La promesse d’un sourire
Difficile de dire combien de temps elle reste ainsi, allongée. Elle entend parfois des voix, murmures rapidement emportés par les songes. Parfois son nom l’interpelle. Jamais elle n’ouvre les yeux, n’en ressent pas l’envie ou le besoin, croyant à un jeu de son esprit embrumé par la fatigue. Les fins rayons d’un soleil trop virulent contre ses paupières closes réussissent pourtant à la faire réagir. Elle grogne, se tourne. Le constat la frappe aussitôt, elle ne souffre plus. Ou du moins pas autant qu’elle le devrait après ce qu’elle a reçu. Elle a déjà encaissé des coups, beaucoup même, mais même elle trouvait qu’elle avait dégusté. Et pourtant, il lui semble que tout est effacé. Elle se redresse. Regrette et se rallonge. Elle est allée trop vite en conclusion et, visiblement, son corps n’est pas encore remis. Lentement, elle appuie son dos contre le mur. Elle étudie la pièce, sommaire. Le lit sur lequel elle est étendue, une longue table accolée au mur opposé auprès de laquelle se trouve une petite table de chevet où sont posés des ustensiles qui ne lui sont pas inconnus. En vérité, toute la pièce lui semble familière, sans qu’elle ne sache pourquoi. Serait-elle déjà venue ? Il y a aussi deux armoires contre le mur du fond, séparées par une bassine en bois d’où la vapeur d’une eau claire l’informe que quelqu’un était ici il y a encore peu de temps. Un linge blanc est posé sur le rebord et elle peut apercevoir un épais ouvrage relié juste à côté. La pièce est étonnamment propre, si on omet les tâches sombres qui parsèment le sol en bois.
Perdue dans son examen, elle n’entend pas les pas s’approcher et tourne vivement la tête lorsque la porte s’ouvre, laissant entrer deux hommes. Lorsqu’ils l’aperçoivent, l’un d’eux se fige et semble tétanisé par la peur, tandis que l’autre s’approche, un sourire aux lèvres. Grand et maigre, une tignasse dorée entourant un visage aux traits gracieux et au nez fin surmonté de pupilles d’un vert feuille, ce sont ses oreilles pointues dépassant légèrement de ses cheveux lâchés qui la renseigne sur son origine elfique. L’autre, un homme aux cheveux noirs coupés courts, à la barbe naissante et au nez de travers laisse toujours apparaître une inquiétude dans ses pupilles brunes. Et son teint mat pâlit lorsque la jeune femme fronce les sourcils en le dévisageant. Elle le connaît, et il ne devrait pas être là, debout, mais mort au fond d’une ruelle sombre, la nuque brisée par ses soins. Comment est-il possible qu’il soit là, vivant et bien portant ? Elle était pourtant certaine de l’avoir achevé. Elle n’en était pas à son premier coup d’essai et voir ce type debout, frais comme un triton, la fait se questionner sérieusement sur sa santé mentale. A-t-elle la berlue ou est-elle simplement en train de rêver ?
Visiblement, l’incompréhension qui semble se lire sur le visage d’Eteslë n’échappe pas à l’elfe qui, souriant, se tourne vers l’homme. Ils échangent quelques mots à voix basse, l’homme étant visiblement peu enclin à rester dans la pièce qu’il finit par quitter après un au revoir des plus sommaires à l’elfe et un regard angoissé en direction de la jeune femme. Celle-ci le regarde sortir, toujours partagée entre l’étonnement et l’incompréhension. L’elfe, quant à lui, s’approche et lui demande d’un ton doux, mais ferme, de se rallonger. N’ayant de toute façon aucune raison de refuser, elle obtempère et le laisse faire un examen. Il l’ausculte avec minutie, semble satisfait avant d’appuyer sur les côtes de la jeune femme qui se crispe aussitôt, une flèche de douleur lui transperçant la cage thoracique. Elle lance un regard furibond à l’elfe qui ne semble pas s’émouvoir outre mesure. Il finit par s’éloigner avant de revenir avec un tabouret sur lequel il s’assoit.
- Et bien Eteslë, je suis ravi de te revoir, même si j’aurais préféré que cela se fasse dans d’autres circonstances.
Devant le visage interrogateur de la jeune femme, il fronce les sourcils.
- Tu ne te souviens pas ? C’est moi qui t’ai soigné après ton repêchage dans les eaux du port, qui t’ai donné ce nom en rapport avec ton pendentif. Ça ne te dis rien ?
Lentement, les morceaux manquant de sa mémoire se remettent en place et elle finit par se souvenir, après quelques instants. Eltoriel, un Hinïon qui lui a sauvé la vie en soignant sa gorge et son corps meurtri. Qu’elle n’a jamais remercié d’ailleurs, préférant s’éclipser sans raison, sans qu’elle-même ne sache trop pourquoi. Elle hoche la tête, attirant le soupir de l’Hinïon.
- Si tu étais restée, j’aurai pu sauver ta voix…
Le ton de reproche fait lever les sourcils de la jeune femme qui hausse les épaules, comme si cela n’avait guère d’importance. Ça en a pourtant, au fond d’elle. Elle n’a jamais entendu le son de sa propre voix, n’en a aucun souvenir. Et les maigres grognements qu’elle arrive à émettre n’ont pour elle aucune valeur. Même ses pensées, avec cette petite voix intérieure, elle n’est pas certaine que ce soit sa voix à elle. Entendre qu’elle aurait pu changer tout cela en étant moins stupide la choque, sans qu’elle n’en montre rien. Elle n’avait jamais de regrets. En un an, jamais elle n’a éprouvé de remords ou de regrets pour quoi que ce soit. C’est un sentiment presque nouveau, qu’elle déteste. Se dire qu’elle a fait une erreur l’énerve, l’entendre de la bouche d’un autre empire les choses, et avouer qu’il a raison achève de la faire haïr ce type qui lui sort ce genre de chose. De nouveau, l’envie de partir la prend, mais, cette fois, elle se montre raisonnable. Quelque peu forcée tout de même, au vu de son état, mais ça, elle ne se l’avoue pas, préfère se dire qu’elle ne fera pas deux fois la même erreur et que cette fois, elle sera patiente.
À peine une heure après, elle se ravise et souhaite partir. Cet Hinïon l’exaspère, à parler sans cesse comme si elle avait envie de l’entendre, et, pire que tout, il utilise la magie. Certes, il l’utilise pour la soigner, mais la magie est quelque chose qu’elle ne parvient tout simplement pas à appréhender autrement qu’avec méfiance. Une méfiance teintée d’une incompréhension face à quelque chose qu’elle ne maitrise pas. Chaque illumination des mains du guérisseur s’accompagne d’une crispation de la jeune femme qui, si au début surprenaient l’elfe, commencent visiblement à l’amuser, comme s’il se moquait de l’ignorante qu’elle était à propos des arcanes. Peu à peu, le corps de la jeune femme cesse de la faire souffrir au moindre mouvement et s’est soulagée qu’elle se redresse sans grimacer tandis qu’il l’examine, les traits visiblement tirés par la fatigue.
- Tu devrais t’en tirer sans séquelles… je me demande quand même comment tu as fait pour te retrouver dans un tel état.
Elle hausse les épaules et il n’insiste pas. Il ne semble guère dérangé par sa patiente peu loquace et celle-ci se rallonge sans plus de cérémonie. Elle le voit ensuite s’asseoir sur une chaise et fermer les yeux, son visage se détendant aussitôt tandis qu’il semble ne plus réellement être présent. Elle croise rarement des elfes, aussi est-elle surprise et l’observe quelques instants. Voyant qu’il ne bouge pas, elle se désintéresse du guérisseur et se lève avec précaution. SI ses jambes la soutiennent, son maintien est quelque peu hasardeux et elle titube un peu avant de se stabiliser. Elle s’examine, remarque que les bleus et hématomes qui parsèment d’ordinaire son corps ont disparu, probablement dû à la lumineuse magie de l’Hiniön. Elle s’étire, constatant avec bonheur que tout lui répond et balaie du regard la pièce avant d’enfiler son pantalon qu’elle aperçoit sur une chaise. Alors qu’elle récupère son haut informe, la porte s’ouvre, laissant entrer Yvan. L’homme se fige en découvrant la jeune femme debout, à moitié nue, son haut à la main. Elle voit clairement les yeux descendre sur sa poitrine, qu’il reluque sans gêne avec un fin sourire sur les lèvres.
- Fais comme si je n’étais pas là…
Ce qu’elle fait d’un haussement d’épaules avant de remettre son haut en état sous le regard perçant de l’homme, visiblement étonné par sa nonchalance. Sentant son regard sur elle, elle relève son regard mauve et l’interroge silencieusement. Il se racle la gorge et ferme finalement la porte après avoir aperçu l’elfe en pleine méditation, ses pas le conduisant sur le lit où il s’assoit à côté de la jeune femme. Une fois son haut enfilé, elle se tourne vers lui, haussant un sourcil.
- Je venais voir si tu étais réveillée et dédommager notre ami elfe pour les soins. Je ne m’attendais pas à te retrouver rétablie et… nue.
Elle roule des yeux en soupirant face au sourire d’Yvan. Cela n’a aucune importance pour elle, mais visiblement l’homme se focalise dessus et elle l’ignore superbement, attendant plutôt que l’Hiniïon ne termine sa méditation. Cela fait, Yvan lui verse une coquette somme qui fait hausser les sourcils d’Eteslë. Visiblement, le paiement n’est pas uniquement dû aux soins et elle se demande si ces deux-là travaillent ensemble depuis plus longtemps. Voyant son regard intrigué, Eltoriel se sent obligé de le lui expliquer.
- Je soigne régulièrement Yvan et ceux qui travaillent avec ou pour lui et en échange, je reste dans l'anonymat, sinon je serai sans cesse ennuyé. Je laisse le charlatanisme au Rebouteux. Quant à tes frais… je les ferai parvenir à ton patron, ne t’en fais pas. Et j’ai aussi ça pour toi.
Il farfouille quelques instants dans un de ses placards et en sort une petite boite en bois contenant une épaisse mixture jaunâtre à l’odeur entêtante qu’il lui tend. Méfiante, elle hésite sous le regard amusé de l’Hinïon.
- C’est un onguent que j’ai fabriqué, il devait apaiser ta gorge. Tu peux aussi le diluer avec de l’eau et le boire, mais je ne garantis pas le goût, seulement les effets. Je l’ai préparé quand tu étais inconsciente.
Véritablement étonnée par son geste, elle reste bouche bée quelques instants, ne comprenant pas qu’il ait fait ça alors qu’elle avait fui un an auparavant. Comprenant visiblement son étonnement, il explique.
- Je n’avais rien de mieux à faire pendant ta convalescence. Et puis cela te donnera peut-être envie de revenir, s’il est efficace.
Le sourire reconnaissant sur le visage de la jeune femme surprend les deux hommes et, même après qu’ils soient sortis, Yvan regarde Eteslë comme si elle était différente. Exaspérée, elle se tourne vers lui, les yeux plissés.
- Tu… devrais sourire plus souvent, de cette façon, tu ne crois pas ?
Un silence de plusieurs secondes s’installe avant qu’Eteslë ne se détourne, prenant la direction de la résidence de son patron, sans rien ajouter. Elle sent de nouveau le regard d’Yvan sur elle et, exaspérée, accélère le rythme. Elle n’a aucune envie de sourire en temps normal. Elle sent la main d’Yvan attraper son bras et elle tourne la tête de nouveau, l’air quelque peu énervé. Mais le visage serein d’Yvan, avec ses yeux d’un vert étrange qui la fixent, la fige. Il approche son visage si près du sien qu’elle peut sentir son souffle sur sa peau et elle serre les poings, prêtent à lui faire regretter un geste de travers, mais il la surprend de nouveau.
- Tu mérites mieux… Je peux t’offrir beaucoup et bien plus que ce que tu ne désires. Quand tout sera terminé, vient me trouver, je t’attendrais.
Il s’écarte et s’éloigne, reprenant la direction de la résidence de Ferioti en laissant une Eteslë perplexe au milieu de la rue. Elle finit par le suivre, ses paroles résonnant dans sa tête tandis qu’elle marche au milieu de Darhàm. Lorsque la résidence est en vue, il se retourne, l’attend, un fin sourire aux lèvres. Elle le surprend à son tour, répondant d’une voix rauque et basse avant d’entrer dans la maison.
- Un jour.