Potions et Poisons
L’esprit encore échaudé par sa mésaventure avec l’apothicaire, Haple traversa la chaussée à grande enjambée, manquant de bousculer un couple amoureux qui remontait allègrement la grand-rue bras dessus, bras dessous. (
Au diable les gens heureux !) De mauvais poil, elle s’arrêta sur le trottoir d’en face et rangea ses achats dans son sac de voyage sans y mettre les précautions d’usage.
-
Pssst…
Haple tourna un regard irrité en direction du bruit désormais familier.
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Alors, petite, on n’est pas satisfaite de ce que le méchant apothicaire nous a vendu ? provoqua le bonhomme drapé dans l’ombre de la ruelle voisine.
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Mêlez-vous de ce qui vous regarde, répondit l’adolescente courroucé au quart de tour.
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Bien sûr, bien sûr… alors, je vous laisse à vos potions et je retourne aux miennes.
La tournure de phrase était intrigante. Haple ne put s’empêcher de glisser un coup d’œil vers le manteau de l’étranger. Celui-ci l’avait entrouvert comme pour lui montrer quelque chose. Là, accrochés à des anneaux de cuir à peine discernables dans la pénombre, des dizaines de tubes en verre réfléchissaient en un noir éclat la lumière déclinante du soir. Il y en avait des dizaines. Le bonhomme devait être un vendeur. Et vu son lieu de commerce, probablement pas l’un des plus scrupuleux. Haple suspendit son courroux un instant pour déterminer si elle pouvait tirer parti de ce nouveau venu.
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Attendez… sont-elles à vendre ?
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Tout et tout le monde est à vendre, ma petite.
Haple n’avait qu’une envie : laisser sur le carreau cet imbécile qui s’obstinait à l’appeler “ma petite”. Mais elle se raisonna et poursuivi :
-
Je cherche des potions spéciales... Des potions qu’on ne trouve pas forcément dans les boutiques qui ont pignon sur rue…
Haple ne pouvait pas lire la réaction de l’homme sur son visage caché dans les ombres. Le silence qui répondit à son annonce l’informa qu’elle avait fait mouche. En bien ou en mal, elle ne le savait pas encore. Alors, elle décida de montrer ses cartes et sortit une nouvelle fois son sachet d’ortie Vêlevite pour le présenter à son interlocuteur :
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Des potions produites à partir de ce genre d’herbes, par exemple.
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Hum, des « potions » comme celles-ci je n’en transporte pas sur moi, répondit l’autre d’une voix basse et tendue dont toute condescendance avait disparu.
Par contre, il se peut que je sache où en trouver.
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Où ?
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Suivez-moi… l’invita-t-il en se retirant dans la ruelle.
Après une seconde d’incertitude, Haple fourra le sachet d’herbe dans une poche et lui emboita le pas. Ce n’était pas l’option la plus prudente, mais le cas échéant elle savait se défendre. Son hésitation venait surtout du fait que son absence prolongée finirait par paraître suspecte à ses compagnes de voyage si elles s’en apercevaient. Heureusement, après avoir longé les murs de quelques ruelles inhabitées, son guide s’arrêta devant une trappe ouverte à même le sol. Elle avait dû servir à approvisionner ce qui semblait être un commerce abandonné…
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Par ici, lui indiqua le vendeur ambulant en soulevant le pan de bois vermoulu.
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Passez devant, rétorqua sagement l’adolescente.
Avec un rictus amusé, l’homme obtempéra et descendit la pente douce d’une rampe qui s’enfonçait dans une ombre impénétrable. Afin de ne pas le perdre de vue, Haple le succéda sans attendre.
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Fermez la trappe derrière vous, lui ordonna machinalement la voix désormais familière.
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Allumez d’abord une torche ! s’exclama l’adolescente, ne souhaitant pas se retrouver seule dans l’ombre avec cet homme dont elle ne savait rien si ce n’est qu’il trempait dans un louche commerce.
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Pas tant que la lumière serait perceptible de l’extérieur, lui expliqua pragmatiquement celui-ci,
et parlez moins fort.
Haple prit sur elle et referma l’issue en observant disparaître la ruelle derrière elle. Par précaution, elle posa tout de même une main sur son tambour de mendiant et se connecta à ses fluides. Mais, alors qu’elle restait immobile à guetter les bruits de pas qui résonnaient contre les murs et dans ses oreilles nerveuses, une lumière s’alluma à quelques mètres.
Ce fut d’abord l’homme au centre du halo qui attira son attention. L’éclat de la torche le forçait à plisser les yeux et ses pupilles à se rétracter au profit d’iris bleu acier. Des ombres projetées dessinaient ses pommettes hautes et son menton cisaillé, l’identifiant comme un montagnard pur souche. A ceci près qu’il n’en avait ni la stature ni la corpulence : plutôt maigre et guère plus haut que l’adolescente Hinïonne, il ne pratiquait de toute évidence pas beaucoup d’activité physique. En cela, son apparence collait parfaitement avec les lieux.
Alors que l’humain se déplaçait aux quatre coins de la salle pour allumer un à un des flambeaux accrochés aux murs, Haple découvrit qu’elle avait pénétré dans un laboratoire improvisé. Ici, un vieil alambic connectait un brasero à un récipient vide. Là, une table couverte de tâches sombres et de brulures accueillait pêle-mêle bocaux épars, mortiers fissurés et grimoires poussiéreux. L’antre du discret apothicaire n’avait pour ainsi dire rien en commun avec celui qu’elle avait visité quelques minutes auparavant.
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Bien, l’interrompit le propriétaire des lieux avant de l’inviter à le rejoindre devant un coffre en bois.
J’ai quelques options qui pourraient vous intéresser.
Haple se rapprocha à la fois curieuse et dubitative. En soulevant le toit du coffre, l’apothicaire révéla une dizaine de flacons rangés méticuleusement et protégés dans du papier de soie. Le contraste avec le reste de la pièce était saisissant et Haple en déduisit la valeur de ces marchandises. Comme pour confirmer son analyse, l’apothicaire sortit l’un deux et en fit délicatement tournoyer le liquide incarnat devant ses yeux amourachés.
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Papillon de sang et nays : pour les ennemis… expliqua-t-il à l’attention de sa cliente.
Cependant, celle-ci secoua la tête, mal à l’aise. Non pas que les ingrédients aux noms explicites ne lui fissent froid dans le dos, mais le flacon n’était pas étiqueté et Haple ne put s’empêcher de suspecter le vendeur de mentir sur la composition du liquide. Si bien que lorsqu’il lui présenta ensuite un flacon au contenu bleu électrique en l’accompagnant de la précision « pour les ennemis aussi », la ménestrelle l’arrêta net.
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Pourquoi ces flacons ne portent-ils pas d’étiquette ? lui demanda-t-elle de but en blanc en espérant le prendre au dépourvu.
L’homme ferma la bouche et inclina la tête sur le côté en regardant l’elfe devant lui avec incrédulité.
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Pour la même raison que je n’indique pas le chemin de mon laboratoire avec un signe lumineux « Potions et poisons » accroché sur la grand-rue… Petite, les autorités ne voient pas d’un bon œil le commerce de marchandises telles que celles-ci. Bien que ça ne les empêche pas d’en utiliser pour régler leur différents… diplomatiquement, conclut-il en replaçant précautionneusement le poison bleu dans le coffre.
Haple entendit la vérité dans son propos. Néanmoins, elle resta fidèle à son premier instinct : ne pas faire confiance à un homme qui vit de secrets et de malice. Elle lui rappela donc le but de sa visite :
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Je comprends… et donc, pourriez-vous créer un poison avec l’ortie Vêlevite que j’ai sur moi ?
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Non, impossible, trancha sèchement l’apothicaire avant d’ajouter devant la mine déconfite de sa cliente :
c’est juste que mon alambic est cassé.
Haple jeta un regard en arrière pour regarder l’objet incriminé tandis que l’autre poursuivait :
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Tant que je n’aurai pas vendu au moins un flacon, je ne pourrai pas financer la réparation…
Une idée germa dans l’esprit de la géomancienne en herbe.
-
Faites-moi voir, lui demanda-t-elle en se dirigeant devant la structure cuivrée aux allures de vieille marmite.
L’apothicaire la suivit et attira son attention sur une jointure qui avait lâchée là où le bec de l’alambic rejoignait le ballon de chauffe. Haple sourit, confiante, et se tourna vers l’humain :
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Je vous propose un marché : je répare votre alambic et en échange vous me préparez gratuitement un distillat d’ortie Vêlevite.
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Vous n’y pensez pas ! Je ferai bientôt banqueroute si je travaille pro bono.
Haple songea intérieurement qu’il n’y avait rien de
bono dans son œuvre et que, de toute façon, son affaire n’avait pas l’air de prospérer… mais elle se retînt, préférant avancer un argument plus constructif :
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Vous l’avez dit vous-même : la réparation de l’alambic vous couterait le prix d’au moins un flacon... Allons, c’est un échange équitable que je propose.
L’apothicaire réfléchit un instant puis céda à la ménestrelle d’un hochement de tête résigné.
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Et comment comptez-vous vous y prendre ? demanda-t-il circonspect.
Haple ne s’embarrassa pas de réponse et posa ses mains sur le métal froid pour l’interroger. Que lui était-il arrivé ? Où la trame métallique avait-elle été rompue ? (Là). Sous ses doigts, elle détecta un renfoncement qui précédait la faille indiquée par son propriétaire. (
Un choc à chaud…) La surface métallique rendue malléable par la chaleur avait dû se déformer à l’occasion d’un coup avant que l’alambic n’ait eu le temps de refroidir. C’était bienheureux pour l’aspirante empoisonneuse car si un morceau de matière avait été détaché du tout, elle n’aurait rien pu faire. Remanier la matrice minérale, remodeler une forme métallique… oui. Mais pas créer de la matière.
Alors, confiante, la géomancienne caressa la bosse métallique sous ses doigts, invitant les atomes de cuivre à reprendre leur place, un à un, entrainés dans une danse paisible par les grains de sa peau d’albâtre. La procédure se montra efficace : au bout de quelques minutes seulement, une membrane diaphane recouvrait la fissure, et bientôt le matériau y retrouva sa consistance d’antan.
Haple se recula pour mieux observer le résultat. Un murmure appréciatif derrière elle l’informa que l’apothicaire partageait sa satisfaction : le trou était réparé. (
Mais… peut mieux faire)
-
Un instant, lâcha-t-elle distraitement en plaçant cette fois ses paumes à plat sur l’instrument d’alchimie cabossé.
Sans y avoir été invitée, la religieuse en parcouru la circonférence à geste très lents. Comme dans un exercice de médiation par le mouvement. Elle laissait derrière ses mains un métal rajeuni, rutilant, sur lequel aucune rayure ni bosse ne diminuait plus les reflets cuivrés que la lumière des flambeaux en tirait. Lorsque, après une spirale ascendante, elle parvint au bec, Haple joignit ses mains autour du cylindre et entrecroisa ses doigts pour mieux imposer une pression uniforme, descendant le long son axe avec un geste presque sensuel. Lorsqu’elle en eu enfin fini, une perle de sueur tomba de ses sourcils dans le récipient au-dessus duquel le bec déverserait bientôt le précieux liquide qui avait motivé son effort magique.
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Pas mal ! Ça lui donné un coup de jeune. La chaleur en sera d’autant mieux répartie, analysa le spécialiste avant de s’esclaffer :
Je crois même qu’il n’aura jamais aussi bien fonctionné !
Haple, ne souhaitant pas perdre de temps, lui tendit son sac d’ortie l’air de dire (
A ton tour maintenant). Un sourire au lèvre, l’apothicaire s’en saisit en lui promettant un bon rendement et versa les feuilles séchées dans le ballon. Ensuite, l’homme se dirigea vers un bassin en pierre accolé à un mur et en ramena une pleine louche d’eau claire pour approvisionner l’alambic. L’instant suivant, il allumait le brasero sous le ballon au moyen d’une longue allumette en bois. De toute évidence, ce n’était pas la première fois qu’il effectuait cette routine.
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Combien de temps ça va prendre, demanda Haple en songeant que son absence prolongée du gîte allait commencer à paraître suspecte…
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Pas longtemps, lui répondit l’apothicaire en s’asseyant sur un tabouret bancal et en invitant l’adolescente à faire de même.
Si vous aviez voulu combiner l’ortie avec d’autres composés, ç’aurait été une autre histoire, mais là… ça ne prendra guère plus de temps que si on prenait le thé.
Et en effet, au bout de quelques minutes, l’eau se mit à frémir et peu après le bec pleurait les premières gouttes d’essence d’ortie. Sans pour autant perdre des yeux le précieux goutte à goutte, Haple rompit finalement le silence :
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Ça fait longtemps que vous êtes installé dans cette cave ?
-
Un peu moins d’un an, lui répondit l’intéressé d’un ton léger, lui aussi contemplant l’œuvre au noir.
Avec l’arrivée des Magide sur le siège ducal, mes talents sont devenus plus recherchés à Pont d’Orian. Et comme les commerçants quittaient le bourg les uns après les autres, je n’ai pas eu grand mal à trouver où m’installer à l’abri des regards.
Haple se remémora les ruelles par lesquelles il les avait conduits à son laboratoire. En effet, les boutiques qu’ils avaient passées – laveries, quincailleries ou encore une auberge – semblaient avoir mis la clé sous la porte.
L’humain se leva pour aller chercher deux flacons de petite taille et repris :
-
Dans un premier temps, je préparais surtout des remèdes contre les maladies vénériennes et la gueule de bois. Parce qu’ils font la fête là-haut au château depuis que ce cher Eustache a pris les rênes de la cour.
(
Eustache ?) Le nom lui disait quelque chose.
-
Puis, on m’a commandé des antidotes contre différents poisons. Et pas des plus gentils. Alors je me suis dit qu’il y avait un marché… pour les deux.
L’apothicaire revint. Son visage n’exprimait ni malice, ni remord. Un pragmatisme marchand, tout simplement. Ce qui lui gagna la sympathie de l’elfe qui l’observa respectueusement éteindre la flamme sous le ballon au moyen d’une soucoupe en pierre. Et tout deux attendirent en silence que la dernière goutte ne s’extirpe du long bec cuivré et ne tombe dans le récipient sous-jacent.
Alors, l’humain s’empara d’un minuscule entonnoir qu’il positionna sur le premier flacon. Avec une précaution qui en disait long sur la dangerosité du produit, il versa d’un geste souple l’équivalent d’un encrier dans le récipient final, puis répéta la procédure avec le second flacon. Enfin, il chauffa sur les braises encore chaudes du braséro une barre de cire de couleur sang de bœuf et scella les précieux flacons hermétiquement. Là. Aucune goutte ne s’en échapperait malencontreusement.
Lorsqu’il les lui tendit, Haple réalisa qu’elle tremblait d’excitation. D’appréhension aussi… Elle examina le liquide en transparence à la lumière d’un flambeau mural s’attendant à découvrir un liquide d’un vert émeraude. Sa déception fut à la hauteur de son emballement : on aurait dit de l’eau. Parfaitement transparente…
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Vous êtes sûr que…
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Sûr. Et je ne te conseille pas de le tester sur toi pour en avoir le cœur net.
Haple le crut. De toute manière, elle ne pouvait rien y faire s’il lui mentait. Et sur cette pensée philosophe, l’adolescente rangea sa nouvelle arme contre les Sœurs Nétone et Nacota dans son sac avec une pensée pour le jour joyeux où elle les regarderait danser de douleur.
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Bon, il faut que j’y aille, annonça-t-elle en se dirigeant vers la trappe.
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Attendez, j’éteint les flambeaux.
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C’est que je suis pressée…
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On avait pas encore compris qu'elle était pressée… marmonna l’apothicaire en s’éloignant d’un pas vif.
En l’espace d’une minute, ils étaient de nouveau plongés dans le noir, Haple suivant les mouvements de l’humain au bruit de ses pas jusqu’à ce qu’elle entende :
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Vous savez où me trouvez si jamais vous changez d’avis pour mes autres marchandises.
(
Oui, oui…) Et Haple sortit en courant dans le crépuscule pour rentrer avant la nuit tombée et ainsi éviter les questions gênantes de ses consoeurs.