Piqué au vif, l’elfe blanc répond d’une voix déterminée et sûre qu’un dénommé Kassar s’occupe d’elle et qu’à son avis, elle doit déjà être tirée d’affaire. Une certitude que je ne partage qu’en espoir car, une fois encore je trébuche sur ses propos, ne sachant si je dois m’inquiéter ou non de l’entendre dire que ce Kassar est "bien outillé". Mon incapacité à mettre un visage sur ce nom ne m’aide pas non plus, aussi je me démène pour ne penser qu’à ce que je suis capable de faire plutôt qu’au reste.
Tina, arrivée quelques secondes avant, m’informe que Cromax ne pourra nous venir en aide. A l’opposé de cette pièce, à l’entrée de la grande salle aux alcôves, des invités se pressent. Elle les nomme invités, mais son regard ne feint pas la désinvolture ; les gardes du palais qui nous poursuivaient n’attendront pas longtemps avant de forcer l’entrée.
Cherchant activement maintenant le mécanisme d’ouverture du passage secret, j’inspecte en premier lieu les deux luxueux miroirs encadrés d’or, puis l’arrière d’une commode, en vain. Des anneaux en métal sont disposés çà et là sur le mur. Une originalité en soi, tant par leur présence que leur disposition. Quant à savoir à quoi ils servent, cela m’inspire des pensées inconvenantes en pareil moment aussi, je me dépêche de me remettre au travail, saisissant l’un deux lorsqu’une douce chaleur se fait sentir autour de moi.
Je manque de m’étouffer de stupeur et recule de plusieurs pas en voyant une étrange et ardente créature s’approcher directement d’un autre anneau et, d’un geste parfaitement maîtrisé, enclencher le mécanisme.
Incrédule, j’observe cette créature humanoïde, féminine, aux courbes plutôt voluptueuses et à la peau nuancée d’orange. C’est d’elle qu’émane la chaleur ressentie tantôt et c’est la seule chose qui m’empêche de croire à une hallucination. Ses cheveux sont noués en une mèche unique dont les couleurs varient du jaune étincelant au rouge flamboyant. Elle est face à moi et pourtant, je peine à croire ce que je vois, peut-être même plus que de voir Cromax se transformer en dragon. Eux font partis des contes et légendes mais cette beauté … je ne suis pas sûre de pouvoir appréhender ce qu’elle est. Un hoquet m’échappe quand même, comme pour exorciser mon état.
« Woua ! … J’vais même pas demander c’que vous êtes. J’vais faire semblant que tout est normal ici mais … wouaou ! »
Sans brusquerie, elle se tourne vers moi, féline et sauvage, hausse fièrement un sourcil et me fait un clin d’œil avant de faire face à Faëlis et Tina.
Je m’attends presque à entendre la voix de Cromax sortir de la bouche de la créature mais il n’en est rien, bien au contraire, sa voix est chaude et impérieuse.
« Poursuivez-les, où qu’ils aillent. Ne les lâchez pas, pistez-les, interrogez les gardes s’il le faut. Faites un crochet par les écuries royales. Deux montures vous y attendent : Lune et Nuit. Dites venir de la part de Cromax. »
Aussitôt, l’idée de sortir ainsi en plein Kendra-Kar me paraît aussi folle que celle de les laisser s’enfuir. A la hâte, je commence à fouiller les armoires et les commodes qui ne sont pas fermées à clé, à la recherche de manteaux ou de capes.
De toute évidence, je ne suis pas la seule à être restée coincée sur l’existence d’une telle créature. Faëlis, encore figé et pensif se met soudain à balbutier et lui demander qui elle est, lui donnant du gente dame comme si nous nous trouvions au milieu de nobles oisifs. Elle avance vers lui d’une démarche si féline qu’elle semble danser et lui offre une réponse tout en nuance de mystère à mes oreilles, se disant être liée à Cromax au point d’être lui et inversement … tout en étant, si mon intuition ne me fait pas défaut, une personne différente.
Un nouvel imbroglio que je mets de côté sans mal, de peur de perdre ce qu’il me reste de tangible à l’esprit.
A l’inverse de Faëlis qui semble suffisamment satisfait de la réponse pour s’engager dès à présent dans l’ouverture, espérant que j’en sais plus sur leur destination pour ainsi gagner du temps.
« Oui et non »
Une réponse comme je les hais mais, cette fois, c’est on ne peut plus vrai. J’ai une direction plutôt précise vers une immense forêt où ils peuvent bifurquer à tout moment et une indication claire d’un lieu que je ne connais pas. Sans Cromax ou Pulinn, nous ne sommes guère plus avancés. Si ce n’est que la grande braise ici présente dit ne faire qu’une avec Cromax, et elle savait exactement quel anneau tirer pour ouvrir la trappe.
« Ils vont vers le duché de Luminion, à travers la forêt, un clan où il est sûr d’être en sécurité … ça vous dit quelque chose ? »
Elle se tourne vers moi aussitôt, les yeux fendus d’un regard intrigué par mes mots.
« Le clan des roses ! Dit-elle sans hésitation.
Un ancien château fort … une ruine en vérité. Elle est située au centre du Duché, à la frontière entre la Sylve des premiers âges et du Massif des Jumeaux, là où la forêt croise la montagne en un tout facilitant la dissimulation. Il n’est guère aisé de le trouver sans le connaître, loin de toute route majeure. »
En d’autres termes, on va devoir chevaucher à travers une forêt dont la seule route commerciale ne ferait que nous éloigner de notre objectif, et espérer un petit miracle pour trouver ce château avant qu’ils n’en repartent pour une autre destination.
Quant à ma fouille, elle ne donne rien si ce n’est un aperçu plus précis de ce que doit être la vie de Pulinn. Nulles capes et nuls manteaux dans ses armoires, seulement des habits légers en totalité blancs et tous si fins qu’on voit à travers. La dame n’a visiblement jamais froid.
Mais la compagne de Cromax ne faisait qu’une pause.
« Vous n’aurez qu’à viser juste en gros » dit-elle sur un ton insouciant proche d’une plaisanterie.
« Cromax vous aura rattrapé et retrouvé d’ici là. »
Me voilà rassurée ! Tout ce que j’aime, courir droit vers le danger en compagnie d’inconnus et compter sur la chance ou en l’occurrence, la chance d’un autre de détecter la trace de trois petites silhouettes vues du ciel.
Lorsque ses derniers mots énigmatiques s’échappent de sa bouche, nous nous concertons du regard. Malgré l’improbabilité de notre réussite, aucun de nous n’hésite à acquiescer à la silencieuse question : y allons-nous ?
« Oh et … une dernière chose. »
Aucun doute sur la personne à qui elle s’adresse, son regard est planté dans le mien. Pas aussi nonchalante que précédemment, elle continue sur un ton que je ne parviens pas à décrire, pas tout à fait malintentionné ni sadique mais l’effet n’est pas si lointain.
« Cromax veut et va t’avouer un truc plutôt lourd, chérie. S’il tarde trop … rappelle-le-lui. »
La garce, me dis-je en souriant intérieurement tant je me reconnais dans la manière de faire. La boule qui se coince dans ma gorge en revanche me rappelle que même si je ne le laisserai pas se soustraire à cette discussion ; je vais avoir toutes les peines du monde à l’encaisser sans m’effondrer. Je n’ai passé que quelques minutes, la première nuit, à penser à « comment » j’étais morte ; je n’ai jamais pu recommencer. Cromax sait ce que j’ignore, il était là. Il est celui qui va enfin mettre un terme à ce vide infernal qui sépare l’avant et l’après ma mort ; mais à quel prix ?
Je repense alors à Pulinn dont la vie ne tenait plus qu’à un fil lorsque je suis passée près d’elle, s’est-elle éteinte une poignée de secondes avant que le dénommé Kassar ne parvienne à elle. Faëlis paraissait plutôt sûr de lui quant à ses chances même si je ne sais toujours pas ce qu’il entendait par bien outillé.
« Et Pulinn, elle est vivante ? » Demandé-je en sortant de mes pensées morbides.
Plutôt sanguine, la demoiselle ne cache pas ses émotions et c’est en arborant un air exagérément las qu’elle me répond.
« Mouais. Semblerait. »
Il me serait facile d’effacer le sourire sur mon visage mais, d’une part, je suis heureuse pour Pulinn et d’autre part, savoir que j’ai touché un point sensible me ravi.
Au même instant, l’homme en haillons portant son masque blanc pénètre dans la pièce, marchant au ralenti pour soutenir et aider Pulinn. Elle avance pas à pas, le corps courbé en avant et ne tenant debout que grâce à lui et un bâton qu’elle tient en tremblant. Elle a le visage cerné par la fatigue et les souffrances endurées, le regard encore vide mais elle est bien en vie. Croisant le regard de celui que j’estime être Kassar, je le remercie infiniment pour ce qu’il a fait pour Pulinn avant de donner rendez-vous au clan à l’ardente créature.
Je m’oblige à garder confiance mais la liste commence à s’allonger à chaque minute qui passe.
Nous nous hâtons ensuite dans les escaliers et longeons le tunnel souterrain jusqu’à d’autres marches montant vers la sortie fermée par un grille rouillée et sale.
« Attendez, leur dis-je lorsque la luminosité qui passe par la grille est suffisante pour se voir.
Il y avait un de ces gardes en rouge là dehors quand Zarnam et la femme sont sortis, il n’est peut être pas parti, soyons vigilants en sortant. De l’autre côté, c’est une ruelle étroite qui serpente entre plusieurs arrières cours. On va devoir aller chercher les chevaux, mais pas dans cet état. On doit se faire discret, tous les gardes témoins de notre arrivée sur la place ne sont peut être pas à la porte du Temple. Tina, vous avez de quoi vous changer ? On pourra se laver à un puits pas très loin … »
Faëlis m’interrompt et nous informe qu’il possède quelque chose pouvant nous éviter de perdre du temps au puits, qui se trouve a priori dans sa gourde et a pour effet de tout laver. Devant mon air plus que dubitatif, il s’exécute et boit une gorgée de son élixir magique. Les tâches de sang s’estompent après quelques secondes à peine, la moindre petite trace de saleté disparaît de ses cheveux et ses vêtements, et j’ai même l’impression de sentir une odeur de fleur exotique. Ce monde ne tourne décidément pas rond ! La magie et les mages, j’ai fini par m’y faire même si ça m’effraie un peu ; les gens qui se transforment en oiseau ou en dragon, une fois passé la surprise et les questions irrationnelles, j’encaisse ; les créatures ressemblant à des élémentaires, je divague presque ; mais des trucs à boire qui lavent … quel genre de cerveau gangréné par la magie peut inventer de telles choses, et comment ?
L’Hinion me tend sa gourde et me précise, comme allant de soi, de penser à une fleur. Je ferme les yeux et bois une gorgée de sa mixture en grimaçant. La chose n’a pas de goût particulier et je finis par desserrer les poings en réalisant qu’on ne ressent qu’un vague chatouillement sur la peau.
« Merci, dis-je en respirant le parfum de jasmin sur ma peau.
Vraiment louche comme invention mais merci. Je vais aller au marché pour acheter des vivres et de l’équipement, si vous avez besoin de quelque chose de précis, dites-le moi. Je vous retrouve aux portes de la ville. »