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Le vieux marchand commence par la rune, la saisissant du bout de ses doigts noueux. Il l’inspecte quelques instants avant de déclarer qu’il s’agit d’une rune Dai qui signifie arrêter. Il me la restitue et se fatigue à me dire ce que je sais déjà, ce que je lui rapporte ne vaut rien ou pas grand chose. Je ne me fatigue même pas à hocher la tête et garde mes yeux figés dans les siens, mes mains bien en évidence, en attendant qu’il daigne me rapporter ce que je demande.
Il dépose deux fioles que je reconnais pour en avoir déjà vu, contenant une matière sombre qui parait vouloir s’extirper de sa prison de verre. Le désir de les ouvrir pour m’en abreuver me prend aux tripes. Pourtant je sais ce qui m’attends si je cède à cette pulsion, je nourrirais la bête noire qui m’habite, cette magie obscure qui attend son heure et que j’essaie encore vainement de contenir. Le prêtre de Darhàm m’a prévenu, trop de nourriture d’un coup et le monstre deviendrait assez puissant pour se libérer de ses chaînes et me faire disparaître. Chaînes auxquelles je dois parfois donner du mou pour permettre à ce monstre sombre de se déchaîner, d’user un peu de ses forces pour ne pas devoir les contenir. Un conseil avisé de cette liche qui s’est avéré n’être qu’un faquin.
Je me retiens donc de retirer les bouchons de lièges et glisse les fioles dans mon sac tandis que le vieillard revient de son arrière boutique avec un manteau tout neuf de couleur foncé. Alors que je n’ai rien demandé il m’explique que celui qui l’a commandé n’est plus de ce monde. Coup du sort ? Non. Juste une autre démonstration de Foi. Je dépose sur le comptoir l’argent et enfile le manteau avant de me diriger vers la porte.
Je risque un œil à l’extérieur avant de sortir et remonter la rue pour trouver l’auberge ayant le doux nom de « Rat Putride. » me laissant présager le pire. Je marche d’un pas rapide pour ne pas m’attarder dans les rues maintenant que le soleil est couché, donnant une ambiance oppressante supplémentaire en recouvrant peu à peu la cité d’un voile ténébreux. Les seuls lueurs perceptibles sont celles des quelques bougies aux fenêtres des bâtiments au bord de la voie. Des tâches de lumières ayant du mal à se frayer un chemin dans l’obscurité. Seul ce que je pense être la taverne au bout de mon chemin brille comme un phare dans le brouillard.
Je remarque que même les rats cessent de se nourrir pour se réfugier dans leurs trous. Je n’entends plus que le son de mes bottes sur le sol, ma cote de mailles qui s’agite et le chaos ambiant qui secoue la cité et qui me semble bien loin désormais. Puis soudain un autre bruit qui me fige sur place. Un battement dans le vent qui me donne une sueur froide. Un frisson qui remonte le long de mon échine alors qu’un second battement plus proche fait voler mes cheveux avant que le silence insoutenable ne s’abatte à nouveau sur la rue. Puis viennent des bruits de pas de course qui se rapprochent. Je dégaine doucement, retiens mon souffle pour ne pas qu’il perturbe les sons qui m’entourent. Un Garzok débarque soudainement au coin d’une ruelle et s’arrête à la lueur d’une fenêtre brisé. Il m’apparait un court instant dans la lumière vacillante des flammes, essoufflé et blessé, en proie à une sorte de panique en regardant au dessus de lui mais pourtant incapable de bouger. Nouveau battement d’aile et l’Orc disparaît, emporté par une créature dont je n’ai que le temps de voir la taille imposante, serrant dans une patte le crâne de l’orc avant de retourner dans les ténèbres. Je ne l’ai pas entendu crier, seulement les os de son crâne se briser. Je reste immobile, comme si ça pouvait me rendre invisible aux yeux de ce nouvel ennemi dont j’entends les battements d’ailes s’éloigner. Puis vient un nouveau son dans le brouillard silencieux. Le son d’un corps qui s’écrase sur le sol, des os qui se brisent, de l’acier qui se tord, du souffle qui écarte la poussière et de tout ce qui peut se soulever suite à un impact retomber. Je devine qu’il s’est écrasé à quelques mètres de moi et darde mon regard dans la direction de la lueur du Rat Putride. Longue inspiration. Silence. Battement d’aile. Immédiatement je me mets à courir à toute jambes, détalant dans l’obscurité, devinant les formes à enjamber. Battement d’aile. Je me baisse jusqu’à frôler le sol et je peux la sentir, son corps massif qui passe au dessus de moi. Je me redresse en tapant de mon bouclier contre le sol et repars à toute allure avec la même destination. La taverne, la seule bâtisse aux vitres éclatantes. J’entends des bruits de tuiles brisées suivre le vacarme des immenses pattes du monstre qui m’a prit pour cible, les battements de mon coeur qui s’affolent face à cet ennemi invisible. Elle suit mon mouvement, je perçois qu’elle est sur les toits et qu’elle reste à ma hauteur, prête à frapper à nouveau. Attentif, je bifurque subitement quand ses ailes battent à nouveau le vent et qu’une dernière tuile tombe, évitant de justesse la créature qui passe à côté de moi. Cette fois, malgré la pénombre, je peux me rendre compte de son envergure. La bête doit dépasser les deux mètres vingts car je distingue ses deux petits yeux réfléchir la lueur face à lui, surmontant une bouche colossale de laquelle aucun son ne s’échappe, ni grognements, ni respirations, ni râles, rien. J’entrevois la silhouette de ses ailes, dépassant sa tête d’encore un bon mètre avant de disparaître dans la nuit, celle de ses jambes et des griffes que j’entends labourer la boue et briser la pile de bois qui devait être ici.
Je n’ai pas le temps de riposter, ça ne dure qu’une courte seconde, le temps pour elle de piquer, broyer ce qu’elle attrape entre ses serres et repartir en provoquant une bourrasque de ses larges ailes. Je reprends ma course, soufflant comme un ours et secouant la maille qui protège mon corps. Nouveau bruit de tuile brisé à ma droite. Battement d’ailes. Claquement de langue agacé. Je dresse mon bouclier et me crispe, prêt à encaisser le choc. Mais il est bien plus brutal qu’attendu. Malgré mon second bras appuyant contre la rondache, je n’ai pas la force de bloquer l’impact qui me projette au sol. Je retombe en rugissant de douleur, faisant quelques tonneaux avant de sentir un obstacle mou et tiède qui m’arrête. Je saisis le cadavre, Garzok d’après la corpulence, et use de toutes mes forces pour passer par dessus en poussant un rugissement d’effort. La bête s’écrase sur mon bouclier de chair l’instant d’après, broyant son corps comme du bois sec. Je dresse mon épée et frappe avec l’impression de taper contre un rocher.
« Maudit ! »
Quel est donc cette chose !? Maudite cité ! Je me redresse alors que je l’entends battre des ailes au dessus de moi. Peut être plus méfiante. Encore un peu étourdit par le choc, je titube de quelques pas, rejoignant une zone éclairée. Je me sens humilié, devoir ainsi me réfugier dans la lumière alors que je suis un serviteur de l’obscurité. Je reprends mon souffle, suivant des yeux le bruit qu’elle produit en battant des ailes.
« Je t’attends créature ! Je vais te montrer ce que sont les ténèbres ! »
Vociférais-je à son attention tandis que la magie obscure tapie au fond de moi s’agite. Soudain je l’entends, un sifflement qui file vers moi, je rassemble mes fluides et l’instant suivant la zone de lumière devient encore plus sombre que que la rue. Alors que je voyais son visage se dessiner elle est maintenant invisible tout comme moi et je me jette donc sur le sol pour éviter ses griffes. Le bruit est maintenant assourdissant, brique et verre qui se brise, éboulement, cri de surprise et d’horreur. Je me relève pour me remettre à courir de toutes mes forces, laissant derrière moi la bête qui se débat dans ce qu’elle pensait être son allié et le mur qu’elle a défoncé. Je cours, sans m’arrêter, sans me retourner, perçant mon voile de ténèbres pour atteindre la lueur qui illustre mon unique espoir d’échapper à cette bête.
Mon ouïe m’indique qu’elle s’est libérée de l’éboulement, j’entends son corps colossal faire quelques pas dans la rue avant de reprendre son envol. Je ne suis qu’à quelques mètres de l’auberge, brillante comme une étoile.
( Ô Phaïtos ! Est-ce ici que je vais mourir ? Alors que j’ai encore tant à accomplir pour vous servir ?)
Les battements d’ailes se rapprochent. Je peux presque sentir ses griffes se refermer sur moi en me brisant les vertèbres. Je prie de toutes mes forces mon divin seigneur, qu’il m’aide à franchir cette épreuve. Je distingue alors un mouvement proche de moi et je crois pendant un instant être mort.
Je me vois. Aussi clairement que je peux voir l’auberge. Une réplique identique à ma personne, courant comme je cours, le visage rouge d’effort, les cheveux collés au front. Ça ne dure qu’un instant, il disparait aussitôt que les griffes du monstre se referme sur lui. J’écarquille les yeux, est-ce là l’aide de Phaïtos ? Une illusion ? Quoiqu’il en soit je saisis cette chance et parcours les derniers mètres qu’il me manque pour atteindre le Rat Putride.
Je m’affale contre un mur extérieur, sous un perron troué, tendant l’oreille dans la direction des battements d’ailes qui s’éloignent avant de reprendre mon souffle. Je l’ai échappé belle.
« Bah ça alors vous avez réussi à lui échapper ! »
Je tourne la tête, surpris de voir une vieille Sekteg rabougrie tranquillement installée sur un banc en fumant une pipe.
« J’aurais parié que non ! »
Ricane t-elle alors que je me redresse et vocifère entre deux respirations bovines.
« Attendez ! Vous avez tout vu ?! »
« Biensûr ! Je vois très bien dans la nuit ! »
Rétorque-elle en ricanant.
« Et pourquoi n’avez vous rien fait ?! »
« Je n’allais pas me frotter à une gargouille ! Vous êtes marteau ! »
Je darde un regard noir sur cette maudite garce alors qu’elle théorise sur le fait que les émeutes ont dû la déranger avant de poursuivre que dans l’auberge au moins on est tranquille car aucune patrouille n’est assez folle pour déranger une bande de Gazrok ivre.
« Quoiqu’il en soit… Bienvenue Au Rat Putride mon cher monsieur. »
Conclue-t-elle finalement.
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