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Une Shaakt ? Pour être honnête, je n’en suis pas si sûr. Bien que la teinte de ses cheveux, la couleur distinctive de ses iris et son attitude pointe vers cette direction, la couleur de sa peau et son physique me laisse perplexe. Enfin, devrait me laisser perplexe, mais à ce moment, comme à chaque fois que je croise un elfe noir, je superpose sur ses traits fins le visage de l’ordure qui m’a réduit à cette condition. Les battements de mon cœur qui s’accélèrent légèrement réveillent la migraine étourdissante qui étreint encore mon crâne et, bien que j’essaye de garder un visage le plus neutre possible, je crispe autant le visage de douleur que de la colère qui commence à monter en moi. Et dire que je pensais avoir purgé mon âme de toute rage hier soir. Elle doit voir mon masque indifférent s’émietter, car un léger sourire en coin apparaît sur son visage qui, jusque-là, était resté aussi fermé qu’une tombe. Je la vois scruter mon visage d’un regard inquisiteur, puis s’arrêter un moment pour plonger ses yeux violets dans mon regard carmin. Je ne détourne pas les yeux, essayant de garder une respiration maitrisée malgré la colère qui enfle car dans tous les cas, je ne suis pas en position de faire grand-chose attaché ainsi. Aucun de nous deux ne semble décider à rompre cet absurde défi d’ego jusqu’à ce qu’elle brise le silence pesant. Elle se laisse aller en arrière contre le dossier de sa chaise, son attitude décontractée contrastant avec sa mine sérieuse et impassible.
« Un simple merci suffira. »
Je lève un sourcil en signe d’interrogation, je prends une inspiration qui me provoque de nouvelles douleurs perçante aux côtes, mais au moment où j’essaye de prendre la parole, je suis pris d’une violente quinte de toux et j’expulse sur le côté plusieurs petits caillots de sang avant de cracher tous le liquide carmin que j’avais encore en bouche, brisant par la même occasion notre petit affrontement visuel. Ce spectacle sanglant la laisse de marbre. J’arrive finalement à prononcer les mots que je veux, même si ma gorge me démange à chaque vibration de mes cordes vocales. Je fais un effort pour ne pas utiliser la prononciation des abrutis de cette ville, mais ma voix remplie la pièce d’un son abyssal, rendu plus grave par la sourde colère qui gronde derrière.
« Merci pour les mains attachées dans le dos ? »
Elle décroise ses longues jambes et se penche en avant.
« Merci pour t’avoir sauvé la vie »
Elle lève sa main droite et compte lentement jusqu’à trois, s’assurant que je la regarde bien, levant un doigt à chaque seconde.
« Trois fois maintenant pour être exact »
« Détache-moi et je saurais te montrer ma reconnaissance »
Elle affiche un nouveau sourire amusé en faisant un signe négatif avec un doigt.
« Oui j’en suis sûr. Je sais que la seule idée que tu as en tête en ce moment est de me trancher la gorge»
A mon tour d’afficher un vilain sourire. Si elle a décidé de me tuer, ça ne sert à rien de s’apitoyer.
« Oh il y a d’autres alternatives »
« Il serait temps de passer à autre chose, je suis venu pour une raison particulière »
Je toise ses vêtements de bas en haut avec un regard de mépris.
« J’imagine que t’es le dernier assassin à la mode, j’peux savoir qui a pu se payer les services d’une noble catin qui joue au tueur ? »
Elle secoue la tête cette fois de dépit.
« Si je voulais t’assassiner, tu serais déjà mort, pourquoi prendrais-je la peine de t’attacher ici et de me fatiguer à essayer de discuter avec toi »
Elle attrape à bout de bras l’un des parchemins sur la table à sa portée et me le jette dessus, apparemment contrariée même si elle ne laisse rien transparaître sur ses traits.
« Et pourquoi j’aurais perdu mon temps à écrire tout ça »
Le parchemin tombe à mes pieds et je reconnais l’écriture sophistiquée que j’ai déjà lue sur les multiples messages que j’ai reçus. Plus de toute possible, c’est bien elle qui m’espionne depuis un petit moment. Je pose un regard nouveau sur elle maintenant que je suis finalement convaincu. J’imagine qu’il y a une part de vérité dans ce qu’elle dit.
« Me sauver la vie hein. Et pourquoi tu te donnerais cette peine pour un pauvre docker de cette ville de merde ?»
Elle lève les yeux au ciel avant de reprendre.
« Tu as déjà oublié ma première lettre ? »
Elle baisse légèrement le ton de sa voix.
« Je sais qui tu es vraiment et tu n’es clairement pas un docker de Darhàm »
J’essaye de ne pas réagir mais un coin de ma bouche tic involontairement. Effectivement, elle l’avait mentionné dans sa première missive, mais avec tous les évènements récents je l’avais complètement oublié. Elle balaye ma dernière remarque d’un geste méprisant de la main.
« Alors ne jouons pas à ça je te prie, notre temps pourrait être utilisé de manière bien plus utile »
« Comment tu m’a récupéré alors que j’étais dans l’arène ? »
Cette fois c’est elle qui lève un sourcil, ma question semble la prendre au dépourvu, mais elle recompose son attitude détachée avant de reprendre.
« Eh bien c’est la troisième fois que je sauve ta vie. Que je sache tu n’as personne qui serait venu te chercher après ton écrasante défaite, et tu te serais simplement vidé de ton sang dans la puanteur et la crasse de la Cour-Aux-Rats. Je pensais que tu avais un peu plus d’ambition »
La colère qui se calmait légèrement remonte à la surface à l’évocation de ma défaite éclaire contre la Liykor.
« Saloperie de bestiole, j’aurais pu me faire 600 yus si j’avais gagné le dernier combat … »
Cette fois, un regard espiègle apparaît sur son visage, elle regarde dans un coin de la pièce avant de me répondre.
« Tu veux peut-être le lui signifier en face ? J’ai ramené la viande que tu voulais»
La dernière partie de la phrase ne m’est clairement pas adressé, je n’avais même pas fait attention à ce coin obscur car c’est la seule partie de la pièce dont les ténèbres ne sont pas percées par la triste lueur du chandelier. Une forme se déplie lentement, grandit petit à petit jusqu’à atteindre une taille inatteignable pour un humain. D’un pas lourd, la monstrueuse Liykor que je rencontre pour la quatrième fois maintenant pénètre dans la lumière des bougies, s’empare sans un mot de l’énorme bout de viande que l’elfe a ramené dans son sac, et retourne s’assoir pour dévorer le morceau de chair.
Je suis du regard, hébété, les mouvements de la Liykor. Devant ma mine abasourdie par la situation, l’elfe émet un léger rire moqueur.
« Excuse la, son traitement d’esclave l’a un peu affamé »
Je me renfrogne aussitôt, ma colère monte encore d’un cran et je commence à tirer sur les liens dans mon dos, sans succès.
« Donc c’est toi qui l’a envoyé me tuer dans l’arène. Tu t’es acheté une esclave pour me l’envoyer en assassin »
Ses traits se crispent avant de me répondre.
« Effectivement, c’est d’ailleurs pour ça que tu es ici devant nous, amoché mais bien vivant »
Elle enchaîne avant que ne puisse répondre, tapant d’un doigt sur sa tempe pour me signifier l’absurdité de mon acharnement à ne pas vouloir l’écouter.
« Imbécile, je T’AI justement empêché de TE tuer toi-même. Comme si tu pouvais continuer à combattre dans l’état dans lequel tu étais. Si je n’étais pas intervenu en la faisant participer, n’importe quelle brute t’aurait achevée en quelques coups et on t’aurait laissé pour mort. Tout ça parce que ton ego était flatté de se retrouver à nouveau sur le devant de la scène et par les encouragements. »
Je sens une certaine colère dans ses prochaines paroles qu’elle peine à dissimuler, comme si elle était véritablement vexée par mes accusations.
« Et sache que je l’ai acheté pour la libérer, elle a choisi de m’aider de son plein gré. »
Je suis pris d’un éclat de rire moqueur.
« Une elfe noire qui libère des esclaves, une crise d’identité ? »
Elle me jette un regard assassin.
« Pas plus qu’un capitaine qui joue au sous-fifre »
Sa dernière phrase fait mouche et je préfère l’ignorer, mon ego est encore bloqué sur sa précédente remarque.
« De toute façon c’est n’importe quoi, j’aurais pu défoncer n’importe qui aurait osé pénétrer dans l’arène »
« On a vu ça »
Elle remontre le coin de la pièce d’un geste de tête. Je tourne la tête en serrant les dents. Je n’ai pas de contre-argument à ça. Pourtant je m’en souviens, juste après avoir vaincu l’orc, je me sentais tout puissant dans l’arène, j’aurais pu terrasser n’importe quel adversaire. Et puis d’un coup la sensation c’était évaporé, me laissant simplement avec mes blessures saignantes et mes courbatures. Une lueur amusée passe dans ses yeux, presque un peu admirative.
« Je l’ai vu dans tes yeux, à ce moment, tu l’a enfin laissé s’exprimer »
Je redirige mon regard vers elle, cette fois une lueur assassine brille dans mes iris rouges sang.
« De quoi tu parles … »
« Tu le sais très bien, le fluide obscur qui t’a corrompu quand tu as récupéré l’artefact dans les déserts de l’ouest en Imiftil, que tu as toujours refusé d’accepter, même en prison, et qui a fait de toi ce que tu es aujourd’hui »
Je sens une goutte de sueur coulée le long de mon échine. Elle sait tout, absolument tout d’une histoire qui a plus de cinquante ans maintenant, que je n’ai jamais raconté à personne, et vu que tout mon équipage est mort à ma suite, personne n’a pu en faire une légende ou même un mythe. Je baisse les yeux, des images de mon passé refont surface. J’ai l’impression qu’une autre goutte de sueur apparaît sur mon front.
« J’ai aucune goutte de fluide obscur en moi, j’sais pas d’où tu tiens ça »
« C’est vrai que tu l’a bien utilisé hier, mais il reste forcément des traces »
« C’est ridicule …»
« Ah bon ? Alors tu ne vois pas d’inconvénient à boire ça ? Ça t’aidera sans doute à guérir de tes plaies »
Je lève la tête, dans sa main elle tient une petite fiole contenant un liquide dorée brillant d’une lueur intense, tournant sans cesse dans son contenant. Du fluide de lumière. Cette fois c’est sûr, une goutte de sueur coule sur mon front. Elle s’approche l’air décidé, débouche la bouteille d’un geste vif, j’essaye de reculer mais je suis déjà collé au mur de la pièce et ma chaise n’ira pas plus loin. Elle n’est plus qu’à quelques centimètres de moi, si je la laisse faire, c’est la mort qui m’attend et certainement pas une des plus clémentes. Ma voix monte progressivement avec la panique.
« D’accord, d’accord, D’ACCORD »
Elle reste un petit moment devant moi, un sourire satisfait placardé sur son visage froid, avant de reboucher le flacon et de retourner s’asseoir en face, contente de la confirmation que je lui apporte. Je mets un moment à calmer les battements de mon cœur et ma respiration, n’arrangeant pas mes courbatures et mes blessures. Je fini par reprendre la parole.
« Comment tu sais tout ça ? »
Elle se lève une nouvelle fois et sort une dague d’un étui à son pantalon. Le son de l’acier dégainé me provoque un frisson, est-ce finalement la fin par le froid du fer plutôt que par la magie dont je n’ai jamais voulu ? Elle la jette une fois en l’air, la rattrape par lame avec de la jeter une nouvelle fois et la récupérer par le manche. Elle répète ce petit numéro pendant qu’elle s’approche de moi.
« Je vais te le dire, mais d’abord, en gage de bonne foi, je vais te détacher et nous allons discuter comme deux adultes. »
Elle fait lentement le tour de ma chaise alors que nous ne nous quittons pas des yeux. Je le revois, le visage du Shaakt qui m’a trahi à cette époque, le vrai responsable de toutes mes pertes. La rage reprend le pas sur la raison. Je sens la tension dans le cordage lorsque la lame mord dans les liens qui me retiennent. Petit à petit ils cèdent jusqu’à ce que je la corde perde toute rigueur et tombe au sol. Je ne perds pas une seconde. Je fais abstraction de la douleur dans mon genou et me relève immédiatement avant même qu’elle n’ait le temps de se redresser. Je l’attrape par le col de son luxueux manteau et la plaque avec force contre le mur. Sa tête se cogne durement contre la surface en bois, son tricorne tombe au sol et avant qu’elle ne reprenne totalement ses esprits, j’attrape sa main qui tient la dague et je lui inflige une violente torsion du poignet l’obligeant à lâcher son arme. Je la soulève une nouvelle fois par le col et lui cogne le dos contre le bord de la table à côté de nous, la faisant trembler et provoquant la chute de plusieurs parchemins et cartes ainsi que du flacon d’encre qui se renverse et repend son contenu sur la table et le sol. Je la maintiens avec mon bras appuyé sur son cou, pour une fois je vois une expression sur ses traits crispés alors que sa respiration devient sifflante. Je sens dans mon dos la Liykor qui s’est levée, mais d’un geste de la main la Shaakt lui fait signe de ne pas approcher. Tant mieux si elle se croit si maligne que ça. J’attrape le premier objet qui me passe sous la main, la plume, parfait. J’approche avec détermination le bout aiguisé de son œil, elle me retient du mieux qu’elle peut avec une main mais l’arme improvisée progresse centimètre par centimètre. Entre ses dents serrées, elle arrive à siffler quelques mots.
« Toi aussi il t’as bien eu hein, Syrigos Mizzrinath … »
Ce nom, ce putain de nom, je ne perds pas ma prise sur la Shaakt mais je sens que je perds un peu de vigueur lorsque mon esprit retourne des années en arrière à la simple évocation de ce nom que je n’avais plus entendu depuis si longtemps. Je le revois plus clairement que jamais maintenant, son armure noire de la même teinte que sa peau, son sabre de corsaire, son attitude arrogante et son sale sourire cruel de Shaakt. Profitant de ma faiblesse temporaire, elle lâche mon coude qui appuie sur sa glotte et, m’attrapant par la nuque, rapproche mon oreille de sa bouche avant de murmurer à nouveau trois mots, trois simples mots. Je lâche la plume de stupéfaction. Mon avant-bras reste appuyé sur la Shaakt mais sans force et mon regard se perd sur un point derrière elle. Je remonte encore plus loin dans mon passé, des souvenirs joyeux, de puissances et de richesses, des choses que je n’ai plus ressenti depuis longtemps.
Elle vient de me dire mon vrai prénom.