L'Auberge du Lion

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Yuimen
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L'Auberge du Lion

Message par Yuimen » mer. 27 déc. 2017 15:22

L'auberge du Lion
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L’auberge du Lion est sans conteste l’une des plus luxueuses auberges de Kendra Kâr. Ici, il n’y a pas de ripailles et de rires gras, seulement du calme et de la sérénité. La salle principale est vaste et artistiquement ornée quoique vide la plupart du temps car les résidents de l’auberge préfèrent généralement dîner dans leurs appartements privés. Il en existe plusieurs tailles proposées à la location, de la suite pouvant accueillir un riche noble et ses proches à la chambre individuelle quoique largement spacieuse et éclairée. Chaque chambre est également attenante à une salle d’eau privée composée de latrines nettoyées à l’aide d’un système d’eau sous pression et d’une baignoire alimentée par de l’eau courante, fait assez rare à Kendra Kâr pour le noter.

Les maîtres mots de l’établissement sont « discrétion », que ce soit la discrétion des serviteurs lorsqu’ils accomplissent leurs tâches ou dans le respect de l’intimité et la vie privée des clients, et « efficacité » car tout doit être mis en œuvre pour répondre aux diverses demandes, aussi saugrenues soient-elles, de leurs hôtes. Et pour ce faire, Octavie et Aimé, les propriétaires policés, sont absolument intransigeants avec leurs employés tout en étant des plus agréables avec leurs clients. Et c’est réussi, car la renommée de l’auberge s’étend bien au-delà des seuls murs de Kendra Kâr.

Les clients en question sont souvent des nobles provinciaux de passage en ville ou de riches bourgeois souhaitant un peu d’intimité. Il existe parfois quelques dignitaires à l’aspect étrange, de races rarement vues à Kendra Kâr, mais ici, aucune allusion n’est faite au passé ou au présent de l’hôte, tant que celui-ci a la bourse pour se payer ce luxe.

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Yurlungur
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Re: L'Auberge du Lion

Message par Yurlungur » mer. 4 sept. 2019 15:27

...

Le soir tombait. Le lendemain, à l'aube, il lui faudrait prendre un aynore pour le Naora : c'était le moment parfait pour rendre une visite courtoise à Aurélia. Celle-ci, elle le savait, logeait à l'auberge du lion – elle n'était visiblement pas une habitante de Kendra Kâr même, peut-être des Duchés, ou de Bouhen. Dans tous les cas, après vingt-deux heures de trajet en cynore, elle allait au moins rester quelques jours à Kendra Kâr avant de repartir chez elle en calèche. Bouhen-Oranan étant une ligne desservie par Air Gris, elle avait à faire à Kendra Kâr si elle restait un moment ici. L'obscurité tombait lentement sur la cité blanche et Yurlungur sourit à la nuit qui venait.

Le quartier du lion d'or était plutôt riche : elle parvint néanmoins à trouver une ruelle peu fréquentée et, à couvert de l'ombre des murs et de quelques tas de déchets, elle se métamorphosa à nouveau. Cette fois-ci, le pouvoir était bien mieux maîtrisé : elle parvenait à le déclencher consciemment sans se laisser submerger par lui. Elle contempla un moment son allure, puis, vérifiant que personne ne passait trop – il était déjà tard pour rôder dans ce quartier luxueux – elle sortit de sa cachette et s'avança vers l'entrée de l'auberge.

L'intérieur était paré de dorures à en vomir. Après avoir demandé à quelques ivrognes dans l'auberge où elle logeait elle-même, elle avait bien compris que le lion d'or était un établissement d'excellence : mais elle ne s'était pas vraiment imaginée pour autant les lustres en cristal et les réceptionnistes si mielleux qu'ils pourraient fournir Kendra Kâr entier un hiver durant. Celui-ci la voyait arriver avec un air surpris.

« Madame Hautefourchette ! Je vous pensais rentrée, tiens, votre clé n'est plus là...
- Oui, je sais... »

Yurlungur constata qu'elle avait la voix d'Aurélia. Ce détail la frappa sur le coup, et elle songea que c'était tout de même quelque chose à quoi elle aurait dû penser bien avant. Que serait-il arrivé si elle avait répondu avec sa voix de jeune fille ? Cet instant d'étonnement passé, elle reprit, tentant de garder son calme et d'imiter les manières hautaines d'Aurélia qu'elle avait observées dans le cynore, avec un succès mitigé.

« Je suis partie en vitesse il y a une demi-heure pour... des affaires personnelles. »

Est-ce que cela passerait ? Le réceptionniste sourit avec hypocrisie.

« Je comprends tout à fait madame. Je devais être occupé ; mais vous pouvez tout à fait garder la clé lors de vos sorties.
- Eh bien, justement... Je suis terriblement confuse, lâcha Yurlungur qui se sentait grisée par la réussite actuelle de son plan, mais je crains avoir égaré la clé dans ma précipitation. N'auriez-vous pas un double ? »

Le réceptionniste lui adressa un regard où il mit une tristesse immense.

« Bien sûr, mais nous serons contraints d'ajouter des frais de perte à votre note, madame Hautefourchette.
- Cela va de soi, se hâta d'acquiescer Yurlungur-Aurélia, qui se saisit brusquement de la clé. Devant la surprise du réceptionniste à un mouvement si brutal, elle lâcha : Je suis éreintée par ma journée. Je souhaite me reposer à présent : qu'on ne me dérange pas.
- Madame, je dois vous rappeler que le service des chambres passera dans vingt minutes dans vos appartements. Comme vous êtes restée toute la journée à l'intérieur et que nous ignorions que vous étiez sortie...
- Très bien, très bien, concéda Yurlungur en s'éloignant. »

Elle se sentait pleinement satisfaite de n'avoir pas été grillée dans son rôle. Il lui semblait qu'elle s'en sortait fort bien. Elle lança toutefois, en s'approchant de l'escalier pour monter à l'étage, quelques regards rapides vers le réceptionniste. Mais ce dernier s'était entièrement détourné d'elle et semblait lire ou écrire sur un papier derrière son comptoir. Tant mieux.

Elle monta un étage, chercha un peu, puis comprit qu'il n'y avait là que les chambres de numéro compris entre cent et cent quatre-vingt-dix-neuf – enfin, sans doute un peu moins – alors qu'Aurélia vivait au deux cent trois. Elle monta d'un étage supplémentaire et s'avança vers “sa” chambre, qu'elle ouvrit délicatement. Elle se glissa à l'intérieur et referma derrière elle, faisant tourner la clé dans le verrou et la laissant là sans la retirer, avant de récupérer sa forme usuelle.

À l'intérieur, Aurélia dormait, affalée sur son lit. Elle ressemblait, pour l'assassine, à une grosse baleine échouée sur le rivage. Et elle vivait dans un tel luxe ! Partout, c'était soieries, tapisseries, velours et or ; le lit à baldaquins était superbe ; les rideaux d'un rouge pourpre, la couleur dominante des tapis, du lit et de toute la pièce, étaient presque entièrement tirés, ne laissant filtrer qu'une vague lumière à l'intérieur. On entendait le ronflement sonore de la grosse dame.

Yurlungur s'avança sans un bruit et contempla toutes ces richesses. Une rancœur sourde montait en elle. Cette femme, cette femme si hautaine et insupportable, vivait dans un tel bonheur !
C'était une confusion fréquente chez la jeune fille, et chez beaucoup d'enfants dahràmais qui attendaient avec impatience le jour où ils rejoindraient l'équipage d'un capitaine pirate revenu avec des richesses dantesques, de confondre richesse et bonheur. Il semblait impossible à la jeune fille qu'Aurélia, entourée d'autant de faste et d'opulence, puisse être malheureuse. Elle nageait dans le plus pur bonheur, au contraire de Yurlungur qui devait se battre et risquer sa vie pour gagner son salaire, elle possédait la félicité dans ses mains grasses, et pourtant elle se montrait odieuse avec sa voisine en cynore. Non, Yurlungur était déterminée à ne lui accorder aucune pitié.

Elle s'approcha du lit et, lentement, déchira le velours du rideau de sa dague – la simple. Elle songeait que la dague de la Trinité ne valait pas une victime aussi méprisable. Une fois un bon morceau en main, cela avait une longueur acceptable pour un bâillon : elle s'approcha d'Aurélia, qui dormait sur le ventre en petite chemise et lui passa rapidement le bâillon autour du visage, le serrant bien fort.

Cela réveilla l'infortunée victime, qui commença à se débattre en essayant de se relever : Yurlungur lui ouvrit sans hésiter une large plaie en travers du dos, de laquelle un flot de sang se mit à dégouliner. Aurélia, les yeux remplis d'horreurs et gémissant à travers son bâillon, se retourna et commença à pleurer en se trémoussant sur son lit. Le rouge de son sang se confondait avec le dessus de lit pourpre, et les tâches sur les draps blancs avec les pétales de roses disposées par l'hôtel.

« Aurélia... Aurélia Hautefourchette... »

Mais l'intéressée gigotait en essayant de reculer sur son lit et faisait un bruit croissant.

« Ta gueule ou je te tranche les jambes et je te regarde mourir. »

Aurélia fut un instant muette de surprise, les yeux écarquillés, puis cessa ses gémissements, se contentant de sangloter en haletant et reniflant bruyamment, à peu près tranquille sur le lit.

« Aurélia Hautefourchette, vous m'avez méprisé dans ce trajet en cynore, vous souvenez-vous ? Vous m'avez écrasée de tout votre poids, vous m'avez accusée, et vous m'avez empêchée de regarder par la fenêtre alors que c'était la première fois que je volais en cynore et que vous ne comptiez même pas regarder, vous. »

Elle avait prononcé ces paroles avec une animosité réelle et une rancœur palpable.

« Pour ces crimes, pour m'avoir défiée moi... Je vous condamne à mort. »

Il fallut un instant à Aurélia pour assimiler la sentence : elle voulut sans doute hurler à travers son bâillon, mais Yurlungur fut plus rapide. En un instant, elle eut la gorge tranchée : de sa bouche ne sortit plus une onde sonore capable d'alerter un domestique, mais un flux de sang qui imbiba le bâillon blanc, et déborda. Les yeux d'Aurélia tournèrent un instant, puis elle ne bougea plus.

Yurlungur se sentait pleinement satisfaite. Il s'agissait davantage d'une vengeance que d'un meurtre – même si le meurtre couronnait la vengeance - : ce qui était important, c'était la mise en scène. Tuer Aurélia dans son sommeil, sans qu'elle ne se rende compte de rien, sans qu'elle ne souffre, sans qu'elle ne voie le visage de son bourreau et qu'elle n'entende les raisons de sa mise à mort, c’eût été bien moins jouissif.

Elle était donc dans cet état d'extase lorsqu'on toqua à la porte. (Zut. Le service des chambres.) Elle tenta de se métamorphoser en Aurélia pour leur dire de dégager, mais cela ne marchait plus. Frénétiquement, elle trempa un doigt dans le sang abondant de la Kendrane, l'avala aussitôt puis tenta de nouveau la transformation. Rien à faire. C'était brutal. L'instant d'avant, elle en était sûre, elle en était encore capable ; maintenant, plus du tout. C'était fâcheux. Cela lui coupait non seulement la possibilité de cacher le crime au domestique qui allait entrer d'une minute à l'autre, mais également toute retraite paisible. Elle réfléchit en vitesse. Le crime allait être découvert – elle le savait et comptait repartir avec la forme d'Aurélia pour n'être jamais suspectée. Mais si on la voyait fuir, elle, qui n'avait auparavant jamais mis les pieds dans l'auberge, elle serait probablement accusée ou au moins suspectée et convoquée à la Milice dans la nuit ; son signalement serait dans tous les cas donné et elle ne pourrait pas embarquer à bord de l'aynore le lendemain. Et l'apparence d'Aurélia lui échappait ! Était-ce parce qu'elle était morte ? Elle y était arrivée deux fois sans souci : ça devait être ça...

Le domestique toqua à la porte avec davantage d'insistance.

« Madame Hautefourchette ? Je viens pour nettoyer la chambre. Je ne peux pas rentrer, vous avez laissé la clé dans la porte ! Madame Hautefourchette ? Vous allez bien ? »

L'absence de réponse semblait l'alarmer. Elle ne pouvait pas jouer à l'autruche. Tant pis.

« Oui, oui... J'arrive ! J'étais endormie. »

Elle parlait suffisamment fort pour qu'il l'entende, mais suffisamment bas pour qu'il ne puisse pas, à l'ouïe, reconnaître sa voix à travers le mur. Elle poussa rapidement le corps d'Aurélia pour qu'il tombe du lit, du côté opposé à la porte, afin que le domestique ne la remarque pas en entrant. Le bruit de la chute s'entendit à peine, amorti par la graisse autant que par les tapis. Elle saisit un chandelier sur la table de nuit et s'approcha enfin de la porte. Il ne fallait pas qu'il la voie : la seule voie de sortie était d'emprunter son apparence à lui pour fuir rapidement. Mais si sa théorie était exacte, il devait rester en vie : l'idéal serait de l'assommer alors qu'il entrait, et de refermer aussitôt derrière lui.

Lorsqu'il ouvrirait, elle serait glissée dans le petit espace entre la porte et le mur. Il pénétrerait, elle le frapperait brutalement avec le chandelier – plusieurs fois si nécessaire. Il faudrait refermer derrière lui juste après, et l'attacher, le bâillonner, et ainsi de suite. Elle avait assez de rideaux et de soieries à disposition pour ça. La main tremblotant légèrement, elle fit tourner la clé dans la porte pour ouvrir le verrou avec un déclic caractéristique, puis se plaqua au mur, sans un bruit.

Le domestique entra, précédé d'une sorte de table roulante sur laquelle étaient posés, soigneusement pliés, des draps propres et divers ustensiles de nettoyage. C'était un gars typiquement Kendran, aux cheveux blonds et à l'uniforme irréprochable. Il fit quelques pas dans la pièce et demanda :

« Madame Hautefourchette ? »

Lorsqu'un chandelier s'abattit avec un gros “bong” sur son crâne. Il s'étala au sol et ne bougea plus : Yurlungur referma précipitamment la porte, verrou compris – et laissa la clé dessus.

« J'espère que je ne l'ai pas tué, chuchota-t-elle à elle-même. »

Puis, s'approchant du corps, elle mesura son pouls, et fut rassurée. Le laissant pour l'heure en plan par terre, elle entreprit de déchirer rapidement les autres rideaux du lit à baldaquin, sur des longueurs conséquentes. Elle attacha le domestique par les pieds, par les poings, puis les poings avec les pieds, et enfin le bâillonna. Par décence, elle n'utilisa pas le même bâillon que pour Aurélia. Yurlungur avait tout de même un minimum de délicatesse. Elle lui fouilla les poches pour vérifier qu'il n'avait aucun objet coupant et écarta suffisamment son chariot, le laissant étalé par terre, loin des murs et de tout mobilier.

Puis, tout doucement, elle lui entailla la joue de sa dague, un peu au-dessus du bâillon. Une goutte perla sur sa dague : elle approcha sa langue et la lapa. Un instant de concentration plus tard, elle était devenue le domestique en personne, uniforme compris. Un poids immense fut retiré de ses épaules.

Elle s'apprêtait à quitter définitivement cette pièce qui commençait à puer un peu la mort, au sens propre, lorsqu'une dernière idée lui vint. Elle ouvrit tous les tiroirs, toutes les armoires et fouilla dans chaque recoin jusqu'à trouver ce qu'elle cherchait. Des yus, et des bijoux. Aurélia n'avait même pas pensé à fermer le coffre personnel mis à sa disposition par l'auberge. Elle se servit rapidement, puis, l'angoisse croissant, retourna prestement à la porte et referma à clé derrière elle.

Dehors, dans le couloir, elle prit un air naturel pour se diriger vers l'escalier. Alors qu'elle s'apprêtait à descendre, un domestique la héla, furieux.

« Ianis ! Qu'est-ce que tu fous ! »

Il parlait à voix basse, bien qu'il n'y eut personne d'autre qu'eux deux dans le couloir.

« C'est l'escalier des clients, ça ! Prends l'escalier du personnel ! T'es fou ou quoi ! Si Octavie ou Aimé te voit, t'es viré ! »

Il désigna en même temps une petite porte qui se confondait avec les boiseries du mur, plus loin, puis se détourna, grommelant à l'encontre de son collègue, pour retourner à son propre travail. Ianis, remerciant l'individu, fit doucement coulisser la porte, la referma, et emprunta l' “escalier”. C'était une échelle, à peine éclairée par une maigre chandelle. Ça prend moins de place et ça coûte moins cher. Il descendit rapidement, chercha un peu son chemin, saluant d'un signe de tête tous les domestiques très pressés qu'il croisait et qui lui rendaient hâtivement son salut, et finit par trouver la sortie du personnel.

« Ianis ! Où vas-tu comme ça ? Ton service des chambre est fini ? »

Un homme plus mûr et à l'uniforme plus riche venait de s'adresser à lui, le nez surmonté d'un binocle et souligné par une élégante moustache, qui accentuait par le soin qui y était porté la calvitie naissante sur son crâne. C'était visiblement un responsable, supérieur, qu'en savait-elle. Elle rougit malgré elle et il sembla que son masque s'empourpra également.

« C'est que... madame Hautefourchette m'a demandé d'aller lui acheter... »

Vite, vite, une idée !

« … quelques chouquettes, finit-elle par expliquer. Je dois me dépêcher pour arriver avant qu'ils ne ferment... »

Effectivement, il faisait déjà presque nuit. Le responsable haussa un sourcil.

« Pourquoi n'en prends-tu pas en cuisine, tout simplement ?
- Ah, elle a insisté pour que ce soient celles de la boulangerie, vous savez, de la rue... »

C'était une bonne idée mais elle ne connaissait pas Kendra Kâr : curieusement, l'homme en face vint lui-même à sa rescousse :

« Ah, les pâtisseries de la rue Solennel, celles d'Albert Karser... Elle a dû entendre parler de leur réputation, moui. Mais pourquoi n'as-tu pas transmis l'information à Claude ? C'est son rôle, ça.
- Je ne l'ai pas trouvé, répliqua rapidement Yurlungur, et j'avais peur que la pâtisserie ferme. C'est pour ça, je me dépêche ! »

Il parut convaincu par ces quelques explications et, détournant son regard de lui pour le baisser sur quelques papiers qu'il tenait, il lui fit signe de disposer d'un mouvement vif de la main. Yurlungur s'en fut sans demander son reste. Elle se retrouva rapidement au même endroit où elle avait pris l'apparence d'Aurélia, et, vérifiant scrupuleusement qu'on ne l'épiait pas, récupéra sa forme initiale.

Elle haletait. Son cœur battait la chamade : mais elle avait réussi, elle était libre, et Aurélia était morte. Elle avait même réussi à récupérer des bijoux et de l'argent ! Elle songea qu'on pourrait encore la suspecter de l'avoir vue pénétrer dans ce quartier ; il fallait peut-être qu'elle aille plus loin avec l'apparence d'Ianis. Mais en tentant de se métamorphoser à nouveau en lui, elle n'y arrivait plus. C'était comme si les ombres avaient oublié l'apparence de ce pauvre type. Il fallait plus de sang, peut-être ?

Tant pis. Elle quitta rapidement le quartier, en longeant les murs et en prenant un air naturel lorsqu'elle croisait des passants ou des patrouilles. Bien qu'elle ne soit guère connue par ici, elle avait des habits ynoriens et neufs : ils la prenaient probablement pour une jeune nantie de l'auberge qu'elle venait de quitter, et ne se posaient pas de question. À peine l'avaient-ils croisée qu'ils l'oubliaient. La cité était calme et une douce brise marine soufflait... Dans le cœur de Yurlungur, c'était la rage assouvie de la vengeance qui exultait, aussi rouge que le Soleil qui disparaissait à l'horizon.

...

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Heartless
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Re: L'Auberge du Lion

Message par Heartless » sam. 16 janv. 2021 19:38

- Vous en faites pas, les gars. Je vous retrouve dans quelques jours.

Le capitaine fit le premier pas vers l'imposant vaisseau cerné de brume. Ses hommes le regardaient partir avec morosité. Plagg, du haut des voiles bleues du Masamune, pouvait voir le navire d'en face avec un peu plus de clarté que ses compagnons. Le bois était noir et sali, les voiles mal entretenues, leur piètre état servait-il d'avertissement ? Tout était une grande masse noire, éclairée ça et là par de petites torches semblables à des lucioles. Un spectacle évocateur des navires fantômes des légendes, mais ce n'était pas ce qui inquiétait Elias, pourtant le plus superstitieux. Il savait que les hommes à bord de ce navire, à l'exception peut-être de leur chef, n'avaient rien à voir avec ce genre d'histoires. Étaient-ils humain ? D'apparence, ils l'étaient. Mais en mer, cela ne veut rien dire. Le vieillard savait mieux que quiconque à quel point le sel marin pouvait assécher les cœurs. Iguru mit les pieds sur le pont, contrairement à son habitude, pour regarder une dernière fois le dos du capitaine Thunderhead, qui disparaissait dans les entrailles de la bête aux voiles déchirées.

- Pourquoi y s'en va ? Le capitaine. demanda-t-il.
- Régler des comptes, qu'y m'a dit. répondit l'ancien.

Le ponton se replia, et le crépitement des torches laissa place au calme de la brise. Du haut du grand mât, Plagg voyait partir le sombre galion avec son capitaine. Il se balançait distraitement de cordage en cordage, rongé par le doute. Iguru leva la tête. Son regard croisa celui du gabier. Elias se retourna, tapotant sur son épaule.

- Reste pas là à te cailler les meules, fiston. Y va rien lui arriver, au vieux Gallion.

Il commença à marcher vers les dortoirs. En l'absence du capitaine, c'était à lui d'apaiser les esprits.

- ... et Sirius alors ?

Elias s'arrêta. Plagg cessa de s'emmêler dans les cordages. Iguru ne quittait pas le galion qui avait emporté Thunderhead des yeux. Le silence avait duré jusqu'à ce que ce navire disparaisse à l'horizon.

- Au pieu, vous deux. Tant que la mer est calme.

Un vent sinistre se mit à souffler sur les côtes du Nirtim, cette nuit-là, et l'équipage du Masamune ne parvint pas à trouver le sommeil.

À l'autre bout du continent, Sirius Heartless, directeur de la Confrérie d'Outremer, profitait d'un bain chaud dans sa suite à l'Auberge du Lion de Kendrâ Kâr. Lui aussi laissait ses pensées voguer sur les reflets dans l'eau. Le grincement d'une porte se fit entendre, et avec sa permission, la femme de chambre entra pour changer ses draps. Le borgne reconnut la pipelette au son de sa démarche.

- Alors, sire Heartless, l'eau est-elle à votre convenance ?
- Ça manque un peu de tempêtes et de monstres marins mais à part ça, j'suis bien.


Il espérait que la conversation s'arrête là, mais bien entendu, la bonne dame ne pouvait s'empêcher de faire la conversation.

- Il s'est bien passé, votre petit voyage d'affaires en Nosvéris ?
- C'était pas tellement un voyage d'affaires.
- Oh, une petite croisière pour le plaisir, alors ?


Heartless se retint d'en appeler à une quelconque intervention divine alors qu'il regardait le plafond vernis. Il s'était rappelé de la promesse qu'il avait faite aux habitants de Nosvéria. Ils étaient pour lui comme une seconde famille, mais chaque visite était mélancolique.

- Mmmh... Il y a une ville gelée à Nosvéris, haut dans les montagnes. À chaque Hienbless, ses habitants reviennent à la vie et festoient pendant un jour et une nuit, puis ils redeviennent de glace.
- Mh-mh. Bien sûr, bien sûr...


Sirius ressentait une vive envie de lui claquer les deux joues, mais il jugea plus sage de s'enfoncer dans son bain, exaspéré. La femme de chambre s'occupa des draps et emmena le sale avec elle. Cependant, elle s'arrêta un peu avant de prendre la porte.

- Oh, au fait, vous avez reçu du courrier. J'ai posé tout ça sur la table basse. Bonne nuit, sire Heartless !
- Ouais, ouais, bonne nuit.


Il entendit la porte se fermer. Un amas de bulles surgit d'entre les jambes du pirate.

- J'avais oublié qu'on parle avec son cul dans ce pays... URGH !!

Heartless se recroquevilla soudain de douleur. Tout lui faisait mal. Sa tête, ses extrémités, son cœur. Sa vision se tordait, le trahissait. Il tomba de la baignoire, laissant une flaque mousseuse s'étendre jusqu'aux rideaux. Il rampa jusqu'à ses affaires, en quête d'un alcool fort pour lui redonner courage, lui faire oublier la douleur. Après quelques minutes, ses gémissements laissèrent place à une respiration chaotique. Il regarda la paume de sa main. La marque noire était revenue, plus nette encore. Elle n'était jamais vraiment partie. Il ne connaissait pas son origine, mais une chose était sûre : elle le sapait peu à peu de ses forces. Un vent glacial souffla par la fenêtre ouverte. La souffrance passagère l'ayant laissé, seule la faiblesse subsistait. Heartless se hissa jusqu'à sa couche et laissa le sommeil s'emparer de lui.

Le monde était fait de craie, et le ciel avait dévoré toute lumière. Devant un dessin d'enfant, une maison sans doute, composé de deux triangles côte-à-côte, un grand et un plus petit, un petit homme attendait. Une grande personne sortit de la maison, ses habits blancs salis par la boue et d'autres choses encore, sa posture paisible, son visage perplexe.

- Vous l'avez sauvée ?

La figure blanche secoua la tête.

- Comment ça, vous pouvez rien y faire ? Vous êtes médecin, non ?!

La figure blanche s'éloigna.

- Pas en votre pouvoir ? Où vous allez comme ça ? Qu'est-ce que c'est censé vouloir dire ?!

Le petit homme prit un bout de craie et le jeta sur la figure qui disparaissait dans l'horizon.

- Espèce de menteur ! Escroc, incapable ! Revenez plus jamais, vous m'entendez ?!

Le petit homme continua à proférer des injures pendant des heures et des heures. Il était seul, désormais, les yeux humides, les poings serrés.

- Qu'est-ce qu'on a fait de mal ? Qu'est-ce qu'on a...

Il se laissa tomber à genoux. La craie se mêla au ciel, la maison disparut, l'enfant aussi, le monde entier était gris.

Heartless se débarrassa de l'oreiller qu'il avait sur le visage. Sa chambre était en désordre. La marque noire, indélébile, continuait de le narguer.

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