A son grand étonnement, la main tient fermement une petite pierre très semblable à celle qu'elle avait dérobée au pirate sur le bateau d'Akram. Curieuse, elle l'examine et la montre à Kolin qui hausse les épaules d'un air dubitatif. Visiblement, elle non plus n'a aucune idée de la provenance ou de l'utilité de ces choses, mais au vu de la façon dont le propriétaire de cette main tenait la petite pierre, cela doit être précieux. Se promettant d'enquêter un peu sur ces choses , elle s'empare de la pierre qu'elle enfouit dans la besace dérobée au pirate en même temps que la première pierre et jette la main dans les eaux usées des égouts. Ce passage l'a quelque peu échauffée, elle est vraiment prête à retrouver Ferioti et lui expliquer sa façon de penser à présent.
- Eteslë ! Par là !
La voix de Kolin lui fait tourner la tête et baisser le regard vers la légère trainée huileuse qui tourne au croisement. Elle hoche la tête et suit la piste. L'huile n'est plus aussi chaude qu'auparavant, preuve que les rats les ont retardées bien trop longtemps. Veillant toujours à ne pas glisser, elles se hâtent, espérant rattraper Ferioti au plus vite.